Willy Ronis

L’arpenteur des instants fugitifs

« Mes photos ne sont pas des revanches contre la mort et je ne me connais pas d’angoisse existentielle. Je ne sais même pas où je vais, sauf au-devant – plus ou moins fortuitement – de choses ou de gens que j’aime, qui m’intéressent ou me dérangent. » Willy Ronis.

Longtemps, très longtemps, Willy Ronis aura saisi les instants qui passent, les instants retrouvés. Non pas pour faire œuvre simplement d’humaniste ou de spectateur attendri des petits éclats du monde, mais pour rendre compte lucidement du réel.
Si on le cantonne trop souvent comme le photographe d’un certain Paris pittoresque avec ses quartiers de Ménilmontant, de Belleville, ou autres, comme celui qui savait exalter le grain de peau, la chaude lumière des corps des femmes, il était aussi celui engagé dans les luttes sociales, la vie des pauvres, la solitude de chacun, l’éclat fugitif de la vie.
Une douce tristesse sourd souvent de ses images, une certaine mélancolie aussi.

Les fragments de vie sont pour lui des fragments d’humanité qu’il lui faut restituer sans esthétisme, avec empathie et douceur. Ses photographies sont comme caresses envers les gens qui passent, regards posés vers les humbles, complicités avec les amoureux et le corps des femmes lentes, au souffle de statue, mais aussi cris contre l’injustice, et sympathie pour les mouvements sociaux. Elles sont des « feuillets épars de souvenirs chéris ».
Il flotte une odeur d’enfance sur ces images. Et sa très longue vie lui aura aussi permis de côtoyer fort longuement l’humanité, ses lumières, mais aussi ses obscurités qu’il n’aimait pas tellement photographier. Pour lui la photographie n’est pas un rempart contre le néant.
Elle n’a pas uniquement vocation au tragique, mais aussi à l’exaltation de la vie, d’un corps de femme nue qui s’enroule à la lumière, d’enfants jouant ou rêvant dans un certain clair-obscur. Moments volés, moments restitués à jamais dans ses images.

Papillon butineur, il « tâte de tout », aimant se laisser aller au gré des rencontres, des instants dérobés.
« J’aime mieux tâter un peu de tout, quitte à porter mon effort sur ce que je fais volontiers et refuser ce qui m’intéresse moins. Être libre ? Oui, mais ça n’est pas tant la question de la liberté que le goût pour des choses diverses. » Il ne se laisse jamais enfermer dans une manière établie, même si, comme pour ses nus ou ses images de Paris, elles pouvaient lui apporter notoriété et argent, il ne veut pas se laisser enfermer dans une cage :

« Je suis le contraire du spécialiste, je suis un polygraphe. »

Témoin d’un Paris maintenant oublié, celui des années 50, il restitue l’atmosphère des Halles, du marché des Puces, de Montparnasse, de Ménilmontant, mais étant un militant politique engagé, il saura aussi rendre les combats du Front populaire,des manifestations,des grèves dans des usines, auxquelles il avait un accès privilégié de par ses amitiés ouvrières. En effet il travaillait aussi pour un hebdomadaire illustré du Parti communiste français, Regards.

Il aura ainsi arpenté aussi bien les ruelles, les escaliers, que la misère et la sueur du monde ouvrier.
Willy Ronis aura su allier les travaux de commande et ses recherches plus personnelles.

Il sera aussi un enseignant reconnu sur la technique de la photographie, car pour lui la pédagogie était un ressourcement, surtout quand on avait peu à peu oublié son travail pendant plus de trente ans.
La photo n’est pas pour lui un mariage d’amour, mais un mariage de raison, qui permettra à ce couple qu’il forme avec ce media de tenir plus longtemps que les passions incertaines et périssables.

