Wynn Bullock
Les réalités enchantées au-delà du monde visible
La nécessité decréer, la nécessité de photographier, provient en partie du désir profond de vivre avec plus d’intégrité, de vivre plus en paix avec le monde, et peut-être d’aider les autres à faire de même.Wynn Bullock.
Wynn Bullock, (1902- 1975), était un grand photographe américain. Et avec ses amis Ansel Adams et Edward Weston l’un des plus grands photographes de paysages.
Mais sans doute l’un des plus étranges, les plus inclassables. Il était fasciné par la représentation et l’interprétation de la réalité.
« Ce que vous voyez est vrai – mais seulement à ce niveau particulier pour lequel vous avez développé votre vision. Vous pouvez accroître votre réalité en développant de nouvelles manières de percevoir. »
Et donc restituer le paysage, pour le magnifier ou le restituer, n’était pas son but. Son travail est complexe et vertigineux, voire obsédant dans sa quête de paysages intérieurs.
Bullock a une vision très personnelle de l’utilisation de la photographie, en affirmant qu’il n’a pris des photos que pour se poser des questions sur le monde visible.
Et beaucoup de ses photographies sont des réponses à de profondes questions abstraites de la philosophie, de la sémantique et de la métaphysique qu’il a étudiées toute sa vie.
Esprit intensément curieux, il explorera des domaines aussi divers que la physique, la philosophie, la psychologie, les religions orientales, surtout le bouddhisme, les abstractions de couleurs.
Il était obsédé par les relations entre l’espace et le temps qui s’interpénètrent, et qui peuvent s’échanger, et alors faire interagir les choses vues, qui sont pour lui surtout des événements dynamiques :
« Je ressens toutes les choses comme des événementsdynamiques, vivants, changeants, et interagissant les uns avec les autres dans l’espace et le temps même quand je les photographie. »
Ses images veulent approfondir le principe des contraires, inspiré des travaux du linguiste A. Korzybski, selon lequel le contraste développe la perception de la réalité. Et cette surréalité, magnifiée par la lumière est une clef de connaissances, un approfondissement des mystères qui nous entourent.
Les mystères se trouvent tout autour de nous, même dans la plupart des choses familières, attendant seulement d’être perçus.Aussi obstinément, mais sans autre plan préétabli que son inspiration, et l’intensité de la rencontre entre la chose vue et lui-même, il va élaborer quelques-unes des plus belles images en noir et blanc de son époque.
Mes photos ne sont jamais prévisualisées ou planifiées. Je crois fermement que les photos doivent provenir d’un contact avec des choses à l’heure et au lieu de la prise. Dans ces moments, je m’appuie sur des réponses perceptuelles intuitives pour me guider, n’utilisant la raison qu’après l’impression finale faite, soit pour accepter ou rejeter les résultats de mon travail. Bien que l’intuition et la raison soient des outils tout aussi importants qui m’aident à grandir visuellement, l’acte de création lui-même vient d’une relation intense directe, face à face, entre moi et ce que je photographie.
Et il va se mettre en quête du sens de la nature, des racines cachées du monde :
Je ne voulais pas dire à l’arbre ou aux herbes folles ce qu’ils sont. Je voulais qu’ils me disent quelque chose et qu’à travers moi ils expriment le sens de la nature…Ce n’est pas que je sois indifférent à raconter des histoires visuelles sur les gens et leur vie quotidienne. J’aime juste laisser ce genre de travail la plupart du temps aux autres. Ce que je préfère est de retracer les racines cachées de l’humanité profondément ancrées dans la nature.
Reconnu comme l’un des grands maîtres du XXe siècle son œuvre est présente dans des centaines d’institutions, et la Galerie du Château d’Eau à Toulouse fut la première à le révéler en France en juin 1974.
Il est célèbre pour ses photographies d’arbres, de nus en milieu naturel, d’eau en mouvement, ces photos incluant toujours des éléments de mystère et de mysticisme.
Du grain de la voix chantée à la voix de l’image
La créativité est une ode à la vie. Ce n’est pas une forme de distraction. C’est une forme de joie. Wynn Bullock.
