Roman Vishniac

Kaddish pour un monde disparu

Ne pleure pas, ne pleure pas, petit orphelin,

Garde tes larmes même si tu es malheureux.

La vie ne t’apportera que des souffrances,

C’est pourquoi il n’est pas bon que les larmes manquent.

Tu en auras un jour bien besoin

Quand ton cœur sera prêt à déborder

Laisse couler de tes yeux une larme.

(Berceuse yiddish)

Roman Vishniac est ce photographe qui aura, par ses images uniques et prémonitoires, « chanté » les berceuses pour tout un peuple anéanti.

Roman Vishniac (1897-1990) n’est certes pas le plus grand photographe de son temps, mais avec ces plus de 6000 clichés de ce monde englouti, il aura laissé le plus puissant des témoignages sur un monde perdu, massacré : les communautés juives d’Europe de l’Est avant la Shoah.

Et il occupe une place emblématique dans notre imaginaire, en tant que témoin historique de l’Europe orientale, un témoin empathique, bouleversant, qui pendant trois années, de 1935 à 1938, a été l’arpenteur des misères et des drames à venir.

Et il parcourt sans relâche les ghettos et les villages de Pologne, de Lettonie, de Lituanie, de Tchécoslovaquie et de Roumanie.

Et quasiment tous ceux qui sont sur ses photos, vieillards, marchands, petites gens, rabbins, et surtout des enfants, ont été assassinés par la barbarie nazie et l’indifférence des autres. Ces images restent devant nous à jamais. Il a capturé leur humble vie, et même après la Shoah et leur disparition, ils sont là innocents, et nous demandent des comptes.

Ils nous regardent encore maintenant droit dans les yeux.

Au travers de ses images souvent dérobées, Roman Vishniac a édifié la dernière berceuse pour tous ces enfants juifs partis en cendres dans les nuages.

Et avec eux cette langue extraordinaire, le yiddish, langue du quotidien de toute une communauté.
Nous sommes là debout, dans nos recoins sombres ni vus, ni connus, seuls…. et nous martelons de nos tristes doigts au-dessus de vos têtes pour vous rappeler que nos vies, elles, se sont flétries avant même que les blés n’aient mûri, avant même que l’avoine ne soit prête à couper. (Le Troubadour Itsik Manguer).

Et Roman Vishniac aura été un de ces troubadours qui aura rendu compte, avec ses images poignantes, du destin d’un peuple.
Nuit et pluie, nuit et vent, flammes lâchées sur les vivants pour faire l’humus de la terre, enfants brûlés et hommes traqués comme des chiens. Tout cela est prémonitoire, les catastrophes à venir semblent déjà se lire en filigrane dans sa quête photographique.
Ce qu’il demeure de l’identité des juifs d’Europe Centrale reste vivant grâce à lui, et aussi aux poètes yiddish et à Bashevis Singer.
Rappelons-nous que presque 3,2 millions de juifs vivaient alors en Pologne, avec une culture religieuse et quotidienne préservée pendant cinq siècles. 2,8 millions furent anéantis, dont 2 milliions dans les camps d’extermination.
Roman Vishniac nous montre la béance de leur absence après la Shoah.

Parti de façon rocambolesque en Pologne et autres pays de l’Europe Centrale, pour exécuter une commande de l’organisation juive américaine Joint, afin d’effectuer un travail de mémoire et lever des fonds pour aider ces juifs, une sorte de recensement de l’état misérable des juifs en ces pays, dans leurs ghettos, dans leurs shtetls, il dépasse cet objet et bâti une fresque unique et profondément émouvante.
Mais il fut aussi celui qui au risque de sa vie, et de celle de sa fille Mara, a eu le courage insensé de photographier le Berlin des années de plomb nazies dès 1933. Lui prenait Hitler au sérieux et pressentait ce qui allait advenir.
Ensuite ce fut New York, les témoignages, la microphotographie.

