W.Eugene Smith

Le photographe d’ombre et de chair, sa légende et ses clairs-obscurs

Je n’ai jamais réalisé une photo - bonne ou mauvaise - sans devoir la payer par une tourmente émotionnelle.

Et W.Eugene Smith a lourdement payé son tribut à la quête perpétuelle de l’image parfaite.
Photographe paradoxal, homme étrange, il est singulier, et comme un astre obscur chu parmi nous.
Il est cette comète qui aura laissé une traînée émouvante de charge émotionnelle derrière ses images, et fixé une éthique au photo journalisme auquel il aura donné de nouvelles références. Il est le photographe légendaire qui a tant laissé de traces impérissables d’une incroyable force dramatique, d’une tension oppressante, que ce soit sur la Seconde Guerre mondiale au Pacifique où jeune photographe sans peur il se met au cœur de la bataille, les couvertures du magazine Life, la ville labyrinthique de Pittsburgh dont les fumées dévorent les hommes, la tragédie japonaise de Minamata, la vie de famille et l’architecture, les portraits éternels de Charlie Chaplin, Albert Einstein, Albert Schweitzer à Lambaréné, la vie de famille, l’Espagne franquiste entre ombres et cruauté éclatante et bien d’autres sujets divers, donc lui le photographe le plus génial de sa génération, aura voulu effacer la plupart de ses images.

Il voulait n’en conserver qu’une centaine, et il semblait avoir fait sienne cette phrase d’Henri Michaux : « Qui laisse une trace laisse une plaie. »
Lui le grand témoin des plaies du monde, miné par les siennes propres, aura tout fait pour brouiller les pistes menant jusqu’à lui. Mentant comme Orson Welles auquel il pourrait s’apparenter par une folie commune de dépassement, du refus de la censure, et par son combat contre l’étau des puissances de l’argent, le magazine Life pour lui. Et son Don Quichotte à lui fut ce projet fou de rendre compte de cette ville noire de suie de Pittsburgh, labyrinthe où le Minotaure l’attendait, et c’était lui, car on ne montre pas ainsi les méfaits de l’industrialisation aveugle et son projet fut amputé et puis abandonné.

Il en fut terrassé.

Photographe pour Life et membre de l’agence Magnum il est la statue du commandeur du photo journalisme, plein d’empathie et d’humanisme. Nulle froideur objective dans ses reportages, simplement l’objectivité sur les désastres de la guerre, l’émotion à la Bernanos pour l’humble vie d’un médecin de campagne, des visages d’ouvriers hagards de fatigue.
W.Eugene Smith, Gene Smith comme on l’appelait, s’est brisé sur le réel.

Lui le perfectionniste à tout prix, même à celui de ne point faire manger sa famille pour acheter de la pellicule, lui qui ne supportait pas de voir ses reportages censurés ou mutilés et qui claquat souvent la porte de son employeur, le magazine Life qui lui assurait pourtant gloire et richesse.
Artiste maudit, non car il était lui-même sa propre malédiction avec ses névroses, son obsession du cliché unique et parfait, donc inatteignable.
Il s’est dévoré lui-même, et ne voulut jamais céder sur son statut d’auteur et d’artiste libre des contraintes commerciales et des choix extérieurs. Il revendiquait « le final cut », le montage final de l’auteur pour ses reportages.

Et il mettra en scène sa légende, masquant sa vérité.

Son combat avec Pittsburgh, la "Smoky City" ("la ville enfumée") à cause de sa pollution, durera trois ans de 1955 à 1958. Pour cela il avait démissionné de Life afin de réaliser son grand œuvre, la vision totale et globale d’une ville-vampire qui mange ses habitants, jusqu’au moment où il se résigne à ne pas pouvoir terminer sa symphonie totale qui aurait exprimé l’essence même de la ville, sa beauté noire et ses malédictions.
Pittsburgh, l’impossible labyrinthe comme le dit une exposition récente à Montpellier, mais le véritable labyrinthe fut sa propre personnalité, exigeante, écrasante, diffractée. Équilibriste entre ses angoisses et sa volonté absolue de créer non pas des photos, mais des images inoubliables, comme des lettres de feu.
La photographie semblait être pour lui une fuite en avant perpétuelle vers l’absolu.
Je n’ai jamais trouvé les limites du potentiel photographique. Chaque horizon, après avoir été atteint, en révèle un autre qui fait signe au loin. Toujours, je suis sur le seuil -. W. Eugene Smith.