« Ce mariage se termine bien », dira-t-il à la fin de sa vie.
Sa véritable passion est la musique, il apprend très tôt le violon.
Il se rêve compositeur, mais les contraintes de la vie le feront aller sur une autre voie.
Pour maintenir la modeste boutique de photographe de son père, atteint d’un cancer incurable, Willy Ronis se met au métier en 1932. Mais la musique reste en lui, la peinture aussi.

Et de son œuvre monte un chant, où l’on pourrait entendre un écho à la poésie de Jacques Prévert.

Un chant nimbé de la même « beauté de l’innocence » s’entend en regardant ses images, doux présents à la chaleur de la vie.
Pour se définir, il répondait ceci : « C’était un brave type et il était bon photographe. »
Tout semble dit, car Ronis était bon comme le bon pain, et excellent photographe.

Mais un photographe pour qui la photographie était un droit de regard sur la vie, un engagement éthique.
Il a photographié au plus près de la vie quotidienne, de cette douce banalité qui entoure nos destins: scènes de rues saisies à l’instant, quartiers de Paris enluminés de tendresse, la vie sociale avec sa dureté et sa fraternité, ses grèves, et toujours son regard saura transmettre une émotion, un regard amical.

Gentil, trop gentil sans doute parfois, il voulait gommer la méchanceté du monde, quitte à trop idéaliser celui-ci.

Fasciné par les autoportraits, comme pour scander ou jeter un sort au temps qui fuit, il se photographie rituellement, depuis le premier réalisé à 16 ans jusqu’au dernier fait à 82 ans, en parachute, réalisant un sablier autobiographique de sa vie.
Willy Ronis est une légende de l’histoire de la photographie, légende souriante et profondément humaine, qui se souvenait de tous « ces jours-là ».

S’il fut un temps oublié, maintenant il rayonne pleinement, redécouvert sur le tard.
Et tous les visages, proches ou lointains, reviennent s’illuminer dans ses images.

« Les tranches de vie ordinaire » sont devenues une mémoire poétique de l’universel.

Feuillets de vie

«J’ai la mémoire de toutes mes photos, elles forment le tissu de ma vie et parfois, bien sûr, elles se font des signes par-delà les années. Elles se répondent, elles conversent, elles tissent des secrets.»

Les parents de Willy Ronis ont suivi la route de bien des juifs d’Europe Centrale pour échapper aux pogroms incessants, surtout au début du XXe siècle. Le père, émigré en 1906, était né en 1875 à Odessa, théâtre de nombreux massacres antisémites provoquant une émigration massive. Sa mère venait de Lituanie et sera pianiste.

La France, terre d’accueil à l’époque, là où on disait « heureux comme Dieu en France », fut pour eux leur asile. Ils se rencontrèrent en France, dans une amicale d’exilés russes où l’on jouait certes aux échecs, mais où l’on donnait de la musique. Ils se marièrent et s‘installèrent dans le 9e arrondissement de Paris. À partir d’un emploi de retoucheur de photos, il ouvre son propre studio sous le pseudonyme de Roness à Montmartre, boulevard Voltaire. Il va s‘épuiser à travailler nuit et jour « pour nourrir ses deux fils et payer les caprices de sa femme».

Leur fils, Willy, naît à Paris le 14 août 1910 au pied de la Butte Montmartre.
Ronis s’est longuement exprimé sur sa vie et sur ses photos. Il faut lui laisser le plus souvent la parole, car sa mémoire est précise et émouvante. Aussi seuls quelques repères significatifs seront indiqués.

« Je suis né à Paris en 1910 et suis issu de la petite-bourgeoisie besogneuse. Ma mère était lituanienne, mon père originaire d’Odessa. Juifs tous les deux. Elle a quitté la Lituanie à l’âge de 4 ans. Jeune homme, mon père a quitté l’Ukraine à cause des pogroms. Mais il en parlait très peu. Je crois qu’à partir du moment où il s’est trouvé en France, terre de liberté, il avait envie d’oublier. C’est pourquoi je sais assez peu de choses. Enfant, je ne savais pas. Je voyais mon père… Je me rendais compte qu’il avait un accent. Parce qu’il n’était pas né là… Mais c’est vraiment tout ce que je percevais. Ma mère était musicienne, elle donnait des leçons de piano.

Mon père travaillait déjà comme photographe en Ukraine. Arrivé à Paris, il a trouvé une place de retoucheur de clichés chez un photographe mondain.

En ce temps-là, les plaques et les émulsions n’étaient pas panchromatiques, mais orthochromatiques, avec une faiblesse dans les bleus et les rouges qui faisait que les défauts de la peau, les rides, étaient beaucoup plus visibles que maintenant. Les retoucheurs travaillaient sur les négatifs pour atténuer ces défauts…

Mon père finit par ouvrir son propre magasin, boulevard Voltaire. Il avait un employé qui faisait le laboratoire, lui s’occupait de l’accueil de la clientèle et de la prise de vues. Il s’est littéralement tué au labeur…

J’ai suivi une éducation religieuse, mais je n’étais pas croyant.

Ma mère était croyante, mais n’en faisait pas montre excessivement. Mon père était agnostique.

J’ai fait ma première communion, la bar-mitsva, comme des tas d’autres copains du quartier. Mais je n’ai jamais eu de crise mystique. » (Entretien à Télérama.)
Enfant souvent malade, il commença tard l’école, sachant lire après tous les autres et mal à l’aise, lui le petit enfant juif au milieu de ses camarades.

Dès 1917 il est plongé dans la musique.

« On m’a fait apprendre le violon dès l’âge de 7 ans. J’ai joué jusqu’à 25 ans. Adolescent, je voulais devenir compositeur. J’ai suivi pour cela pendant un an et demi les cours privés d’harmonie d’André Bloch, professeur au Conservatoire.

J’ai abandonné la musique lorsque je suis devenu photographe professionnel. Tout mon temps était requis pour gagner ma vie. J’ai néanmoins continué à aller aux concerts symphoniques au moins une fois par semaine… ».(Entretien à Télérama.)

Il voulait avant tout devenir compositeur de musique, bien qu’à l’âge de 16 ans il ait commencé à faire des photos.Mais à son retour du service militaire en 1932, son père, atteint d’un cancer, lui demande de l’aider au studio, déjà mal en point à cause de la crise économique. Il devient « ouvrier opérateur » pour les prises de vues et doit arrêter l’étude du violon. Il ne croit pas encore que la photographie puisse être un moyen puissant d’expression artistique, car il est occupé à faire des photos alimentaires qu’il déteste.

«Je dus le remplacer peu à peu au magasin. À moi les identités, les communions sur fond (peint) d’église, les bébés nus sur peau de bique et groupes de noces plus ou moins éméchés. Je détestais ce travail.»

C’est en voyant des expositions de photographes internationaux qu’il a la révélation que la photographie peut être un art.
Son père meurt en juin 1936 et le studio, criblé de dettes est laissé aux créanciers. La famille déménage dans le 11e arrondissement et Ronis décide de devenir photographe-reporter et il fait ses premières photos en extérieur comme photographe indépendant dès juillet 1936 où il va faire un reportage sur le premier 14 juillet du Front populaire, Place de la Bastille.

Puis jamais il ne voudra revenir « dedans », enfermé dans un studio, il est l’homme du dehors, celui qui arpente et piège le hasard. Le reportage sera son monde, il était un homme de plein air, de capteur d’inattendus avec son appareil filet à papillons des rêves.
« Mes chasses joyeuses, je ne les vécus que lorsque je volais mon temps à celui que je devais consacrer au travail commandé, ou lorsque le déclic provoqué par un événement inattendu faisait monter la fièvre des grandes émotions. »

