Yves Coppens

Le rêve de Lucy

L’Odyssée de l’Espèce est passée par un gentil barbu, Yves Coppens. Il s’est penché sur le puits sans fond sur les origines de l’Homme. Il n’est pas tombé dedans même s’il a dû jeter à la rivière ses théories les plus chères en 2003, (la théorie de la migration par l’East Side Story) depuis de récentes découvertes.

Yves Coppens est un des rares savants dont le savoir anthropologique ne tue pas l’étincelle de poésie.

Et comme nos ancêtres se pressent pour les droits de succession, il a fallu laisser la pauvre Lucy dans les bas-fossés de l’histoire. Maintenant c’est Toumaï et ses dents qui font rêver les paléontologues et les divisent. Mais ce Toumaï trouvé en 2001, comme Abel en 1995, a bien été trouvé très loin du grand Rift, et donc a mis bas une belle hypothèse. Homidé ou pas, bipède ou gorille, nos origines se déduisent après tant de millions d’années sur d’infimes mâchoires ou des bouts de fémur.

La recherche fantasmagorique de l’Orrorin (l’homme originel) devient la quête de Graal, et la coupe est transformée en dents.

Le créateur a donc bien gardé une dent contre nous. Qui fait l’homme fait le singe, qui fait le singe fait l’homme.

Moi j’aimais bien cette barrière naturelle qui séparait le sacré du profane : la grande faille immense de la Rift Valley. D’un côté les singes, de l’autre les hommes et notre orgueil était bien gardé, et on pouvait injecter du divin en se tenant sur nos membres inférieurs. D’un côté l’Ouest luxuriant et ses grands singes, de l’autre l’Est ses savanes et la survie par la marche debout. Donc à l’Ouest rien de nouveau.

Las il pleut des hominidés sur nous depuis la mère Afrique, et notre séparation d’avec le singe devient floue. Ceci pourra aussi s’effondrer après de nouvelles fouilles, ce qu’il reste c’est la magnifique rectitude scientifique et morale d’un bonhomme, Yves Coppens, qui sait renier l’œuvre d’une vie pour une nouvelle vérité.

Et pourtant elle tourne l’histoire de nos origines. Le vertige des huit à neuf millions d’années est toujours face à nous, et les deux bouts de la chaîne pascalienne ne sont pas dénoués. Mais Coppens nous rappelle souvent, dans ses conférences lumineuses, à plus de modestie : qu’est-ce que ces infimes millions d’années (plutôt six d’ailleurs) aux presque 4,5 milliards d’années de la Terre, et aux 150 millions d’années des dinosaures. Nous sommes de passage et bientôt notre espèce s’éteindra sans bruit, bien avant la terre, bien avant le soleil, bien avant les arbres.

Deux, seulement deux crânes ont bousculé une loi d’airain. Et le chaînon manquant sera toujours notre absence au monde, car le chaînon manquant ne saurait exister même pas pour nous faire plaisir. Notre finitude ne cesse de nous effrayer. Pourtant nous passons et parmi ceux qui auront passé nous serons sans doute ceux qui auront le plus saccagé leur environnement. Cet aveuglement de l’immortalité est un résidu mal digéré des étincelles que l’on veut divines. Les racines du temps sont plantées au travers de nous, bien plus loin que nous, bien plus profond que nous. Heureusement.

Le propre d’une théorie de l’évolution est d’évoluer, et Lamarck, Darwin, Jay Gould, Coppens et d’autres nous auront sauvés de la tyrannie de la Bible et du fixisme. Un regard d’homme peut enfin être jeté sur une histoire d’hommes. Nous sommes enfin entre nous, sans la barbarie de l’ignorance religieuse et du créationnisme puritain. Il nous reste le miracle des pierres taillées transformant la nature. L’homme conscient est un être paradoxal libre et responsable, donc angoissé et paniqué par sa finitude, et le religieux et les grands mythes seront sa fuite en avant ;

La science a repris enfin le flambeau du "pourquoi" et non pas que du "comment".

Nous avons appris le feu seuls et désespérés face au noir immense, et la foudre est notre soeur, notre véritable soeur. Le cheval ou le bison sont les souffles portés sur nous.

Les savants parlent de l’évolution humaine est buissonnante. Derrière tous ces buissons un jour, une nuit il y a eu Lucy, aujourd’hui répudiée, mais qui reste notre petite fiancée du jadis. Foin des origines des origines, et des étincelles du hasard, loin le paradis de la savane que nous portons toujours en nous. Le point zéro est celui de la conscience, de ses idées étranges qui ont fait qu’il y a plus de trois millions d’années, quelqu’un tailla une pierre, l’outil de l’outil était né.

Il y a presque deux millions d’années, l’outil devient efficace et biface. Il y a quelques centaines de milliers d’années, quelqu’un était parvenu à faire du feu et un autre à faire des armes avec le silex. Certains d’entre eux enterrent déjà leurs morts, signe de la croyance en l’au-delà.