On le prit pour un mégalomane, il n’était qu’un homme de tension extrême, tendu vers la révolution des consciences par le regard.
Il aura fait des milliers d’images, qui vont l’ensevelir, car il ne pouvait les ordonner ou les sélectionner dans un vaste plan.

Car le labyrinthe était en lui, il s’est perdu, et misérable, oublié à sa mort, il faudra bien des années pour que son ombre immense plane enfin sur la photographie.
Il faudra attendre vingt ans après sa mort pour cela, et plus encore pour des expositions en France.

Finalement Gene Smith était bien une légende, et même il était plus invraisemblable que sa légende.

Une vie de ruptures et d’absolu

« D’humeur sombre et désinvolte, je brûle de me lancer à corps perdu dans une histoire, de sentir monter de mes entrailles la douce et claire bouffée de chaleur qui me dit que l’émotion de créer est là, docile à mes désirs. »

Invivable Gene Smith l’était, car il voulait que les autres vivent au travers de ses images, et ce à n’importe quel prix personnel ou familial. Attachant et irritant, il était un homme libre en art et prisonnier de ses angoisses dans la vie, tout entier tendu vers la photo parfaite, au risque d’écraser son entourage. Il allait de ruptures professionnelles en ruptures familiales, toujours en projet, en action ou en dépression. Violemment anticonformiste, il est le vilain petit canard de l’histoire de la photographie.
Son intégrisme n’avait d’égal que son talent, donc immenses tous deux.
Homme d’excès, il aura passé plus de temps en chambre noire que dans la chambre de son épouse Carmen.

Et ses quatre enfants n’auront connu qu’une ombre s’agitant sous la lumière inactinique.
Il ne pouvait travailler que jusqu’à l’épuisement, jusqu’au bord de la folie qui parfois le rattrapait, et puis le fleuve profond de l’alcool était sa mer intérieure.

Les amphétamines lui permettaient de travailler sans dormir des jours entiers, jusqu’à la rupture.

Il n’existe en tant qu’artiste que « chauffé à blanc».
On a expliqué la relation de Smith avec la vie comme une relation d’« amour-haine », et il sera toujours frustré, car la vie ne pourrait lui donner ni le temps, ni l’argent ni son statut social.

William Eugene Smith naît le 30 décembre1918 à Wichita (Kansas). Tombé très vite dans le révélateur de la photographie, car initié dès son plus jeune âge par sa mère qui pratiquait la photographie en amateur, il en fera sa passion dans tous les sens de ce mot, et le centre de sa vie avec la musique. Au cours de ses études secondaires, il réalise ses premières photographies, des avions, univers qui le fascinera longtemps, avec le sport.
À quinze ans il collabore en professionnel à un journal de Wichita. Mais une tragédie le marque à jamais : en 1936, son père négociant en céréales se suicide au fusil de chasse, ruiné par la crise économique.

Il va agoniser malgré la transfusion de sang faite par son fils Eugene.
Ce don inutile, et l’attitude de la presse à scandales qui relata scandaleusement ce fait divers, vont le traumatiser longtemps et lui faire haïr une certaine presse, se méfier de toute la presse. Boursier il peut suivre les cours de l’université catholique de Notre-Dame en Indiana, mais, soutenu par sa mère, il part pour New York afin de se lancer dans le métier de façon vraiment professionnelle.

Il va apprendre sur le tas, en autodidacte ne suivant que quelques cours de technique.
En 1937, il réussit à entrer au magazine Newsweek comme photo reporter, mais il est licencié un an plus tard, ses clichés en petit format ne répondant pas aux exigences techniques en vigueur. Il entre dans l’agence de presse photographique Black Star comme collaborateur indépendan t, avec laquelle il collabore jusqu’en 1943, ce qui lui permet de publier ses images dans d’autres titres comme Harper’s Bazaar, Time, The New York Times, et, en 1939, il reçoit ses premières commandes du magazine Life, avec lequel les relations seront tumultueuses. Car Life le déçoit, en ne publiant durant cette période que la moitié environ de ses reportages, parfois sous la forme d’une seule photo parmi des dizaines.