Il va prendre pour sujet les battements de la vie populaire, mais aussi les mouvements sociaux de 1934 et 1936, qui vont aboutir au Front populaire. Ses premières photos sont publiées dans le mensuel communiste Regards, où ses opinions politiques de gauche peuvent s’exprimer. Communiste, il aura sa carte au parti de 1945 à 1965, mais il reste plus un sympathisant qu’un militant, donc en fait un compagnon de route.
« Je n’ai jamais été un militant
En fait, je n’étais pas fait pour être un militant. Je n’ai jamais milité heureux. Je n’avais pas la tête politique.. J’avais le cœur, mais je n’avais pas la tête... Mais en tant qu’homme et photographe, je mourrai le cœur à gauche. »

Et il sera un chroniqueur attentif et fraternel des luttes populaires, de la condition ouvrière, (grèves chez Citroën-Javel, retour des prisonniers de la Seconde Guerre mondiale) et il entre à l’agence Rapho. Il sera le premier photographe français à y travailler.

À cheval sur sa moto il parcourt les fièvres de sa ville, ses doux secrets aussi. Il sera l’homme des flâneries, appareil au cou, dans les quartiers parisiens, traquant le hasard. Ce seront ses «chasses libres» malgré des problèmes quotidiens de survie, pour entretenir son frère et sa mère. En 1937 il sera proche de Robert Capa et de David « Chim » Seymour. Il achète son premier Rolleiflex, type d’appareil auquel il restera fidèle jusqu’en 1955, passant au petit format 36 vues jusqu’en 80, puis au reflex Pentax avec zoom de 1980 a 2000. Ce n’était pas un fou de matériel technique.

Après ses temps de liberté et de fraternité avec les gens, les ouvriers, les quartiers de sa ville, survint la guerre et la chasse aux juifs. Le tampon juif sur la carte d’identité, l’étoile jaune. Ronis s’échappe in extremis de Paris, franchit la zone de démarcation de la zone dite libre et arrive en Provence.
« En juin 1941, j’ai décidé de passer clandestinement en zone Sud. J’ai été accueilli chez des amis à Bergerac. Des bourgeois plutôt réacs, mais très généreux et pas antisémites. Ils m’ont aidé à obtenir des papiers à mon nom mais sans la mention « Juif ». De Toulon à Marseille, j’ai fait différents métiers, j’ai rencontré celle qui, plus tard, allait devenir ma femme. Ma mère a refusé de quitter Paris. Elle a passé toute cette période en totale inconscience : avec l’étoile jaune. En fait, elle sortait très peu. Elle cachait son étoile et, par bonheur, elle était protégée dans son immeuble. Ni les locataires ni la concierge, qui était une personne que je n’aimais pas mais qui a probablement été une brave femme, ne l’ont dénoncée. » (Entretien à Télérama.)

Il vit de petits boulots au studio cinéma de la Victorine, et se retrouve à Nice dans la bande théâtrale de Jacques Prévert, travaille dans une troupe ambulante, devient peintre sur bijoux chez une artisane qui va devenir sa femme, Marie-Anne Lansiaux. Mais il ne fera plus de photos pendant 4 ans.
Il rentre à Paris à l’ automne 1944 et retrouve de suite du travail.

Car les journaux ont le vent en poupe, et les photographes suivent le mouvement. Les images de Willy Ronis vont être en phase avec la faim de vivre et de liberté retrouvée qui saisit alors la France.
«Une époque bénie, les journaux se battaient pour nous faire travailler.»
Il se marie en 1946 avec Marie-Anne Lansiaux, peintre, mais aussi militante communiste, rencontrée à Nice pendant sa fuite hors de Paris.

