Saul Leiter

Le flâneur d’un monde flottant

Pour comprendre l’univers si particulier du photographe américain Saul Leiter, il faut aimer les reflets des vies dans les flaques du temps, les buées qui montent parfois des gens, toutes les histoires d’un jour que l’on pourrait imaginer à partir de ses photos. Il faut aussi aimer le peintre Marc Rothko, car bien qu’il travaillât aussi bien en noir et blanc qu’en couleurs c’est la vibration intérieure qui sourd doucement entre tendresse et solitude.
Photographe sans domicile fixe, à savoir non figé dans un studio, c’est dans les rues de New York au début des années 40 qu’il va peindre, car sa photo est avant tout peinture, les gens qui passent, les rues qui mènent au fond de nous-mêmes.
Arpenteur infatigable des rues new-yorkaises, pendant plus de vingt ans, sa créativité s’est surtout épanouie de 1947 à 1960. Il fut l’un des tout premiers à utiliser la couleur pour dépeindre l’univers des rues d’habitude dévolu au noir et blanc comme dans un film policier.

Sa façon de cadrer n’appartient qu’à lui. Décalée, hors norme, ne respectant aucune des règles d’or des 2/3 ou autres, il assemble des éclats de vie comme des morceaux de verre, comme des billes transparentes de rêves. Peu lui importe de montrer ses sujets en entier, seuls les fragments intimes sont pour lui signifiants, révélateurs.

Ce n’est pas un architecte des formes, mais un magicien des atmosphères, du rendu des morceaux épars de l’humanité. Les lignes d’horizon sont pour lui celles des contes que l’on porte en soi.
Encore peu connu en France malgré une exposition à Paris en 2008, il se complaît dans cet anonymat qui le protège. Pourtant le MoMa le célébrera deux fois, en 1953 et en 1957.
Que ce soit dans ses mystérieuses photos noir et blanc, qu’il tirait lui-même en prenant un soin jaloux des dégradés de gris et de noir, ou dans ses photographies en couleur, où la palette de Rothko se devine, par ses couleurs chaudes, sensibles, venues d’ailleurs, Saul Leiter a inventé des portes ouvertes vers un entre-deux mondes.

Rothko et Saul Leiter

Il compose en fait chaque photo pour restituer une ambiance, un moment marquant à jamais. Ainsi pour aller vers lui il faut aimer peut-être plus les arts plastiques que la photographie.

Entre le monde des silhouettes qui s’évanouissent à peine le temps d’un passage, des vitrines de magasin moins réelles que les reflets qui se projettent sur elles, des attentes solitaires de pauvres gens, de formes qui deviennent indéfinies, Saul Leiter nous parle d’un univers non pas en expansion, mais en flottaison.
Saul Leiter est le photographe d’un monde qui flotte. Il n’y a pas vraiment de photos, mais que des visions mystérieuses, sans les contours du réel. Il est un peintre expressionniste abstrait, plus qu’un photographe.

Il suggère, il nous parle des lisières des mondes, des signes énigmatiques qui sont traces de vies à venir ou antérieures.
D’un monde mélancolique où nous ne pouvons que passer furtivement. Pour Saul Leiter la réalité doit être franchie, dépassée. Elle n’est qu’une allusion, plus qu’une illusion. Il va rester un flâneur des émotions qui affleurent.
Regarder une photo de Saul Leiter est presque un acte de méditation, de contemplation.
Cela demande d’accepter de se voir soi-même dans les pavés-miroirs de ses images. Josef Sudek aura un regard assez proche.

Une vie anonyme

Être inconnu m’a toujours paru une position confortable.