Life, la vie, le décevra de même.

Il se console en se jetant dans la musique classique et surtout dans le jazz. Fasciné par la Seconde Guerre mondiale, il fait des pieds et des mains pour se faire enrôler en 1942 dans l’unité de photographie aérienne de l’armée dirigée par Edward Steichen. Sa mauvaise vue le lui interdit.

Il quitte néanmoins encore Life en 1943, voulant n’être que correspondant de guerre.
Il devient alors correspondant de guerre pour le magazine Flying, travaillant dès 1943 sur le porte-avions Independence, puis il est transféré dans le Pacifique Sud à bord d’un autre bâtiment, ne se séparant jamais de sa chère musique grâce à un phonographe portatif qu’il trimballe même sur les champs de bataille. Il est ensuite de retour à New York, mais ne peut supporter son inactivité.

Voulant partager la vie du front, donc à terre, il se réconcilie avec Life en 1954 comme correspondant de guerre, et couvre trois années durant des batailles avec un courage hallucinant, ses camarades l’avaient d’ailleurs surnommé « Wonderful Smith ». Mais ses reportages de guerre, apothéose du photo journalisme, mettent en avant les lueurs d’humanité jamais éteintes par l’horreur de la guerre et les souffrances des populations civiles, plus encore que l’héroïsme des soldats.
« Je voulais que mes images portent un message contre la cupidité, la stupidité et l’intolérance qui sont causes de ces guerres. »

Le 22 mai 1945, Eugene Smith est grièvement blessé à la tête par un éclat d’obus à Okinawa, ce qui l’immobilise longtemps, et il doit subir plusieurs opérations pendant deux ans. II ne peut reprendre son travail à la revue Life qu’en 1947.

Il est révélateur de savoir que sa première photo après sa blessure soit symboliquement A Walk to Paradise Garden qui représente ses deux petits enfants de dos, pénétrant dans une clairière inondée de lumière.

« Alors que je suivais mes enfants Pat et Juanita dans les sous-bois, puis vers un groupe de grands arbres – comme ils se réjouissaient de chaque petite découverte ! – et que je les observais, je sus tout à coup que malgré tout, malgré toutes les guerres et toutes les défaites, je voulus, en ce jour et à ce moment précis, entonner un sonnet à la vie et au courage de continuer à vivre. » (1954). Quand il a pris cette photo, il ne savait pas s’il était encore capable de pouvoir un jour revenir à la photographie. Ce fut sa résurrection qui lui a permis de vaincre deux années terribles de négation de lui-même.

En ce jour, pour la première fois depuis mes blessures, j’ai voulu tenter à nouveau que l’appareil fonctionne pour moi. Je voulais essayer de forcer mon corps à contrôler la mécanique de l’appareil photo, et, ainsi, je voulais essayer de commander à mon esprit créatif de sortir de l’exil.Il fallait de toute urgence, que cette première photographie ne soit pas un échec - Prier Dieu que je puisse physiquement insérer un rouleau de film dans l’appareil photo! Je tenais absolument à ce que cette première photo soit un chant, plus qu’une technique accomplie.Je tenais absolument à ce qu’elle parle d’un moment doux, de la pureté inspirée, par opposition à la sauvagerie dépravée dont j’avais avec rage mes photographies de guerre - mes dernières photos. J’étais presque désespéré par cette détermination inflexible, par mon insistance que, sans que je sache pourquoi : cette première photo devait avoir une qualité exceptionnelle. Je n’ai jamais bien compris pourquoi il devait en être ainsi, pourquoi ce devait être le premier jet et non le second, pourquoi, si, aujourd’hui, ce n’était pas accompli, cela ne pourrait pas être accompli la semaine prochaine, et alors ce jour-là, je me suis lancé le défi de le faire, contre mes nerfs, contre ma raison.
Quelle que soit la raison, sans doute plus complexe que cela - je sentais, sans le déterminer ainsi, que ce devait être un jour de décision spirituelle
.

Cette même année, il rejoin t la Photo League, groupe de gauche, et il publie librement ses reportages sous le titre Image.

De 1946 à 1954, Life va lui commander beaucoup de reportages qui vont encore plus le rendre encore plus célèbre. Celui sur Albert Schweitzer à Lambaréné (A Man of Mercy, novembre 1954), Celui du tournage de Limelight de Chaplin, Les feux de la rampe, Chaplin at Work (1952), d’une infirmière et sage-femme noire (Nurse Midwife, décembre 1951), d’un village espagnol, village perdu d’Estrémadure, écrasé par le soleil et la noirceur du franquisme (Spanish Village, septembre 1950), d’un simple médecin de campagne de la région de Denver (Country doctor en 1948), sont particulièrement remarqués.

Certains de ses reportages l’éprouvent tant qu’il doit séjourner dans un hôpital psychiatrique à son retour à New York.
Il pratiquait une méthode d’immersion, comme Walker Evans et James Agee avant lui, pour se fondre par empathie avec le sujet. Il refuse l’objectivité pour faire partager ses émotions personnelles. Il est le chantre du compassionnel, n’hésitant pas à modifier ses photos pour en accentuer l’impact.
Pendant ses cinquante missions, le rapport sera toujours au bord de la rupture avec Life et va se poursuivre cahin-caha jusqu’en novembre 1954. Smith avait alors 36 ans, une notoriété solidement établie, mais pourtant une ultime dispute concernant son reportage sur Albert Schweitzer, un homme de la Miséricorde, qu’il estime massacré par la rédaction le pousse à la rupture.

Il quitte à nouveau le magazine, tout en étant prêt à y retourner en décembre, moyennant quelques arrangements. Life refuse. Entre le simplisme des rédacteurs qui ne voulaient que des photos percutantes, et sa volonté d’embrasser toute la complexité du monde, le divorce ne pouvait être que profond.

En février 1955, il quitte donc Life pour rejoindre Magnum, agence de photographie qui fonctionnait plus librement en coopérative.

Mais il voudra n’avoir qu’un statut d’indépendant.

Un historien, Stefan Lorant, lui commande un reportage de trois semaines, pour produire un travail d’une centaine de clichés, commémorant le bicentenaire de Pittsburgh, dans le but de montrer que la ville enfumée était devenue l’une des plus belles de la nation, La Porte de l’Ouest. Le tout pour 1500 $.
Cela devait s’appeler Philadelphie «Renaissance».
Comme à son habitude Gene Smith s’immerge dans la ville avec armes et bagages pour en prendre le pouls et saisir les vibrations intimes de cette ville.
Il y a travaillé pendant plusieurs mois et y est ensuite retourné, à ses propres frais, à plusieurs reprises en 1955 et jusqu’en 1957, en photographiant une année durant tous les aspects de Pittsburgh. Après avoir fourni à son employeur quelques centaines d’épreuves, il se lance seul dans cette entreprise de démiurge qui se termine par un échec, malgré plus de 13 000 négatifs. Pendant trois ans il va s’acharner sur les tirages du « dossier Pittsburgh » qui va l’engloutir. Les 600 images restantes à la fin de ce naufrage, il refusera de les montrer à Life, préférant la pauvreté à la dévalorisation de son chef-d’œuvre.

Sans regard pour sa famille, ni pour lui d’ailleurs il va s’enfoncer dans son puritanisme d’artiste et ses méthodes de travail extrêmes.

Délaissant sa famille demeurée à Croton-on-Hudson après son divorce, il va s’installer en 1957 au numéro 821 de la sixième avenue à New York, dans le quartier des Fleurs de Manhattan, dans un grenier délabré qu’il retape. Il va y vivre en reclus pendant sept ans, comme un anachorète.

Dans sa « colonne du désert » au quatrième étage il installe un laboratoire, et il photographie la rue et ses passants depuis le troisième étage, puis fait également des portraits de ses amis musiciens qui viennent répéter dans son immeuble, dont son grand ami Thélonious Monk, le taciturne.

Il les enregistre aussi et on ne découvrit que vingt ans après sa mort, des kilomètres de bandes magnétiques.
Il reçoit une commande inespérée d’Hitachi en 1961 pour aller au Japon pendant un an, afin de glorifier cette entreprise. Mais ce qui le fascina fut le choc entre le Japon moderne et ses traditions ancestrales.
Il tente de créer une revue, et survit en donnant des cours et des conférences dans des séminaires, et des écoles, où il parle surtout de musique et pas de photographie.

Grâce à plusieurs bourses Guggenheim, il arrive même à publier une partie de son choix d’œuvres. Mais sa reconnaissance se fait au travers d’une rétrospective au Jewish Museum de New York en 1971, qui le sort de l’oubli.

Cette exposition « Let Truth Be the Prejudice», Le parti pris de la Vérité » part au Japon, et accompagné de sa seconde épouse, Alleen Mioko Smith, d’origine japonaise, il va découvrir l’un des grands scandales écologiques du siècle, à Minamatta, village ravagé par les effets d’une pollution au mercure. Ce village de pêcheurs japonais est atteint par les rejets de déchets de l’usine chimique Chisso.

De 1971 à 1974, il passe quatre années à vivre dans le dénuement le plus total, pour réaliser ce reportage. Lui-même sera atteint de maladie (perte quasi totale de la vue) et doit être rapatrié en 1974.
Le livre sur cette catastrophe écologique parait en 1975. Il fait le tour du monde et devient un livre-culte.

Malade, usé par la drogue, l’alcool et le diabète, il doit quitter New York, grâce à ses amis Ansel Adams, Jim Hughes, pour Tucson en Arizona, où il trouve encore la force d’enseigner au Center for Creative Photography.
En 1976, Smith dépose ses archives gigantesques (20 tonnes !) à l’université d’Arizona, à Tucson.

À bout de force, il meurt d’une attaque cérébrale le 15 octobre, à 59 ans à peine, sans argent, mais pas sans bagages. Il laisse un chat qu’il aimait, et une œuvre qu’il n’a pu achever.
Il aura entassé et musique (plus de 25 000 disques vinyles de musique classique et de jazz), et livres (plus de 8000, surtout Rilke et Joyce) et des images par dizaines de milliers.

Il a meublé ainsi sa soif de connaissance et sa grande peur du vide.

La profondeur des sentiments plutôt que la profondeur de champ

La plupart des photographes semblent fonctionner avec une vitre entre eux et leurs sujets. Ils ne peuvent pas pénétrer à l’intérieur et connaître le sujet -. W. Eugène Smith.

On reconnaît immédiatement une photo de Gene Smith, car ses images tirées méticuleusement par lui-même jouent sur des violents contrastes, où prédominent des noirs profonds. On pense à l’Aurore de Murnau tant le côté expressionniste est accentué. Il met en scène comme au cinéma, avec un soin démentiel, des repérages, des esquisses, des clichés pris et repris des dizaines de fois pour trouver le bon angle, le dramatisme théâtral recherché.
Il veut impressionner autant le spectateur que la pellicule. Il est imprégné par le problème de la responsabilité sociale. Pour cela il s’autorisait des interventions au tirage et au montage. Ce n’était pas la réalité qui comptait, mais son interprétation artistique du réel, qui pour lui était sombre et prédateur et qu’il fallait donc transfigurer.
La prise de vue n’est pour lui qu’une étape déjà élaborée, mais vient ensuite un long travail maniaque sur les négatifs, en modifiant les valeurs de lumière, le rôle des ombres, pour enfin aboutir à un dramatisme puissant. Il se dégage de ses clichés gravité et émotion et parfois un humour très noir.