En 1946, il intègre aussi l’agence Rapho et sera le premier photographe français à le faire. Il s’ensuit une période faste pour Ronis pendant les années cinquante, où les commandes affluent et il publie beaucoup.
Il découvre fin 1947 Belleville et Ménilmontant, qu’il ne connaissait pas encore, et qui le fascinent.
Il fait aussi des photos de mode pour Vogue,de la publicité, des travaux pour l’industrie, sa « spécialisation » dans les problèmes sociaux ou les sujets inédits le font embaucher par la revue prestigieuse Life de 1947 à 1949, mais il demande un droit de regard sur les cadrages de ses photographies et sur les légendes, qui sont réécrites à New York, qu’il n’obtient pas. Il arrête alors toute collaboration. Il quitte Rapho en 1955.

«Je ne voulais pas devenir le mouton noir du groupe, celui dont on se demande chaque fois avec agacement s’il acceptera que ses photos paraissent ici ou là.»

Malgré une exposition au musée d’Art moderne de New York en 1953, et de nombreux reportages à Londres, en RDA, en Espagne, en Italie, les temps vont s’assombrir. Car sa génération de photographes humanistes ne correspond plus au goût du jour et les années 60 sont des années de crise : modification de la presse illustrée, et invasion par une presse outre-Atlantique et ses photos-chocs. Et Ronis très indépendant, se refusant à toute concession sur les cadrages de ses photographies et sur leurs légendes. Il voulait avoir un droit de regard, celui du créateur et non pas du simple illustrateur. Ceci va le marginaliser.
Il s’ensuit une «traversée du désert» de presque trente ans.
«J’ai fait du porte-à-porte, mes photos sous le bras. Les rédactions pensaient que j’avais tout plaqué, elles ne m’appelaient plus.»
Car comme toute sa génération, il est considéré comme dépassé et la mode n’est pas à l’humanisme mais aux photos-choc des magazines anglo-saxons qui déferlent en France. « Et moi, la photo choc, ça ne m’intéressait pas, ce n’était pas mon tempérament. »

Les difficultés professionnelles et financières s’amoncellent et l’amènent en 1972 à quitter Paris pour le Midi. Cet exil va se dérouler d’abord à Gordes puis à L’Isle-sur-la-Sorgue (Vaucluse). Il va y rester 11 ans.
Il avait acheté une maison en ruine à Gordes en 1947, sans eau ni électricité puis une nouvelle maison en 1958.
«J’ai sérieusement songé à quitter le métier. J’étais une espèce de maniaque inadapté.»
Il va, pour se régénérer, se lancer encore plus dans l’enseignement à temps partiel : cours hebdomadaires aux Beaux-Arts d’Avignon, à la Faculté des Lettres d’Aix en Provence, à la Faculté des Sciences Saint-Charles à Marseille, direction d’un stage à la Maison des Jeunes à Arles.
Mais il est oublié pendant toute cette période, et sombre dans l’oubli.

En 1983 il retourne à Paris, car vivre loin de la capitale pour un photographe est suicidaire, surtout pour quelqu’un qui travaille sur le réel immédiat, et de plus Marie-Anne est frappée par la maladie d’Alzheimer. Elle mourra en 1991.
Ce retour et les années d’expérience en enseignement et en Provence lui font approfondir son travail et ses principes : composition, rythme, vision globale.
Il est « redécouvert » grâce à de jeunes photographes et en 1996 une grande exposition «70 Ans de déclics» lui est consacrée au pavillon des Arts à Paris.

Il cesse de photographier en 2000, car il n’a plus grand-chose à rajouter à son œuvre, et il n’a plus la stabilité suffisante pour bien photographier, car il photographie uniquement à main levée.
En 2009 présentation par le Jeu de Paume d’une rétrospective d’environ 80 photos à l’église Sainte-Anne, lors des Rencontres d’Arles.

Mais Willy Ronis meurt, le 11 septembre, à l’âge de 99 ans, avant d’avoir pu finaliser la célébration du centenaire de sa naissance. Elle aura lieu en 2010 et s’appellera Willy Ronis, Une poétique de l’engagement.

Willy Ronis a fait donation postmortem à l’État de ses archives en 1983 et 1989 «pour éviter qu’elles ne quittent la France».