Il est le témoin qui témoigne pour les témoins disparus, et il épouse le destin des juifs du XXe siècle.
On croit le connaître, car ses photographies du monde juif si près de sa disparition, ont fait le tour du monde, grâce à la parution en 1984, pour la première fois de son vivant, de son livre « Un monde disparu » préfacé par Elie Wiesel, mais son œuvre dépasse cela et il est en fait un maître de la photographie de son siècle, qui, de Berlin à New York, a laissé tous les cailloux de ses clichés en noir et blanc de 1920 à 1975.
Tel un visionnaire, il devinait le péril majeur que la montée du nazisme faisait courir au peuple juif.
« Je sentais que ce monde allait être happé par l’ombre démente du nazisme et qu’il en résulterait l’anéantissement d’un peuple ».

Témoin extraordinaire il a fait sien l’injonction de Paul Celan

Toi aussi parle

parle comme le dernier

dit ton message

Parle -

Mais ne sépare pas le oui du non

Donne aussi le sens à ton message :

donne-lui l’ombre.

Et lui, plus tard entre 1950-1970, le photographe scientifique de l’infiniment petit, aura été infiniment grand en immortalisant tous ces visages.

Lui le portraitiste réputé des célébrités demeure parmi nous par ses captations, presque à la dérobée, de tous ces êtres déjà en marche vers leur anéantissement. Lui l’héritier du modernisme et de l’avant -gardisme de Weimar des années vingt, devient celui du temps figé des juifs, le scribe du mal à venir.Lui dont l’œuvre et si diverse, n’est statufié que par un moment de sa vie assez court de photographe, son témoignage unique et bouleversant sur un monde disparu.Il est cela et bien plus que cela.

La traversée du temps

La vie de Roman Vishniac est une véritable traversée du temps, d’exil en exil. De Saint-Pétersbourg à Moscou, de Berlin aux voyages en Europe de l’Est, puis la fuite à Paris, puis de Lisbonne à New York. Et ce temps il l’a restitué, conservant la mémoire de Berlin, des villages juifs de Pologne, de la ville de New York, et de tous les paysages imaginaires entrevus au travers de son microscope en photographiant les animaux vivants.

Roman est né dans la datcha de ses grands-parents le 19 août 1897, à Pavlovsk, dans la banlieue de Saint-Pétersbourg et il a grandi à Moscou avec ses parents. Son père avait fait fortune en Russie dans la fabrication de parapluies.
Dès son jeune âge, il avait une inclinaison particulière envers la photographie, les déguisements. Il était fasciné par les microscopes et avait réussi à coupler une caméra primitive avec la lentille d’un microscope pour prendre des photos dès l’âge de 7 ans.

Quand la vie est devenue insupportable en Russie soviétique, du fait de l’antisémitisme virulent encouragé par la Révolution russe, Roman Vishniac, habillé comme un bolchevique, a réussi à avoir un laissez-passer de sortie pour toute sa famille, signé par Trotski lui-même.
En 1920, il émigre donc à Berlin. Il a épousé sa première femme Luta Bagg, avec qui il a eu deux enfants, Wolf et Mara.

Lorsqu’ils s’installent à Berlin, après avoir vendu les quelques bijoux de famille de sa mère, ils se sont retrouvés dans la pauvreté. Son père était malade et s’est effondré. Roman Vishniac, un peu plus de vingt ans, a dû s’occuper de toute sa famille. Il a travaillé dans une laiterie, une compagnie d’assurances, un magasin de machine à écrire, une usine automobile. D’une certaine manière il a réussi à poursuivre des études universitaires en endocrinologie, l’optique et l’art oriental.

Il va d’abord photographier le Berlin animé d’avant 1933, avec ses rues pavées, ses tramways, ses voitures noires, ses vélos rutilants, ses enseignes étincelantes de magasins, ses grandes affiches de théâtres et de cinémas. Il a fait le portrait critique et émouvant de sa ville d’adoption, Berlin.