Et il se méfiait même de son instrument de travail, car l’appareil ne pouvait que mentir si on le laissait faire, et errer vers l’esthétisme. Il était vraiment un photographe engagé pour alerter les consciences par l’émotion. Honnête avec le monde, et d’abord honnête avec lui-même.
De son œuvre touffue et stupéfiante il reste bien sûr des images qui sont devenues des icônes de la condition humaine, les scènes de guerre avec le Japon, ses enfants en marche vers un jardin, le bain de Tomoko, les fileuses, la Guardia civil, un médecin de campagne dans le Colorado, et tant d’autres qui hantent notre mémoire.Mais c’est son combat avec la ville, son immense série de 13 000 négatifs sur Pittsburgh, qui va être le nœud de sa création.
Vouloir cerner une ville, même au travers de mille clichés, ne donnait que l’épure brumeuse d’une ville tentaculaire.
Tenter le portrait d’une ville est impossible, c’est un projet sans fin. L’idée même est prétentieuse. Si le portrait atteint un certain degré de vérité, il ne sera tout au plus que la rumeur de la ville, juste significative, tout aussi permanente. (W.E Smith, 1955).
Et il va se briser sur cette impossibilité.
« Si la série sur Pittsburgh était un portrait précis et puissant d’une ville dans une période de changement, sa plus grande importance réside dans le fait que, symboliquement, il représente Smith lui-même. Aucun photographe n’avait jamais entrepris un si risqué et ambitieux projet. Ce voyage intérieur augmenterait de plus en plus profonde son angoisse existentielle. Après ses vaines tentatives de publier une autre série de photographies prises dans un asile haïtien, Smith a quitté sa famille pour s’installer dans un grenier délabré où, libre de toute contrainte commerciale, il pourrait se concentrer entièrement sur son travail de création. » a remarqué un critique.
Et ce voyage au bout de sa nuit, avec ce pari perdu d’avance, va baliser sa création future. Ainsi son gigantesque projet mallarméen du Grand Livre, the Big Book, ne verra jamais le jour et dort encore dans ses dossiers.

De son loft, où il va vivre sept ans reclus, il contemple l’existence du monde, et va depuis son appartement sous les toits voir la vie des gens. Depuis la fenêtre du troisième étage, avec des milliers de photos, il vit la rue d’en haut.

Quand il m’arrive de regarder par la fenêtre est le titre de cette série.

Dans sa série « The loft from inside», le loft vu de l’intérieur, de 1958-1968, il consigne par 22 000 clichés les mille petits bruits de la rue et de la musique, en tournant son objectif vers l’intérieur de sa maison, où des musiciens de jazz avaient pris l’habitude de se réunir : Monk, Zoot Zims, Bill Evans, Jimmy Raney, Jim Hall.

Il enregistrait frénétiquement tout, cette musique qui le portait, autant que ses soliloques pathétiques.

Lui le maître des photos spectaculaires, va se pencher sur les mondes du jazz, des petites gens aussi.

Il est le maître absolu des clairs-obscurs et du cadrage serré et parfait. Il peut travailler plusieurs jours sur un seul tirage, obsédé par la perfection. Il retravaillait même ses négatifs et faisait poser ses sujets. La vérité du réel ne l’intéressait nullement.

Seule la vision de l’artiste avait du sens. Celle qui rend « visible, l’invisible », bien au-delà des apparences.

Il était un compositeur d’images. Il faisait « un poème visuel à plusieurs niveaux. »

On trouve souvent une juxtaposition de deux plans, presque cubiste, qui donne un impact pictural à ses images.
Et la technique n’était qu’une échelle vers le ciel, et non le but. Il ne voulait pas faire de « petits morceaux d’art, mais des morceaux de vie »:

À quoi sert d’utiliser une grande profondeur de champ, s’il n’y a pas une profondeur suffisante de sentiment ? W. Eugene Smith.

Pour lui ses photos sont ses poèmes, et il ne peut supporter de les voir défigurés. Il était sans doute ingérable, mais peut-on canaliser une fontaine aussi éruptive et de plus il était, à juste titre, persuadé de sa haute valeur. Extravagant, arc-bouté sur ses convictions, il est un astre errant que nul ne saurait contenir, et qui embrase le ciel de la photographie avant que de se brûler lui-même.

Il ne pouvait exister que dans l’extrême tension dramatique de ses photos et de l’émotion ressentie devant les sujets auxquels il avait consacré toute son énergie et son amour.