Cette donation l’oblige à se replonger dans 170 000 déclics et pour lui 500 photos demeurent idéales

Lumières du hasard

Le moment où je choisis de prendre une photo est très difficile à définir.C’est complexe. Parfois, les choses me sont offertes avec grâce. C’est ce que j’appelle le moment juste. Je sais bien que si j’attends, ce sera perdu, enfui. J’aime cette précision de l’instant.
D’autres fois, j’aide le destin
. Willy Ronis.

Les photographies de ce grand maître ruissellent de musique et d’art de la composition. Et pour lui la musique c’est avant tout J.S Bach, pour qui il a une véritable vénération. Bach donc, bien qu’il fût très jeune terrassé par l’écoute de Jeux de Debussy, et dans Bach avant tout son contrepoint. Il va tenter de rendre cette architecture en images.

On peut trouver une musicalité certaine dans ses images. Leur fluidité, la façon de jouer sur les ombres et les lumières comme d’un mode majeur ou mineur, la récurrence de certains thèmes, l’art de composer une image comme on composerait une partition, sont les signes prégnants de la marque indélébile de la musique en lui.
« La majorité de mes photographies sont composées en hauteur, car je travaille en surplomb pour faire émerger les différents plans distinctement. C’est pour moi comme les trois ou quatre portées d’une fugue de Bach. »

Il a aussi une passion pour la peinture et le dessin. Aussi ses cadrages, très recherchés, ont souvent des compositions picturales. Il a été formé « au goût de la composition ». Pour lui la photo est avant tout un équilibre.

Et l’influence de la peinture flamande du 17é, mais surtout de Brueghel, qui l’inspire beaucoup, va déterminer la disposition de ses personnages dans le cadre.

Il est un compositeur d’images.

Il met l’inattendu en partition, mais sans jamais altérer la vérité.
« Je ne mets pas en scène, je négocie l’aléatoire. »

L’importance des ombres dans ses images est primordiale :
« Ce n’est pas la lumière qui m’a inspiré, c’est ce qu’elle éclaire », et ses personnages émergent souvent du clair-obscur. Souvent d’ailleurs, comme pour une chronique intimiste et secrète, sa femme Marie-Anne et son fils Vincent seront ses uniques modèles, avec ses nombreux chats noirs.

Il définissait humblement son approche par le credo suivant: observer, ressentir, recevoir.

Par la patience, la réflexion, le hasard aussi et surtout le temps qui passe, il composera ses images. Ainsi même quand il photographie une foule en grève, il dessine une sorte de chœur grec, avec des plans parfaitement étagés.
Il y a surtout un amour profond pour les gens qu’il saisit un instant : « Un tel amour des personnages, ça n’existe chez aucun autre. Il est à côté d’eux, pas en face. » Didier Daeninckx.

Il travaille sans trépied, à main levée, pour mieux saisir son sujet, choisir précisément son cadrage, et aussi être prêt à capturer l’immédiateté.
Il joue sur un double registre, l’émotion et la réflexion.

Car l’émotion brute ne l’intéresse pas, elle doit « se couler dans une forme qui tienne debout ».

La composition est donc fondamentale, ainsi que l’équilibre des valeurs, des rapports entre ombres et lumières.
Il est obsédé par le rythme ternaire, et l’écho dans le temps : le nombre 3 pose sa composition et l’équilibre autour d’un pivot central, et en écho les situations qui se répètent, photographiées de façon répétitive, inconsciemment.

Ainsi il y a bien des photos se répétant des décennies après.

Son œuvre, lui qui ne voulait surtout pas en édifier, est un chant profondément humain, très poétique, qui finit par devenir un portrait entre humour et tendresse de la société française. Avec la baguette magique de son Rolleiflex il aura enluminé bien des jours, volé gentiment bien des rêves.

Loin du refrain « la nostalgie n’est plus ce qu’elle était », il a maintenu bien au chaud pour nous des instants d’humanité, parfois graves, souvent lumineux, mais jamais anecdotiques.

Il savait s’émerveiller des « cadeaux du hasard », des petites choses que d’autres auraient négligées, car toutes ont une étincelle de vie : « Dans une vie, tout se ramène à une petite constellation de choses».
Même si dans ces choses il y a souvent une accumulation de douleurs, la mort de Marie-Anne sa femme en 1991, la mort dans un accident de deltaplane de son fils aimé Vincent, de tant d’amis proches devenus des visages enfuis.

Aussi une gravité poignante flotte sur bien des images. Et le hasard il le provoque, et le met en situation et en composition.

En attente du sujet, il guette, il épie, mais le hasard fait ce qu’il veut, aussi il lui faut être en embuscade du hasard.
La chance, dont il parle souvent, se mérite et s‘apprivoise avec « une vision globale ».

Il faut regarder partout pour ne pas tuer l’essentiel.
La vie immédiate est sa passion : « J’aimais le mouvement, c’est l’œil qui fait la photo. »

Le hasard il l’arpente, tendresse en bandoulière, il lui fait rendre gorge de toute la poésie du quotidien. Et ses photos sont pleines d’histoires en suspens.
Il avait l’œil partout, mais surtout sur le cœur. Cœur battant toujours devant le risque constant du ratage.
« J’ai remercié le destin de m’avoir fait photographe. Cela m’a probablement préservé de souffrances intolérables. ».
Et pendant ces 99 ans passés parmi les hommes, il aura promené son regard d’enfant, et sa soif de justice, ici-bas.

Plus promeneur que photographe, plus humain qu’artiste, il demeure, lui seulement redécouvert à 75 ans, comme une des plus belles sources de fraîcheur et d’émotion, qui soient arrivées à l’art de la photographie.

Gil Pressnitzer

Sources: Willy Ronis, autoportrait d’un photographe documentaire de Michel Toutain et Georges Chatain consacré à Willy Ronis. Une production France 3. 2003.
Ronis, Ce jour-là. Gallimard, 2008.

Bibliographie

En français, sélection succincte

Îles de Paris. Arthaud, 1957.
Paris. Arthaud, 1962.
Sur le fil du hasard. Contre-jour, 1980.
Willy Ronis. Galerie municipale du Château d’eau, c.1981
Willy Ronis. P. Belfond, 1983.
Willy Ronis par Willy Ronis
. Association française pour la diffusion du patrimoine photographique, 1985.
Mon Paris. Denoël, 1985.
Willy Ronis, 1934-1987. Editions Treville, 1991.
Toutes belles. Editions Hoëbeke, 1992.
A nous la vie! 1936–1958. Hoëbeke, 1996.
Autoportrait. Cognac: Fata Morgana, 1996.
Les Sorties du dimanche. Paris: Nathan, 1997.
Willy Ronis: Marie-Anne, Vincent et moi. Filigranes éd., 1999.
Belleville Ménilmontant. Hoëbeke, 1999.
Derrière l’objectif de Willy Ronis: Photos et propos. Hoëbeke, 2001.
Willy Ronis. Phaidon, 2002. ISBN 0-7148-4167-6.
Willy Ronis: « La vie en passant ». Munich: Prestel, 2004.
Willy Ronis: Instants dérobés. Jean-Claude Gautrand Taschen, 2005.
Willy Ronis: Paris, éternellement. Hoëbeke, 2005.
Ce jour-là. Gallimard, 2008.
Les Chats de Willy Ronis. Flammarion, 2007.
Nues. Terre bleue, 2008.
Provence, Éditions Hoëbeke, 2008.
Willy Ronis : Une poétique de l’engagement, Democratic books, 2010.
Le siècle de Willy Ronis, Françoise Denoyelle, Terre Bleue, 2012.