"Il y a quelques dizaines de milliers d’années, un homme eut cette fois l’étrange désir de projeter ses pensées sur des objets mobiliers ou des parois immobilières ; il en inventa d’un coup le dessin, l’écriture, mais aussi l’abstraction et le code, tout en utilisant des matières qui traduisaient son souci de voir se conserver longtemps ses messages" nous apprend ensuite Yves Coppens. L’homme conscient était là avec sa métaphysique et ses paniques.

Lucy notre australopithèque découvert en 1974, n’est plus la Lucy mère, mais elle reste notre "Lucy symbole", notre petite, notre peureuse dans les ombres, notre pleureuse dans la nuit. Dans la région du Hadar en Éthiopie elle dormait en nous attendant. Et elle fut rendue à la lumière et on lui trouva un nom tendre, Australopithécus afarencis. De peur que ses futurs prétendants s’épuisent à le prononcer elle sera Lucy.

"Toute petite, la longue chevelure sombre sur des yeux de gazelle et une bouche tendue, comme pour s’offrir, elle s’appelait Lucy, mais tout le monde l’appelait Lulu" parle son dernier amoureux Yves Coppens.

Lucy in the sky with diamonds, chanson des Beatles, traînant sur les campements de l’Afar Ethiopien, pendant les nuits de septembre 1974, et nom de baptême de cette petite vieille tout simplement de 3 500 000 ans. Lucy morte à 20 ans, petit bout de femme de 1,06 m, de moins de 50 kg, morte au milieu de ses peurs, sans feu ni parole, morte à l’aube de sa vie, à l’aube de l’humanité. Perdue dans ton monde, singe d’une nuit d’été.

Bonjour Lucy, toi qui as échappé au temps mais aussi aux scientifiques, tu nous fais rêver tel la princesse Karomana de Milosz :

Mes pensées sont à toi, Karomana du très vieux temps, enfant aux jambes
trop longues, aux mains si faibles. Je te sens près de moi, j’entends ton long
sourire, chuchoter dans la nuit : "Frère il ne faut pas rire"
.

Nous ne rions pas de toi Lucy, nous te regardons, belle épave du temps.

Bonjour Lucy ! Depuis longtemps, ton dernier amant Yves Coppens, raconte ta vie en un livre ’Le rêve de Lucy" (Édition du Seuil), et tu reprends vie, toi la petite fiancée de notre "préhistoire". Toi, à la source des premières émotions individuelles d’un être pré-humain, toi qui partais pour la cueillette, qui vivait dans les arbres, qui grognaient à peine, je te fais révérence en l’an qui vient.

Ma petite fille fossile, tu n’es peut-être même pas notre ancêtre. Car l’émergence de l’homme, et de son successeur bientôt, ne découle pas d’une trajectoire rectiligne auquel il ne manquerait qu’un "Chaînon manquant", mais de combien d’échecs, de ratages médiocres ou sublimes, de brouillons happés par la nuit. Le nom perdu du soleil a glissé dans les buissons.

Il est bien possible que cette petite guenon, sans autre sentiment que la survie immédiate, et déjà bien vieille au bout de ses 20 ans, ne soit pas un être humain, mais une ébauche avortée.
Tu ne serais pas ma soeur, mais une impasse de l’histoire. Je te caresse pourtant la tête doucement, toi qui as peur de l’eau qui t’a englouti, du temps qui t’a noyé.

D’après Yves Coppens, éminent savant, tu aurais peut-être même entrevu les véritables descendants hominiens avec leurs mœurs spéciales de carnivores, leurs langages. Tant pis, toi, oubliée de l’Histoire, Yves Coppens, ton père des nuits de l’Afar Éthiopien imagine des histoires pour toi, simplement amoureusement.

Toi la petite vaincue de l’histoire, ce soir, sois la bienvenue ! Toi la petite Ophélie des origines, noyée dans cette rivière, tu nous regardes encore étonnée à l’envers, de l’autre côté de l’eau. Les arbres sont à jamais trop haut pour toi qui dérives vers nous.
Tu ne comprends sans doute pas que tu meurs. Mais n’est pas peur ma lointaine cousine, tu as encore des fleurs sur toi. Viens dors, tu auras besoin de toutes tes forces, ici où nous sommes les gens sont violents et déchaînés.

Loin des abeilles tu dois avoir la nostalgie du miel
Bonjour Lucy, rêves-tu toujours aux baies multicolores ?

Gil Pressnitzer

Bibliographie sommaire

1983, Le Singe, l’Afrique et l’homme
1990, Préhistoire de l’art occidental (avec Brigitte Delluc et André Leroi-gourhan)
1992, Origines de la bipédie (avec Brigitte Senut)
1996, La plus belle histoire du monde
1999, Le genou de Lucy
1999, Pré-ambules : les premiers pas de l’homme
2001, Grand entretien
2001, Aux origines de l’humanité (collectif)
2002, Les origines de l’homme T 1 et T 2 (avec Pascal Picq)
2003, L’Odyssée de l’espèce
Septembre 2004, "Chroniques d’un paléontologue".