Il baigne dans sa vitalité artistique, son effervescence urbaine. Puis il va montrer comment peu à peu le nazisme rampe dans la ville et finit par tout recouvrir. Commencent par apparaître des croix gammées : une croix gammée peinte sur une vitrine, un drapeau accroché à un balcon, des banderoles nazies fixées dans une rue, des affiches de propagande placardées aux murs de la ville, le passage d’officiers nazis, des commerçants ayant accroché sur leur devanture des insignes nazies…

Vishniac voulait montrer aux yeux du monde la montée du nazisme, et l’alerter.

L’antisémitisme prend progressivement une place majeure dans le travail de Vishniac.
Les Juifs n’avaient pas le droit de photographier, aussi Vishniac sortait parfois déguisé comme un nazi. Il avait aussi une autre astuce pour prendre des photos de la gangrène nazie recouvrant lentement la ville : il sortait avec sa fille Mara, et demandait qu’elle se tienne en souriant devant une affiche antisémite, ou à la porte d’une boutique orthopédique où était annoncé par gros caractères un appareil pour mesurer les différences entre la taille du crâne des Aryens et des Juifs.
Alors que les juifs allemands rejetaient les menaces mortelles d’Hitler comme le délire d’un démagogue, Roman Vishniac, lui fut bientôt convaincu qu’Hitler parlait sérieusement.
Roman Vishniac est alors chargé d’une mission par le Joint, pour récolter des fonds pour les juifs pauvres de l’Europe de l’Est.
De 1935 à 1938, il a visité les villages juifs et les petites villes pour rencontrer les petites collectivités rurales et les banlieues populeuses. Il dépeint de façon unique les paysans, les étudiants des écoles juives, les patriarches à longue barbe, les enfants aux yeux grands et effrayés, les familles entières blotties dans les sous-sols, les vendeurs de rue. Ses photos évoquent le monde des histoires d’Isaac Bashevis Singer.
Après ces premiers voyages, il est retourné à Berlin, où avec l’aide de sa fille Mara, il a développé ses photos dans une chambre noire dans son appartement, les faisant sécher sur le sol de son salon.
Il est aussi chargé de photographier les milliers de Juifs déportés d’Allemagne vers la frontière polonaise.
Dans Zbaszyn, à la frontière entre l’Allemagne et la Pologne, en décembre 1938, il a réussi à se faufiler dans la boue et la neige dans un camp : le camp des Juifs polonais expulsés que le gouvernement polonais ne voulait pas accepter. Il a quitté le camp en sautant par-dessus la clôture avec sa valise, et envoyé ses photos à la Société des Nations, qui ne bougea pas.
Ensuite il va aller aux Pays-Bas pour photographier un camp de préparation agricole des juifs allemands qui voulaient émigrer en Palestine.

Pour sortir les négatifs de Berlin, là où en tant que photographe juif il était menacé, son père en transporta beaucoup à Paris, puis son ami Walter Bierer en sauvera une grande partie.

Dès la nuit de cristal en 1939, la vie est devenue plus difficile pour les Juifs en Allemagne, il va donc tenter de partir. D’abord à Nice où sont réfugiés ses parents, puis à Paris en 1939 où il s’installe comme photographe indépendant.
Il avait fui l’Allemagne avec un passeport estonien. Mais l’occupation soviétique des pays baltes a fait de lui un apatride, et le gouvernement de Vichy l’a envoyé dans un camp pour étrangers indésirables, le camp de Du Ruchard, un camp de détention près de Gurs. Il reste prisonnier pendant trois mois.
Il avait juste eu le temps, quelques jours avant, de confier ses négatifs à son ami Walter Bierer qui avait promis d’essayer de les transporter hors de l’Europe.
Pendant ce temps, Luta, sa femme, va lutter pour obtenir un visa américain. Enfin, à la fin de novembre 1940, après tout le travail acharné de Luta, un visa a été accordé et Vishniac a été libéré. La famille est réunie à Lisbonne, où ils attendent le bateau vers les États-Unis.
Ils sont arrivés à New York le premier janvier 1941.

Pour la troisième ou quatrième fois, il a dû commencer une nouvelle vie dans un autre monde inconnu de lui. Il parlait russe, allemand, français, polonais, slovaque, ruthène italien, mais il était perdu, car il ne savait pas du tout l’anglais.