J’ai mis tant de passion et tant d’énergie dans l’accomplissement de mes photographies qui vont bien au-delà de la photographie de « l’art pour l’art », que je préfère, de beaucoup, que mes photographies apportent une autre dimension, qui peut-être va remuer quelqu’un et le faire agir, à faire quelque chose de quelque chose...Quelques-unes des photos que j’ai prises ont changé la vie des autres.

Il cherche non pas la vérité apparente, mais la vérité profonde, n’hésitant pas à la recréer en retouchant le réel.

Moine-soldat, éveilleur de conscience au risque de passer pour un illuminé à moitié fou, Gene Smith est le photographe du dépassement, assoiffé d’absolu.

Sorte d’Icare de la photographie il se sera brûlé les ailes dans sa chambre noire. Homme d’excès, maniaque obsessionnel, il n’était hanté que par l’image totale qui bouleverserait nos indifférences.

Il a un aspect prophète biblique en soulignant où se situent le bien et le mal, parfois pesamment d’ailleurs.

Pas une seule photo de nu, à ma connaissance, dans son œuvre, seul l’humain et non le désir charnel le poussait vers l’absolu.

Il y a un côté Charlie Chaplin, dont il fut d’ailleurs le photographe de plateau attitré, dans sa façon tendre et déchirante de montrer des hommes seuls.
Et lui le plus célèbre des photo-journalistes n’aspirait en rien au spectaculaire, mais au partage des sentiments que devaient induire ses images.

Il aura brouillé les pistes de sa vie et ouvert les chemins de la lumière de l’humanisme. Il veut non pas faire de la photo, mais réaliser un « essai photographique », nullement objectif, mais créatif.
Faulkner, a prononcé pour un autre ce mot, si approprié pour Smith :

« Il a tenté de faire tenir tout le vécu de l’être humain sur une tête d’épingle. »

La tête d’épingle de Gene Smith était ses images.
Non pas tragiques, mais empathiques. Ses images devaient être des prises de conscience.

Elles sont complexes, comme notre vie.
La photo n’est qu’une petite voix, au mieux, mais parfois - parfois seulement - une photographie ou un groupe d’entre elles peuvent attirer nos sens vers une prise de conscience. Cela dépend beaucoup de celui qui regarde; dans certains cas, les photos peuvent même convoquer une émotion assez forte pour être un catalyseur à de la pensée. Certains- ou peut-être beaucoup - parmi nous, ont la tête uniquement à la raison… Le reste d’entre nous a, peut-être, un plus grand sentiment de compréhension et de compassion pour ceux dont les vies sont étrangères à la nôtre. La photographie est une petite voix. Je crois en elle. S’il elle est bien conçue, elle fonctionne parfois. (Smith).

Il aura fait de sa vie et de ses photos une course à corps perdu. Les braises de ses images nous réchauffent encore.

« Je suis une légende » pourrait-il dire, et ses photos l’attestent.

Dénonçant lyriquement, pathétiquement la grande pitié qu’inspire notre condition humaine, et les dérives du progrès industriel, il aura élargi notre « famille humaine ».

Et à chaque fois que j’ai appuyé sur le déclencheur, c’était un cri de condamnation, lancé avec l’espoir que mes images puissent survivre à travers les années, avec l’espoir qu’elles puissent résonner dans l’esprit des hommes dans l’avenir – et que ceux-ci conservent, avec précaution, le souvenir et la réalisation de ces images. W. Eugene Smith

Gil Pressnitzer

Bibliographie

</p

W. Eugene Smith Du côté de l’ombre, Gilles Mora, Seuil, 2012W. Eugene Smith, Gary Stephenson, Collection 55, Phaidon, 2001
W. Eugene Smith, collection Photo Poche, édition du Centre national de la Photographie
W. Eugene Smith. His photographs and notes, Museum of Modern Art Édition. 1969
Let Truth be the Prejudice. W. E. Smith: his life and photographs, Aperture Foundation

W. Eugene Smith, Aileen Smith, Minamata, Publ. by Holt, Rinehart, and Winston, New York, © 1975.