Saul Leiter est un être discret qui aura toujours refusé la notoriété, la reconnaissance. Il vivait marchant dans les rues sous la pluie, sous la neige, sous les rêves des gens, et observait jusqu’à ce que quelque chose monte de la surface des êtres.
ll dit aussi, en quelques phrases, ses blessures : un père, ­rabbin à Pittsburgh, qui n’accepta jamais que son fils embrasse la carrière d’artiste. « Enfant, j’ai été habitué à consacrer mes journées à l’étude. Levé à 5 heures du matin, je m’effondrais au lit le soir. J’ai découvert l’art à la bibliothèque, dans les livres, Picasso, Bonnard, mais aussi les estampes japonaises, les textiles péruviens, l’expressionnisme allemand. Tout m’apparaissait brusquement. »
On dira seulement qu’il est né en 1923 à Pittsburgh, Pennsylvanie. Son père rabbin voulut en faire également un rabbin et jusqu’en 1946 il suit des cours de théologie talmudique. « Mon père et mon grand-père étaient des rabbins. J’ai étudié la théologie et quand je revenais de chez mon grand-père, je pouvais répondre à des questions pointues ». Il oubliera tout cela. N’étant pas devenu rabbin, il rêva de devenir un humble Dieu del’image.

Il s’échappe donc, maudit par ses parents, à New York à 23 ans, en 1946. Il s’y installera durablement

Il va rompre toutes ses attaches, communautaires, familiales, géographiques, religieuses, pour partir à New York, pour devenir adulte, mais surtout devenir artiste. Et artiste pour lui amoureux de Bonnard, c’était avant tout devenir peintre. Il sera photographe. Mais pour autant il ne revendique aucune place dans l’histoire de l’art. « Je suis un photographe à reculons ». Il ne comprend pas pourquoi on voudrait l’exposer, il n’a fait que passer dans cette vie. Il est un photographe de passage. D’où sa passion à regarder les passants, leurs gestes, leurs reflets. Il préfère ne pas se souvenir de ses travaux alimentaires en photographie de mode des années 1950 jusqu’au milieu de 1980 pour les magazines Esquire, Nova, Harper’s Bazaar.

«J’ai vraiment commencé comme photographe de mode. On ne peut pas dire que j’ai réussi, mais il y avait assez de travail pour me tenir occupé. J’ai collaboré avec le HARPER’S BAZAAR et d’autres magazines. J’ai eu du travail. C’était une façon pour moi de gagner ma vie. J’avais besoin de payer ma facture d’électricité et mon loyer et j’avais besoin d’argent pour la nourriture. Dans le même temps, j’ai pu faire mes propres photographies. »

Peintre au début sous l’influence de Richard Pousette-Dart, il mène de front des recherches photographiques, aidé par W. Eugene Smith, mais en autodidacte, et le choc d’une exposition d’Henri Cartier-Bresson au MoMa en 1947. En 1948 il commence à prendre des photographies en couleur. Mais avec des films périmés, ce qui lui procure d’heureuses surprises.
Il ne se considère pas vraiment comme un photographe professionnel : « En réalité, je n’avais pas été préparé à vivre par moi-même dans ce monde ». Pourtant il en est un des fleurons essentiels. Il reste touchant d’humilité. Il lui en faudra, car il va tomber dans un total oubli pendant cinquante ans, et ses travaux personnels sont restés au fond de ses tiroirs et puis même si on les voyait parfois, elles paraissent énigmatiques, mystérieuses, hors des courants en cours. Ni le public, ni ses pairs, ne s’intéressent à sa création.
Il ne commence à tirer ses nombreuses diapositives qu’en 1990 !

«J’ai passé une grande partie de ma vie en étant ignoré. J’en étais très heureux. Etre ignoré est un grand privilège. C’est ainsi que j’ai appris à voir ce que d’autres ne voient pas et à réagir à des situations différemment. J’ai simplement regardé le monde, pas vraiment prêt à tout, mais en flânant. » Il n’a appartenu à aucune école, aucun mouvement. Il aura préféré boire son café et écouter de la musique, que faire sa promotion.
Une seule galerie, la galerie new-yorkaise Howard Greenberg, croit en lui et depuis il est reconnu pour ce qu’il est : l’un des très grands maîtres de la photographie, un Marc Rothko de l’image.

Sans le vouloir, il sera « un iconoclaste tranquille », sans narcissisme. Il dira : le miroir n’est pas mon meilleur ami.Mais ses photos sont des miroirs, cela suffit.

Une magie du flottement

« Je n’ai pas de philosophie de la photographie. J’aime juste prendre des photos. Il me semble que des choses mystérieuses peuvent prendre place dans des lieux familiers » Neige et buée, perte des apparences, tout concourt à évider le réel de sa chair triste. Et si les apparences résistent alors il joue sur la profondeur de champ, rendant flou soit le premier plan, soit le fond de l’image.
Ce n’est pas lui qui appuie sur le déclencheur, mais ses sentiments qui à un moment lui dictent l’acte photographique. Il compose plus des tableaux que des photos. Avec le besoin de figer un instant les instants fugaces, quitte à les rendre méconnaissables. Car souvent ses images dérivent vers l’abstraction. Souvent elles sont verticales.
Il se sert des éléments, pluie, neige, buée, reflets, couleurs réfractées, des silhouettes anonymes qui disparaissent à peine entrevues, et des enseignes qui renseignent par leurs échos d’images. Dans une sorte d’univers cotonneux, sans angles vifs, sans violence apparente, il nous redonne un New York étrange, inédit, tamisé, poétisé.

Ses photos traversent les miroirs et déversent des averses de poésie.
Entre Rothko et Bonnard il trace un doux chemin, presque un murmure photographique. Ses photographies construites comme des peintures anciennes, avec la patience infinie des petites touches, des détails, de la lumière douce méditative, sont uniques. Elles racontent toutes des histoires intérieures qui ne sont pas dites, et qu’il nous appartient d’imaginer. Elles sont scénographies.
Il sait aussi rendre la force plus frontale des portraits, des visages, la vérité discrète de la photographie de rue.

Sa grammaire lui est propre avec ses perspectives décalées, ses cadrages curieux, un espace refermé sur lui-même. Une grande fluidité parcourt ses photos alors qu’il introduit la confusion du flou, car pour lui « Une touche de confusion est un ingrédient souhaitable ». Une certaine patine du temps s’y inscrit aussi. Certes il assume la longue histoire du peuple juif, mais il avoue : Je ne sais pas s’il y a un lien entre mon œuvre et ma foi. En fait il n’y en a aucune.

Il photographie sans démarche esthétique :
Je n’ai pas une philosophie. J’ai un appareil photo. Je regarde dans la caméra et je prends des photos. Mes photographies sont la moindre parcelle de ce que je vois et qui pourrait être photographiée. Elles sont des fragments de possibilités infinies.

Plus qu’un autre versant de New York ou de Paris qu’il a aimé, c’est un autre versant de la photographie qu’il a magnifié, sans bruit, sans tapage.
Ce vieil homme de 89 ans laisse des photographies enfouies sous des miettes précieuses d’existence. Il est celui qui parle aux moments indécis, des interstices entre les temps, où rien ne se passe. Il semble aplatir le destin. Tout n’est qu’échos et ricochets.
Leiter capture les illusions de passage de la vie quotidienne, qu’il rend tout en résonances poétiques.

Il est fort possible que mon travail représente une recherche de la beauté dans les endroits les plus prosaïques et ordinaires.
Sa recherche est une alchimie entre l’onirisme du suggéré, du flou, de la netteté fugace.

Il a su saisir la silhouette de la beauté, entre ombre et transparence.

Gil Pressnitzer

Bibliographie

Bibliographieen français

Saul Leiter, dans la collection « Photo Poche», Actes Sud, 2007
Saul Leiter, exposition Fondation HCB, Catalogue publié par Steidl,
Saul Leiter, introduction d’Agnès Sire, entretien avec l’artiste par Sam Stourdzé, éd. Steidl, 2008

En anglais

Saul Leiter, Early Color, texte de Martin Harrison, éd. Steidl, 2006
In Living Color : Photographs by Saul Leiter, texte de Lisa Hostetler, Milwaukee Art Museum, Exhibition Gallery Guide, 2006