Le sort des négatifs aura été plus compliqué. Walter Bierer les emporta avec lui à Cuba, où il a été interné pendant six mois. Quand il a finalement obtenu un visa américain, et est arrivé à Miami, les négatifs ont été confisqués par les agents des douanes américaines en 1942, mais ils ont été rendus à Vishniac à New York.
Mais sur les 16000 clichés qu’il affirme avoir pris, seuls à peine 2000 auront été sauvés.
Il ouvre un studio de portrait et essaie de se faire connaître comme photographe scientifique.
À New York, Vishniac s’est efforcé de présenter ses images de pauvres Juifs d’Europe orientale au bord de la destruction. Il fut aussi un lanceur d’alerte n’hésitant pas à s’adresser au Président Roosevelt, dans son mauvais anglais et ses belles photos, pour lui demander d’intervenir pour sauver les juifs d’Europe.
À cette époque, il a également travaillé en tant que portraitiste pour soutenir sa famille, et prendre des images bien connues de célèbres personnalités juives, dont Marc Chagall et Albert Einstein.

Il devient citoyen américain en 1946, et effectue plusieurs reportages dans l’Europe de l’immédiat après-guerre. En 1955, ses photographies font partie de la fameuse exposition "Family of Man" créée par Edward Steichen. Son activité de photographe se double d’une carrière scientifique de premier plan. En homme de grande érudition, et grâce à ses recherches et enseignements en biologie et entomologie, il est amené à établir des avancées décisives dans la technique de la microphotographie qui utilise le microscope pour capter les formes vivantes de l’infiniment petit.

Après la guerre, il est retourné en Europe, et a pris des photos dans les mêmes rues de Berlin où il a vécu moins de dix ans plus tôt, ville maintenant en ruines. Sa maison d’enfance à Moscou avait été démolie pour faire place à une expansion de la prison de la Loubianka.

La grande majorité des personnes, représentées dans les plus de six mille photos qu’il avait prises au cours de ses voyages, avait été tuée.
Il va également photographier en 1947 les rescapés juifs, déplacés et en attente de rapatriement.

Il visite ainsi des dizaines de camps.

Au cours des décennies suivantes, il a enseigné et donné de nombreuses conférences, et ses microphotographies et images scientifiques ont été publiées dans de grands magazines comme Life.
Il fut un pionnier en microphotographie vers le milieu des années 1950, inventant des techniques pour prendre « des photos en couleurs de guêpes en vol, de méduses, des algues unicellulaires, des larves d’insectes, du tissu cellulaire de la main humaine, de l’intérieur d’une racine, de la métamorphose des têtards, des cristaux de neige quand le soleil commence à les faire fondre. »

« La Naturem’a expliqué beaucoup de choses que les livres à eux seuls ne pouvaient pas m’apprendre. La science et la nature m’ont donné les heures les plus intéressantes de ma vie. » (Vishniac).

« La Nature, Dieu, ou peu importe le nom donné au créateur de l’univers ressort clairement et fortement à travers un microscope » (Vishniac).
Il est mort à New York le 22 janvier 1990, à l’âge de 92 ans, dans le même quartier de réfugiés européens où il était arrivé en 1941.
Il avait vu tant de choses que, parfois, il attribuait ses propres souvenirs à un grand nombre d’autres personnes.

Ce que ses yeux ont vu

« J’ai pris conscience que la véritable intention d’Hitler était d’assassiner des millions de juifs. Mais ceux à qui j’ai parlé de cette menace ne m’ont pas pris au sérieux »

Plus qu’un travail documentaire exceptionnel sur la ville de Berlin peu à peu envahie par la lèpre nazie, presque insidieusement, ou sur les communautés juives d’Europe de l’Est, avant la Shoah, les images de Roman Vishniac sont une mise en garde de visionnaire sur les malheurs à venir.
Et pour cela il va prendre tous les risques. Ses photos de rue à Berlin avec sa fille Mara pour bouclier, narguent la police nazie. Avant il avait célébré le Berlin des lumières et des ombres.
Ses images bouleversantes de la communauté juive sont à jamais dans nos mémoires. Elles nous hantent encore.
De 1935 à 1938, il parcourt sans relâche les ghettos et les villages de Pologne, de Lettonie, de Lituanie, de Tchécoslovaquie et de Roumanie, et enregistre - dans des conditions extrêmement difficiles - les rites et les modes de vie traditionnels de ces populations.

