Vincent Fortemps

Des griffures dans le temps

Étranges sont les voies nocturnes de l’homme, disait Georg Trakl, poète viennois qui écrivait :
Vois une barque lourde de peur coule sous les étoiles,
Sous la face close de silence de la nuit
.

Le monde de Vincent Fortemps porte en lui ses voies nocturnes, et pareillement étranges sont les sentiers nocturnes de ses dessins.
Et son univers, par les sillons, les barques et les tranchées de la mémoire, est empli de zébrures, de paysages noircis par les silences des mots figés en nous.
Dans ce monde aux aguets, immobile et entre brouillard et indifférence, Vincent Fortemps se bat. Il sort les griffes de ses outils, il fouille la terre des souvenirs, il gratte la matière pour lui faire rendre gorge.

Tout semble fragments, et pourtant tout se répond. Il avance entre transparence et opacité par pulsions et intuitions, par strates et profondeur vertigineuse de l’image.
Ce ne sont pas des dessins, car sans cesse jusqu’à la phase finale incompressible, l’aspect change, évolue sous ce qui se révèle peu à peu, s’efface aussi soudain.
Vincent Fortemps est un sculpteur de silence, qui par le geste, l’action vitale, retrouve les traces des sentiers immémoriaux, hantés. Son imaginaire, qui souvent le surprend lui-même, devient le nôtre.

Il y a dans son œuvre comme une étreinte de l’ici-bas, si loin des lointains en marche sur la peau froide du monde, chez lui le ciel est sur terre, un ciel de traîne lourd des dires des choses et des lieux, de tout ce qui surgit quand la réalité poreuse se frotte à nous, elle pauvre chat errant et mendiant qui nous regarde.

Les brouillards débordent et montent, insensiblement, inexorablement, comme dans les planches faites pour le livre Par les sillons.

Les dessins de Vincent Fortemps nous étreignent et infusent en nous.

Ses dessins sont comme des actes de vigilance face à un monde en lambeaux. Griffures après griffures, il résiste pied à pied contre l’oubli, dans l’espace de sa main. Toutes les vies fugitives, entr’aperçues parfois dans ces tableaux, semblent en partance dans un monde en pente.

Et elles nous parlent de la mémoire d’avant la mémoire, de tous les noms effacés par les guerres, les meurtres, et la nuit obstinée qui nous pousse dans son ombre. Parfois il décrit dans son tout premier livre Cimes, une sorte de village, empalé dans sa routine des jours, avec des hommes fuyants, des notables fantomatiques, des fanfares sans harmonie, une femme nue qui attend et se baigne dans ses souvenirs.

Flous dans le grincement des abandons, l’humanité semble se vider sur ses pages. Chaque goutte de son encre se souvient de nous, chaque gris répandu, chaque noir qu’il tient dans sa paume, nous ramène à un commencement des choses et des êtres.

Et « son chant survit dans la maison nocturne des douleurs ».

Et des clôtures chez lui entourent l’infini. Il est le traducteur hypersensible des réactions qu’il ressent face à ce qu’il voit.

Il a le nez collé à la vitre de l’imaginaire, et la buée de ses souffles en donne les contours.

Trajectoires de Vincent Fortemps

Vincent Fortemps est un auteur et éditeur de bande dessinée, belge.
Il est aussi musicien, photographe, graphiste. Il est né en 1967, et passe toute son enfance dans un village du Brabant wallon. Là où se pendent les canaux dans des cieux si bas. Il étudie à l’Institut des Beaux-Arts de Saint-Luc. Et au départ il n’était pas un dessinateur de bandes dessinées, mais plutôt porté vers l’illustration sur gravure, et puis il va donner un sens à ces planches qui semblaient pouvoir rester autonomes, et qui deviennent narratives suivant leur rassemblement, leur montage.

Il a formé des collectifs, pour briser l’emprise de la chape des monuments de la BD belges, qui comme Hergé, écrasait toute la nouvelle création.
Avec des amis ils forment le collectif Frigoproduction, dans les années 80, qui commence à publier chez Atoz, et ensemble ils fondent en 1992 les éditions bruxelloises Fréon, puis Frémok en 2002. Et la revue qui porte ses idées sera d’abord la revue annuelle Frigorevue, 4 numéros parus de 1992 à 1995, puis la bimestrielle Frigobox. Ce n’était pas un cénacle pour la bande dessinée, mais une rencontre d’utopie commune entre auteurs, voulant mettre en commun leur besoin d’énergie et de liberté. Le vecteur fut un atelier de gravure et des idées nouvelles.

La profession de foi du collectif est éclatante :
[...] Le désir, le désir, bon sang ! S’il n’y avait qu’un mot à retenir, ce serait celui-là. À la place des murs, mettre des pages. Effeuiller les cloisons. S’introduire, demeurer, en intrus. Sur le métier, sans cesse remettre l’ouvrage. Percer l’abcès des écritures. Faire face au danger de voir, lire entre les lignes. Déchiffrer, défricher. Courir plus loin, comme un cheval sans tête. Libre. Ah, qu’est-ce que c’est qu’être libre aujourd’hui ? Une délicate opération. À ciel ouvert. Une expérience permanente. ENTREZ. (2006).

C’est par la gravure et le besoin de dessiner à tout prix, et non pas de raconter des histoires, que Vincent Fortemps peu à peu a trouvé au travers des planches autonomes un lien narratif. C’est la matière, le dessin, qui l’ont poussé « à dire des choses », donc à pénétrer dans le domaine de la bande dessinée.

Par la maîtrise de l’impression, par la technique trouvée par « accident » du papier transparent au lieu de la plaque de gravure, le monde si singulier de Vincent Fortemps s’est mis en chemin par la réalisation de livres. Mais il n’écrit jamais à l’avance un scénario, c’est l’agencement des planches qui suscite l’histoire. « C’est en dessinant sans trêve que le mouvement se crée ». Et ainsi le montage s’opère, s’impose.

Et nous nous reconnaissons dans cet entre-monde qu’il découvre en même temps que nous et qu’il nous révèle comme notre propre histoire que nous ne soupçonnions même pas.
Il ne dessine pas pour dessiner, n’a pas de carnet de croquis, mais marche au désir et à l’action du dessin.

Il est un être en tension permanente.
De plus en plus il se passionne pour les performances, qui deviennent des moments fascinants où les mouvements de la pensée, l’action créatrice, s’incarnent sous nos yeux. Avec sa machine non pas infernale, mais magique de « machine à dessins animés », la Cinémécanique, qui lui permet de projeter en vidéo l’acte du dessin, que l’on peut suivre la venue au monde, avec ses mouvements, ses retournements, ses effacements, ses évolutions multiples.

Cette machine inventée avec son ami Christian Dubet en octobre 2001, dans les locaux de la Fonderie du Mans, est devenue le prolongement de sa création. Une sorte de recréation du cinéma d’animation, restitué dans des forces primitives et hallucinatoires.
Ainsi en 2003 il a travaillé avec le chorégraphe François Verret sur une adaptation dite « Chantier Musil» de L’homme sans qualités de l’écrivain viennois Robert Musil. Il a aussi participé à Contrecoups avec le même chorégraphe.

Depuis il multiplie les expositions, les performances souvent avec ses amis du collectif Ultimo Round, qui ponctuent son travail en direct, en prolongeant l’atmosphère obsessionnelle de ses dessins. Et les sons bougent tout autant que ses dessins. Toutes les magies, les retours, les avancées, les effacements parfois, du dessin en train de se créer se déroulent comme au travers d’une lanterne magique. « Une machine à dessins animés » qui dévoile les strates sans fin de cette terre où nous passons. En 2005, ils donnent Bar-q-ues, adaptation animée de La Digue. Fortemps réalise des performances au Centre Georges Pompidou (2005), à la Fondation Cartier (2009) ou encore au Grand Palais (2009). Son collectif français Cinémécanique lui permet de donner des « performances musicales et dessinées ».

Il vient d’entreprendre des œuvres nouvelles en croisant son travail avec le maître-verrier Jean-Dominique Fleury, qui lui avait déjà travaillé avec Pierre Soulages et Miquel Barcelo. Six mois de compagnonnage, de lutte avec cette nouvelle technique d’une matière qui s’évapore, qu’il faut marier avec le verre malgré sa fragilité d’encre virtuelle, avec d’incessants allers-retours avec les fourneaux, ont abouti à ce résultat digne d’un alchimiste : la pierre philosophale d’une image finie. Deux univers de transparences et de lumière se sont fécondés, et la transposition semblait évidente entre le trait noir du dessin de Fortemps, et l’usage de cette sorte d‘encre de chine qu’est la grisaille. Et dans ces images ainsi conçues par la matière déposée ou effacée pour être remise différemment sur le verre, et passées au révélateur de la cuisson, il nous semble contempler un puits profond, où quelques couleurs daignent discrètement s’immiscer.

Car la couleur n’intéresse pas Vincent Fortemps pour elle-même, elle doit se poser comme par hasard, comme un oiseau sur une branche. Son travail prend appui sur la spontanéité, sur la fragilité, sur l’envol. Aussi la plupart des œuvres magnifiquement mises en lumière par les tables lumineuses, portant les images en totale transparence, avec une belle installation, son « bazar », où se dressent ses statues en cire d’abeille, les objets de son hétéroclite intime, et il tient à l’apport parfois d’un tailleur de pierre qui scande ses mots intérieurs et les dessins, comme une autre batterie de l’intemporel, le travail en cours de Vincent Fortemps.

Comme il s’agit de dessins sur verres, travaillés sur les deux faces, elles prennent une force plus grande que celles réalisées en monosurface, qui n’ont que la surface de notre regard sur ses livres. Pourtant la transparence est déjà là.
La volatilité, l’éphémère, les mouvements de ses dessins habituels ne sont pas figés pour autant. Ils rayonnent plus éclatants et nous saisissent plus fort encore, car les abîmes que l’on devinait déjà s’entrouvrent par la magie de la lumière mise en profonde transparence.

Ces traces figées deviennent une nouvelle aventure, une nouvelle présence, une autre sculpture, des empreintes de matrices immémoriales.

Le chamanisme a opéré encore une fois.

Si Vincent Fortemps a quitté les cieux bas et toujours hantés par les guerres du Brabant, pour le soleil éclatant des Pyrénées orientales où il vit désormais, près du soleil et de la mer, dans un petit village autour de Perpignan, son univers n’a point changé. Et il nous frappe toujours aussi profondément par sa noirceur salutaire, car allant réveiller notre mémoire ancestrale, nos cauchemars parfois, nos somnambulismes toujours.

Cette nature secrète, hostile parfois, est encore là, griffée par les gestes violents de l’artiste. Ses gestes, ses ratures, ses souffles, ont été cuits et recuits dans les grands fourneaux du maître-verrier. Et la magie, sans doute par son passage par le feu, demeure avec cette alchimie intense, angoissante parfois, qui fait l’univers de Vincent Fortemps. Une sorte de cuisine du diable.

Le voir travailler de près dans ses performances avec sa drôle de machine à rêves et à effacements, sa Cinémécanique, qui permet de suivre la création en direct d’images en mouvement qui sont projetées en vidéo sur un grand écran est envoûtant. « Une machine à dessins animés » qui dévoile les strates sans fin de cette terre où nous passons. Il opère, sorte de sorcier des ombres, grattant, crachant son eau intérieure, créant des taches, des bulles, frottant, tailladant, empilant les strates, et ceci est un spectacle chamanique.

Le procédé semble être le suivant : une feuille de rhodoïd, c’est-à-dire des transparents, sur laquelle Vincent Fortemps appose de l’encre noire qu’il travaille ensuite à la main, avec souvent la paume de sa main ou les doigts, au chiffon, à la lame de rasoir, ou tout autre outil, il joue aussi sur les projections d’eau, les raclements. Une caméra placée sous sa table de travail en verre filme et projette l’image en direct sur grand écran.

Un éclairagiste joue avec la focalisation de la lumière et des micros sur la table amplifient les bruits du cutter, du papier, des musiciens, du travail.

Jouant sur l’intensité de la lumière, la vitesse d’exécution, le fractionnement de l’image, Vincent Fortemps fait naître et disparaître des images qu’il modifie sans cesse, jusqu’à ce qu’il juge avoir atteint le bout de son chemin. Son combat avec la lumière et les ombres s’arrête alors.

De cette Cinémécanique, archaïque instrument de plongée au plus profond de nos noirs intérieurs, se projette notre proche lointain, aussi anachronique que cette machine artisanale. Autant en mouvement qu’immobile, une cérémonie mystérieuse se joue sous nos yeux. Et lui, les yeux rivés sur l’écran, désacralise le dessin en oubliant ses mains pour suivre l’animation qui dirige tout. Il fait et il défait, comme pour ses œuvres sur rhodoïd ou sur verre.

En solitaire, pour ses albums, il emploie la technique du crayon lithographique, crayon noir très gras qui ne sèche jamais entièrement, permettant à l’auteur de modifier jusqu’à des années plus tard certains dessins en les humectant. Cette volonté du retouchable semble aussi une lutte contre l’immobilité de la mort.
Il utilise du rhodoïd pour porter ses transes créatives jusqu’à leur aboutissement, et toutes les strates de son univers se posent à la fin du chemin. Il n’écrit pas de scénario, car c’est en dessinant que le mouvement se met en place et qu’une histoire peut naître. Homme du travail sur la transparence, sur le noir et le blanc, et autour de la lumière en réaction avec ce qu’il voit, il dessine comme une épreuve, un combat.

Il dessine par énergie, en acceptant les hasards, les accidents qui l’ont mené de la gravure à l’eau-forte au rhodoïd, en réutilisant des bouts de crayons lithographiques gras traînant par là. À un moment il sait que l’image est en vie, qu’elle est autonome et qu’il faut la laisser ainsi parler au monde, sans rajouter d’autres couches ou d’autres métamorphoses.

En fait il découvre ses images quand elles lui parlent, et sait alors qu’elles peuvent grandir sans lui. Parfois il insère des abstractions pour donner un souffle supplémentaire, un rebond. Pour lui en fait, il faut que les images qu’il fait vibrent, vivent.
La rencontre avec le verre, et donc avec la technique nouvelle de ce travail, avec le maniement de la grisaille faite d’oxydes de fer et permettant le dessin sur le verre, est aussi le fruit d’une rencontre. Et ce lien, ce combat, avec la grisaille permet de revenir sans cesse sur les formes, et ce sur les deux faces du verre.
C’est l’imaginaire qui est en route et permet par intuition de dire qu’il faut cesser de faire et de défaire, de démolir et de reconstruire.

Un point d’équilibre avec les rêves est trouvé, il ne faut plus le briser. Il sait quand il faut laisser en paix une image, car elle vit dorénavant toute seule, suffisamment enclose d’imaginaire.

Mais il n’est pas un homme pressé et il publie peu, sans doute pour mûrir encore et encore son univers grave, nostalgique parfois, tragique aussi, mélancolique en tout cas. Sa patience lui permet de rester en équilibre dans ses rêves qui voyagent en lui.
Il n’est pas seulement un grand artiste plasticien, mais aussi de plus en plus un homme de scène, et il travaille depuis longtemps en direct avec des musiciens, des chorégraphes, des tailleurs de pierre. Le rythme de ses images, si important pour lui, est ensemencé par la musique improvisée ou la danse plus codifiée. La fusion des sons et des images lui permet de transposer dans son univers le cœur battant du monde. De cette effusion, très physique, jaillit un volcan d’énergie.
Pour définir sa trajectoire de matériaux en matériaux, gravure, rhodoïd, machine à dessins animés et verre, il parle d’« accidents », sorte de rendez-vous du hasard qui le met en route vers d’autres moyens, sans jamais perdre sa ligne d’horizon. Et un climat particulier s’instaure, un nouveau pays s’installe où nous serions partie prenante.

Le chant obstiné du silence et du cri muet

Les dessins de Vincent Fortemps sont un chant obstiné qui espère encore, des sortes de bouches de mémoire pour faire reculer la débâcle des jours. Parfois il souffle sur la matière comme pour faire s’envoler des oiseaux intérieurs. Il semble tisser une toile d’araignée de tous les hasards que nous fûmes. Et parfois, à la fin de ses combats, l’inespéré cogne à la vitre et nous regarde.

Dans ce monde mal recousu, Vincent Fortemps avec des brumes d’enfance, des ratures, des grattages qui font quelques cendres contre l’oubli, ses griffures qui font herbes folles, nous dit une histoire, un mystère.

Son œuvre est ombre passante qui parle comme pierres sifflantes, et se souvient des contes au coin du feu d’avant les guerres des hommes.

Par tous les chemins creux du monde, il met le temps muet en chemin. Sa drôle de machine à déchiqueter du silence, accouche parfois d’un cri différé pour nous dire qu’il est sur la même terre que nous, elle tournant aussi sur le même pivot des douleurs.

On dirait parfois les cris muets de l’enfant qui ne pourrait parler qu’avec la matière.

Un rapport au corps- matière qui n’a pas de mot, car inexprimable par la parole. On ressent une sorte d’angoisse de l’enfant qui ne peut pas s’exprimer. On peut voir ses dessins comme le chemin des miroirs retournés des choses tapies dans l’arrière-monde à nous attendre.

Il flotte déjà l’odeur âcre des cendres du lendemain dans l’attente et dans l’interstice du temps restant à vivre.

Tout le noir qui emplit souvent ses dessins est matière. Matière primitive, avec des sortes de coulées de noir venant du fond des âges, comme du sang primitif. Et puis le grattage qui vient parler de la rage de voir ce monde déformé, projections de nos paysages mentaux affolés.

Et peut-on vraiment dire qu’il efface ou gratte une vision, quand apparaît juste après une nouvelle image, tout aussi porteuse de chaos que l’autre.

C’est le dessin d’à côté qui donne signification et force au précédent. Il dit en silence le bruit et la fureur, en fait la vie violente avec la mémoire des choses passées ou à advenir.

Un sentiment tragique sourd des dessins de Vincent Fortemps, qui même quand aucun personnage n’est présent dans la discrétion de l’absence, nous parle de notre condition humaine. On croit parfois se perdre dans les landes où se perdait le roi Lear, devenu fou.
Dans Cimes on entre dans un univers à la James Ensor, avec ses fanfares dérisoires, ses églises, ses hommes errants, des notables fantomatiques, des femmes nues et désirées, mais seules.

Dans Par les Sillons, qu’il aura mis quinze ans à concevoir, tant cela le hantait, surgissent sa mémoire originelle et comme ces spectres qui passent dans le théâtre de Kantor.

Ce maître-livre est ce qu’il appelle « sa colonne vertébrale » qui lui a permis de comprendre le secret d’un récit, l’art du découpage.

Il voulait fixer ces visions longuement portées, dessinées très tôt dès 1993 en revue, bribe par bribe, puis jetées en quantité, plus de cent pages, pour enfin voir le jour avec plus de 200 pages d’aboutissement après une aussi longue absence.

Il fallait que tout s’emboîte et que peu à peu l’image s’installe pour vivre sa vie propre et permettre au récit de s’installer.

Ces poteaux autant tenus par les herbes que par les barbelés, ces barques échouées dans un ciel incertain, ces digues dérisoires contre nos propres marées, ces marais, ces buissons, ces broussailles comme autant de barrières, ces terres mutilées par la guerre, tout nous parle en secret des douleurs du monde.

Tout semble hanté par tant d’évocations que seules d’immenses traînées noires peuvent masquer parfois. Vincent Fortemps est un créateur d’ombres, celles qui courent sur nos murs intérieurs, hors de notre sommeil.

La profondeur de ses noirs et blancs est un puits singulier, où des vagues étranges remontent par le seau noir de ses dessins.

Et ses dessins bougent, évoluent, se métamorphosent. Si on les quittait des yeux une seule seconde, seraient-ils les mêmes en les regardant à nouveau ? Et puis il y a l’intime de l’éphémère, qui fait que des images passent, disparaissent, se transforment, renaissent ou se figent enfin quand le temps est épuisé.

Ce temps qui s’écoule au fur et à mesure de la fabrication, du rythme et des pulsions, du vent qui tout à coup semble se lever et balayer l’image que l’on croyait finie, et qui recommence nettoyée de l’intérieur.

Homme de repentirs donc, en dessins seulement, mais pas homme de remords, en fait homme d’action toujours en mouvement. Terre, ciel et mer seront toujours ses compagnons de route. Son trait est un coup d’épée, élémentaire, dépouillé, mais toujours émotionnel.

Tout flotte entre ténèbres et lumière, et nous redit la terreur du monde, sa sauvagerie barbare, sa violence organique, la folie aveugle des hommes.

Dans ce déboulé de la condition humaine passent détresse, douleur, mais surtout la solitude et des nuées de silence glacé et immobile.
Le flou crée du mouvement, le vent traverse l’espace et le temps, la pluie mouille la mémoire, et tout vit intensément de la vibration de ses signes.
Vincent Fortemps nous parle d’une voix sombre, mais ce déchirement muet n’est nulle lamentation. Ses dessins sont une lumière que le vent ne peut éteindre. Et il réalise ce qu’il appelle « une mise en vie ».

Une ‘Mise en vie’, là où gît le cœur du récit !Sous un caillou, ça grouille…C’est ce qu’il y a derrière, sous l’image qui me fait avancer. Pour moi, le dessin, c’est un combat vers une image,Mes images, mes sculptures sont comme des débris, d’empreintes, épreuves éprouvées par le temps.Je définirais mes images, mes récits comme matières fossiles et vivantes !Mon support favorise la sédimentation. Je travaille sur des feuilles de plastique transparent. Ce qui permet de travailler l’image. J’efface et je "bousille" l’image, et il reste toujours quelque chose derrière. C’est tout un parcours qui se raconte.De l’autre côté, sous cette surface transparente, ça existe, ça vibre ! (Vincent Fortemps).

Singulier est le chemin pris par Vincent Fortemps. Il nous mène très loin, près des frontières de l’innommable, de l’indicible.

Avec pour simples balises pour ces « voyageurs sans voyage », ses gravures écrites sur les écorces de nos vies.
Ses dessins qui respirent encore la matière de façon frontale, palpable, la violence de leur conception, sont traversés dans Par les sillons, sorte de plaie jamais refermée, et qui mange même le ciel, de paysages ravagés par la guerre, hantés par les fantômes des soldats ou des hommes perdus, rappelant les néants de Velickovic. Mais bien d’autres apparitions, maintes disparitions, sont aussi présentes, comme des mers déchaînées, des poissons hallucinés, des oiseaux maléfiques, des bateaux à jamais échoués.

Ce qui relie tout cela est l’immense espace des silences. Et une image de Vincent Fortemps ne se livre pas simplement, il faut l’apprivoiser, l’adouber, la découvrir dans toute sa profondeur.

Toute la tension qui a conduit à cela se perçoit comme répliques de tremblements telluriques.

Il nous faut la ressentir également et suivre le parcours de ce récit, de cette histoire, montée par strates par la suite des images, jusqu’à notre imaginaire.

Cette poésie des images, comme rosée violente ou flottante, comme fossiles d’un temps très ancien, fait que le travail de Vincent Fortemps est unique et touche au plus profond.

Les dessins deviennent alors des empreintes et des traces de l’âge de verre, de l’âge des rêves accomplis. Un récit vient juste de commencer sous nos yeux. Vincent Fortemps se fait l’archéologue du futur avec la mémoire de la matière qu’il a fouaillé jusqu’à l’intime.

Plus que le dessin il nous reste les traces. Celle d’un monde dont la mémoire est tout à la fois en noir et blanc et en lumière, mais surtout en sensibilité, en humanité.
Indélébiles demeurent en nous ses dessins, qui deviennent nos visions.

Son chant survit dans la maison nocturne des douleurs. (Trakl).

Gil Pressnitzer

Bibliographie

Cimes, éditions Fréon 1997, nouvelle édition en 2004
Campagne / B.ü.L.B Comix, 2000
La Digue, éditions Amok, 2002
Paradis/Paraiso, collectif, Djazz 1 / FRMK, 2003
Coulisse, Chantier Musil, FRMK 2003
Barques, aux éditions FRMK, 2007
Match de catch à Vielsam, collectif / FRMk, 2009
Par les Sillons, FRMk Collection Amphigouri, 2010