Wynn Bullock (1902-1975) est né à Chicago le 18 avril 1902 et il a grandi à South Pasadena, en Californie.
Ses passions d’enfance étaient l’athlétisme et le chant.
Après l’obtention d’un diplôme d’études secondaires, il a déménagé à New York pour poursuivre une carrière musicale et suivre des cours de chant, et il a été embauché en tant que choriste dans Music Box Revue, une comédie musicale d’Irving Berlin. Souvent il a chanté le rôle principal de ténor.
Au milieu des années 1920, il a poursuivi sa carrière en Europe, l’étude de la voix et va donné des concerts en France, en Allemagne et en Italie.
Pendant son séjour à Paris, il se passionne pour le travail des impressionnistes et post — impressionnistes. Il découvre alors le travail de Man Ray et de Lazlo Moholy- Nagy et a reconnu une affinité immédiate avec la photographie, non seulement comme une forme d’art basée uniquement sur la lumière, mais aussi comme un moyen par lequel il pourrait s’engager de manière plus créative avec le monde.
Il a acheté son premier appareil photo et a commencé à prendre des photos.
Mais la photographie est pour lui longtemps restée un passe-temps. Et ce n’est qu’à presque quarante ans qu’il en fait sa raison de vivre.
« À quarante – deux ans, j’ai décidé de devenir un photographe parce que cela offrait un moyen de réaliser ma pensée créatrice. Je n’ai pas rationalisé cela, je le ressentais intuitivement et j’ai suivi mon intuition, et je ne l’ai jamais regretté. » Wynn Bullock
Pendant la Grande Dépression des années 1930, Wynn Bullock a cessé ses voyages en Europe et s’est installé en Virginie occidentale pour gérer les intérêts commerciaux de la famille de sa première épouse.
Il a cessé de chanter professionnellement, prenant quelques cours de droit à l’université de l’État, mais insatisfait il s’inscrit en 1938, à la prestigieuse Los Angeles Art Center School.
De 1938 à 1940, Wynn est surtout passionné par l’exploration des procédés alternatifs tels que la solarisation et le bas-relief, continuant ainsi ses révélations faites à Paris avec Man Ray. Après l’obtention du diplôme de l’Art Center, son travail expérimental a été exposé au County Museum de Los Angeles. Au début des années quarante, il a travaillé comme photographe publicitaire et s’est enrolé dans l’armée.
Il a été libéré de l’armée pour photographier l’industrie aéronautique, jusqu’à la fin de la guerre.
Remarié, Wynn a voyagé à travers la Californie de 1945 à 1946, vivant de la production et de la vente de cartes postales tout en étant co- propriétaire d’une entreprise de photographie commerciale à Santa Maria. En 1946, il s’installe avec sa famille à Monterey où il avait obtenu la concession photographique de la base militaire de Fort Ord.
Il a quitté la concession en 1959, mais a continué à travailler commercialement en free-lance jusqu’en 1968.
Mais il a surtout poursuivi ses recherches personnelles et son travail d’artiste.
Un tournant majeur dans la vie de Wynn s’est produit en 1948 quand il a rencontré Edward Weston et a commencé à explorer la « straight photography », (photographie objective, nette), initiée par Paul Strand.
Edward Weston aura une influence décisive sur lui aussi bien dans le choix de se sujets, paysages, nus, que par la manière de photographier.
Tout au long de la décennie des années cinquante, Wynn se consacre au développement de sa propre vision, établir des connexions directes, profondes avec la nature. Il étudie aussi intensément la physique, la sémantique générale, la philosophie, la psychologie, les religions orientales, et l’art. Le travail de gens comme Albert Einstein, Lao Tseu, et Paul Klee le fascine.
Au milieu des années 1950, deux de ses photographies, Let There Be Light et Child in the forest, ont été incluses dans la célèbre exposition Family of Man montée par Edward Steichen et sa réputation comme un grand maître photographe, devient mondiale.
Pendant les années soixante, Wynn Bullock a quitté l’univers des images en noir et blanc et produit des images en couleur, nommées «abstractions de lumière de couleur. », pour « explorer les mystères de la lumière et de la vie. » Mais au début des années 1970, frustré par les limites de la technologie d’impression couleur, il revient aux photographies en noir et blanc.