Et il fallait un courage et une volonté hors du commun :

« Personne ne voulait m’aider, j’ai dû faire cela seul, marcher à pied des jours et des jours avec un sac à dos très lourd comme seul bagage. Il fallait que je le fasse. Mes sœurs avaient bien risqué leur vie à l’époque du Tsar Nicolas. Il fallait que je fasse ce que j’avais à faire, à mon tour. En quatre ans, je me suis rendu dans tous les shtetls d’Europe de l’Est et j’ai pris seize mille photos en Roumanie, Tchécoslovaquie, Hongrie, Pologne, dans tous les pays qui n’étaient pas derrière le "Rideau de fer"… avec toujours cette obsession de construire un monument à la souffrance juive… L’exigence majeure, pour un être humain, est de faire ce que les autres ne veulent pas faire. »

Tout ce que ses yeux ont vu semble trop grand pour un seul être humain. Que ce soit la montée inexorable, et applaudie par le peuple allemand, du nazisme dépeint dans ses photos de rue de Berlin, ou ses photos prises entre 1935 et 1938 dans les villages traditionnels de l’Europe de l’Est.

Missionné par l’American Jewish Joint Distribution Commitee, afin de lever des fonds en montrant l’extrême condition des juifs, il avait cru partir pour une courte période, mais il allait pénétrer un autre monde. Lui l’homme qui aimait passionnément la beauté et l’agitation de l’âge d’or des grandes villes des années vingt et trente en Europe, il aura cheminé durement, erré sur les routes inhospitalières qui pouvaient être foulées seulement à pied ou à dos de mulet, à la recherche de villages des communautés juives isolées, vivant dans la religion et la pauvreté.
Roman Vishniac s’est fait passer pour un vendeur de tissu en voyage, ce qui justifiait ses bagages dans lesquels il portait son équipement photographique. Il foulait un monde interdit, déjà condamné.

Un monde dont il n’avait entendu parler que par ses parents, et il croyait en fait photographier sa propre vie de famille, telle qu’elle aurait pu être. Il voulait rendre hommage à son peuple et non pas tirer des larmes sur leur vie. Certes il photographie surtout les pauvres gens pour émouvoir et solliciter des dons, mais il ne sombre pas dans le misérabilisme.
Après trois ou quatre voyages, devant vaincre la méfiance des juifs orthodoxes, il réalisa bien des photos cachées, plus de 6000, en faisant un trou dans son grand manteau d’hiver. Le tout en utilisant la faible lumière disponible.
Avec soit son Rolleiflex, soit son Leica, il aura sillonné bien des endroits improbables, difficiles d’accès. Il a dérobé la vie immédiate pendant trois ans, et l’a redonné.

Il est grand temps que l’on sacheIl est grand temps que la pierre s’habitue à fleurirQue le non-repos batte au cœurIl est temps que le temps soitIl est temps. (Paul Celan, Corona)

« Je veux au moins sauver leurs visages» disait-il, devant ce qu’il pressentait comme inéluctable, lui qui contrairement à beaucoup savait ce qu’Hitler pouvait faire.

Cette photographie, sociale et engagée, s’apparente à de la quasi-photographie documentaire. Pourtant, c’est au regard de ses convictions sociales et dans l’optique de transmettre un message, que Vishniac photographie, de la même façon que Walker Evans ou encore Dorothéa Lange pendant la Dépression américaine.
Mais lui est arrivé à un niveau indicible d’émotions par empathie totale avec ses frères juifs.
« Depuis ma plus tendre enfance, mon principal centre d’intérêt a été mes ancêtres ». Lui qui aura perdu cent un membres de sa famille lors de la Shoah.

« Je suis un complet optimiste rempli de drames. Mon humanisme n’est pas seulement pour les juifs, mais pour tout être vivant. » (Vishniac).

Deux textes de Mordecaî Gebirtig, mis en exergue par sa fille Mara, en regard de ses photos, donnent l’ancrage des images et les éclairent.
Yankele

Endors-toi donc, Yankele mon beau petit hommeTes yeux tes petits yeux noirs, ferme-les !Un petit garçon qui déjà a toutes ses dentsÀ qui sa mère doit encore chanter « ayluli »Un petit garçon qui déjà a toutes ses dentsEt qui bientôt ira à l’écoleEt qui étudiera la Bible et le TalmudUn petit garçon qui éclôt vite en grand éruditNe peut-il pas laisser sa mère en paix toutes les nuits ?Un petit garçon qui éclôt vite en grand éruditEt qui en même temps devient un très bon commerçant,Un petit garçon, un marié beau et intelligentEt qui est trempé comme un ruisseauAllons endors-toi, mon marié beau et intelligentEn attendant tu reposes auprès de moi dans ton berceau,Tant de larmes de mère tu m’arracherasAvant que tu ne deviennes un homme !Endors-toi donc,… (Mordecaî Gebirtig)

Dans le ghetto

Comme des pas sur la route de poussièreFaits par une multitude d’esclaves épuisés,Nos jours et nos nuits sans sommeilS’étirent sans fin dans le ghetto.Les heures passent plus lourdement que le plomb,Chaque minute est pleine de peurs et d’horreurs ;L’on prie que chaque jour passe,Que chaque nuit nous laisse saufs.

L’on ne dort pas, mais on écoute, on monte la garde,Pendant que des pensées terribles viennent à l’esprit -Qui le destin a décidé de ramasser cette nuitPour être leur prochaine victime…

Étendu ainsi, on tremble quandUne porte grince quelque part,Le cœur frissonne quand une souris affaméeGrignote un bout de papier.

Un bras se resserre quand le ventDisperse des bouts de papier dans la cour,Comme un homme muet, l’on prend congé sans un motDe sa mère, de sa femme, et de ses enfants.

Ainsi l’on termine gisant dans la peur et l’horreur,Poussés, déplacés comme de vulgaires esclaves -Ainsi passent nos jours,Nos nuits sans sommeil.

Cracovie, mai 1942 (Mordecaî Gebirtig)

Gil Pressnitzer

Source : site Roman Vishniac Archive International Center of Photography :Site Roman VishniacChildren of a Vanished world Roman Vishniac ; Mara Vishniac Kohn
Roman Vishniac, textes de Maya Benton, Photopoche, Actes Sud

Toutes les photographies sont sous copyright de sa fille © Mara Vishniac Kohn, courtesy International Center of Photography.

Bibliographie

En anglais

Polish Jews : a pictorial record Roman Vishniac; Abraham Joshua Heschel, (1965).
Roman Vishniac, (1974). Centre international de la photographie New York
Roman Vishniac Darilyn Rowan, (1985). Arizona State University School of Art
A Vanished World, Roman Vishniac, Avant-propos par Elie Wiesel. Farrar Straus Giroux (octobre 1986)
To Give them Light: The Legacy of Roman Vishniac (1993), Notes biographiques par Mara Vishniac Kohn, édité par Marion Wiesel
Children of a Vanished world Roman Vishniac; Mara Vishniac Kohn; Miriam Hartman Flacks, (1999).
Roman Vishniac’s Berlin (2005) James Howard Fraser, Mara Vishniac Kohn et Aubrey Pomerance pour le musée juif de Berlin

En français

Roman Vishniac par Maya Benton, Actes Sud Editions (2014)
Collection : Photo Poche
Rencontre avec Roman Vishniac de Monique Atlan Editions Le Manuscrit / Manuscrit.com (2006)