Au début des années soixante-dix, Wynn s’est lancé dans une nouvelle étape de son odyssée photographique, mais miné par un cancer incurable, il décède le 16 novembre 1975 à Monterey.
Sa fille Barbara, souvent d’ailleurs son modèle, défend la mémoire de son œuvre.
Il est le photographe qui au travers de ce médium a en fait interrogé profondément le réel sur la vie et l’univers, et leur sens.
Le monde comme révélations à découvrir
Wynn Bullock, un peu comme Minor White qui lui était plus porté par la transcendance que par la recherche pure, veut aller au-delà du réel. Il va le faire en voulant le structurer par des recherches fouillées autant mathématiques, que philosophiques.
Il s’en est souvent expliqué, aussi il sera souvent cité :
Comme je ai pris conscience que toutes les choses ont des qualités spatiales et temporelles uniques qui les définissent visuellement et les relient, j’ai commencé à percevoir les choses que je photographiais, pas comme des objets, mais comme des événements. J’ai approfondi mes compétences de perception et symbolisant ces qualités de l’événement, j’ai découvert le principe des contraires. Lorsque, par exemple, j’ai photographié le corps lisse lumineux d’une femme derrière une vitre sale de toiles d’araignées, j’ai trouvé que les qualités de chaque événement ont été renforcées et les forces universelles qu’elles manifestent ont été plus puissamment évoquées.
Son admiration pour Man Ray au début, puis pour le peintre Paul Klee lui fait adopter la devise de celui-ci : « rendre visible l’invisible. »
Il était autant un théoricien, qu’un photographe émerveillé par la force spirituelle de la lumière, base créatrice de tout:
La lumière est la source de toute chose. C’est elle qui rend les choses visibles à l’œil. C’est elle aussi qui tient ensemble un rocher. Ma pensée a toujours été fortement influencée par l’idée que toutes les choses sont une forme d’énergie rayonnante. La lumière est sans doute la vérité la plus profonde dans l’univers.
De façon quasi mystique, Wynn Bullock croit que seule la lumière peut exprimer visuellement l’esprit.
Et pour lui tout est énergie rayonnante.
Mais ce qui aurait pu n’être que douces divagations ésotériques s’est concrétisé chez lui en des images sublimes.
Wynn Bullock est un chercheur, depuis ses premières images début 1950 avec des solarisations à la Man Ray, celles des années soixante et 70, sorte de déclaration fusionnelle à la nature et au corps féminin, jusqu’aux abstractions de couleurs de la fin de sa vie, il a tenté de restituer ce qu’il nomme des « événements dynamiques ».
Que ce soit l’eau en mouvement, les nus aux fenêtres, les forêts et les rochers, les arbres dressés, les forces cachées des choses.
Il croit au média de la photographie capable d’intercéder vers les palpitations secrètes de la vie. Son intérêt pour les philosophies orientales, comme pour la sémantique ou la physique lui permet d’utiliser ce vecteur comme un révélateur des mondes d’ailleurs, de l’inconnu.
Le médium de la photographie peut enregistrer non seulement ce que les yeux voient, mais ce que l’œil de l’esprit voit ainsi. L’appareil est non seulement une extension de l’œil, mais aussi du cerveau. Il peut voir plus net, plus loin, plus proche, plus lent, plus rapide que l’œil. Il peut voir par la lumière invisible. Il peut voir dans le passé, le présent et l’avenir. Au lieu d’utiliser l’appareil pour reproduire des objets, je voulais l’utiliser pour rendre visible à l’œil ce qui est invisible.
Et la photographie est pour lui un chemin qui par-delà la réalité physique, peut débusquer l’existence intime de l’invisible des êtres et des choses. Mais il connaît les limites de l’image figée par la photo :
Une chose n’est pas ce que vous en dites, ou ce que vous photographiez semble être ou ce que vous peignez semble être ou ce que vous sculptez semble être. Mots, photographies, peintures et sculptures sont des symboles de ce que vous voyez, pensez et ressentez comme les choses doivent être, mais ils ne sont pas les choses elles-mêmes.
Wynn Bullock est un mineur de fond de la réalité. Il creuse les apparences pour aller de l’autre côté du miroir, cherchant les indices de l’inconnu partout, dans les visages, les arbres, les corps érotiques.
J’essaye d’aller plus au fond des choses en m’interrogeant sur ce qui fait qu’une personne est plus intéressante visuellement qu’une autre, ou sur ce qui rend un arbre différent ou plus significatif par rapport à un autre.
Ainsi son rapport à la nudité féminine est révélateur de sa démarche :
Pour moi un nu devrait être érotique, non exempt d’émotion. Le corps est une chose sensuelle, la sensualité étant l’une de ses qualités plus belles et plus significatives…Une personneest tout à fait différente d’un arbre ou un rocher ou d’un ruisseau. En introduisant le nu dans mes photos, j’ai commencé à percevoir toutes les choses que je photographiais différemment. En contrasteou opposition l’une à l’autre, les choses sont devenues beaucoup plus signifiantes et intéressantes, révélant beaucoup plus de qualités que je n’avais jamais rêvé de connaître et de pouvoir exprimer. En utilisant la nudité, j’ai arrêté de penser en termes d’objets. Je voyais les choses, dans leur lieu, comme des événements dynamiques, uniques dans leurs propres êtres encore reliés et existants au sein d’un contexte universel de l’énergie et du changement…
Et cette approche charnelle du corps lui a ouvert les portes d’une autre façon de voir et de ressentir.
Au moment où j’ai commencé à photographier des nus, j’étais probablement un trou sanglant. Je ne pouvais pas parler de quoi que ce soit d’autre que l’espace / temps à tous mes amis, et je pense que je les ai conduits tout droit dans le mur. C’était vraiment une expérience émotionnelle pour moi quand, tout d’un coup, j’ai réalisé que je pensais et n’agissais que sur un seul niveau et que cela ne devait pas être que cela. La découverte de cet autre niveau m’a ouvert de nouveaux mondes...
Lui fasciné par le mouvement intérieur des choses, utilisait souvent les poses très longues, jouant alors sur les flous.
Ses photographies sont souvent des métaphores visuelles, pour exprimer ses idées sur le passage du temps et l’inéluctabilité de la mort.
Les images de Wynn Bullock sont immédiatement reconnaissables, parfaitement équilibrées, imprégnées de lumière subtile et détails denses.
Un profond mystère semble régner sur elles, et une tension intérieure les anime.
Wynn Bullock nous aura appris à voir au-delà des choses vues, à appréhender leurs secrets surréels.
Il nous aura averti que le réel n’était jamais acquis, mais qu’il faut l’explorer dans sa complexité. Il a refusé de reproduire les objets, les êtres, pour rendre visible ce qui est invisible à l’œil.
Dans une photographie, si je suis en mesure d’évoquer non seulement un sentiment de la réalité de la surface du monde physique, mais aussi du sentiment de la réalité de l’existence qui se trouve mystérieusement et invisible sous sa surface, je sens que j’ai réussi. Au mieux, les photographies comme des symboles servent non seulement à aider à éclairer une partie de l’obscurité de l’inconnu, ils servent aussi à atténuer les craintes qui accompagnent trop souvent les marches du connu à l’inconnu. Wynn Bullock.
Gil Pressnitzer
Sources: Le site officiel du photographe et les articles de sa fille Barbara
Un site : site officiel http://www.wynnbullockphotography.com
Toutes les images de Wynn Bullock sont la propriété de la famille Bullock :
Image Copyright © 2014 Bullock Family Photography. Tous droits réservés.
Bibliographie
En français
Wynn Bullock, texte français, Aperture masters of photography, Könemann, 1999
En anglais
Wynn Bullock: Révélations, University of Texas Press, 2014
Wynn Bullock, par Chris Johnson, Phaidon, 2001
Wynn Bullock: Listening with the Eyes; Seeing with the Hear, Stephan Dalter Gallery, 2001
Wynn Bullock: The Enchanted Landscape Photographs 1940-1975, Aperture, 1999
Un site: