Andrei Tarkovski

L’étrange passeur

« Puissent-ils croire et rire de leurs passions. Car ce qu’ils nomment « passion » n’est pas la force de l’âme, mais une friction entre l’âme et le monde extérieur. » (A. Tarkovski, Stalker)

« De nous tous, ce fut le plus grand », ainsi parle lngmar Bergman d’Andreï Tarkovski à qui il permit de donner naissance à son ultime film (en lui prêtant son île, ses techniciens, ses acteurs) ce fut le Sacrifice (1985-1986).

Andreï Tarkovski apprit au cours du montage du film à Stockholm qu’il était atteint par un cancer aux poumons. Il ne put mener à bien son dernier film Antoine (premier moine chrétien), mais il eut la joie de revoir son fils en avril 1986, son fils Andreï, resté si loin, prisonnier jusqu’à lors en URSS. Il avait dit-il vu en rêve l’un de ses poumons avec un trou dedans. Le cancer est diagnostiqué quelques jours plus tard. Il agonisera pendant un an mais aura pu terminer Le Sacrifice qui lui sera projeté dans sa chambre de malade.

Il meurt à Paris dans la nuit 29 Décembre 1986, à Neuilly, entouré de Léon Schwartzenberg, Marina Vlady et Slava (Rostropovitch). Ses obsèques sont célébrées au son d’une suite de Bach interprétée par Rostropovitch. Il était né le 4 avril 1932 à Zavraje (province d’Ivanovo, sur la Volga).

"Le vol arrêté" : On pourrait reprendre ce titre pour le bref séjour terrestre d’Andreï (54 ans) fait d’oppression, de destruction systématique de ses œuvres, de l’interdiction de créer. Ses quelques films, ses rares mises en scène, font pourtant de lui une sorte d’archange du cinéma.
Il aura su rendre les frôlements d’âme, l’espoir obstiné, la désespérance des jours, l’au-delà, l’étrangeté. Il était un moine-soldat du cinéma qu’il voyait comme une souffrance, comme un don, une obligation. Il aura été fidèle à cela.

« L’homme n’a pas été créé pour le bonheur », écrit-il dans son journal intime. Aussi il importe de faire un trou dans l’obscur et de briser en morceaux le miroir en nous.

Peu de traces terrestres donc mais les quelques images qui affleurent, comme à la surface du monde-miroir de Solaris, nous aident encore à vivre, à écouter la parole blessée du monde. Il se sera battu pour l’harmonie de l’esprit et de la matière.

Ces chevaux blancs dans la brume de l’enfance, la palpitation de cette planète du souvenir, cette bougie qui s’éteint sans cesse dans cette piscine vide, cette cloche enfin fondue dans la boue et l’ignorance, cet arbre sec toujours et toujours arrosé pour qu’il repousse, et surtout très lentement ce verre de lait qui vibre et tombe lentement de la table mû par l’invisible et le regard d’une fille paranormale.

Filmer comme un acte de foi, voilà le rituel patient et dérisoire voulu par Tarkovski.
"Celui qui trahit une seule fois ses principes perd la pureté de sa relation avec la vie. Tricher avec soi-même, c’est renoncer à tout, à son film, à sa vie".

Tarkovski qui recherchait pathétiquement des alliés, des âmes-sœurs pour lutter contre les défauts du monde intéressé ne croyait qu’en l’acte créateur absurde et gratuit. Intolérant, colérique, prisonnier dans sa nostalgie, sa foi, Tarkovski avait surtout peur de voir l’homme se perdre dans le cynisme. Il aimait à citer ce proverbe russe: un pessimiste est un optimiste bien informé.

Tarkovski avait en plus de sa foi mystique, une foi profonde dans l’art humain, et dans la bonté des faibles, celle qui empêchera peut-être la catastrophe finale.
Bougeons nous encore au vent, déjà roidis dans nos larmes, pris les pieds dans l’écharpe de notre sang semblent dire ses héros.

Artiste solitaire, étranger au cinéma, en chômage pendant la majeure partie de sa vie, Tarkovski fut un guetteur pressentant l’anéantissement de notre civilisation.
Les films de Tarkovski après avoir dépassé les clichés trop simples de l’artiste créant dans la douleur, sont des témoignages sur la souffrance et l’espoir. Il aura connu le rouleau compresseur de la bêtise soviétique, il sera persécuté et il devra s’exiler en Italie en 1984 comme un vagabond.

Lents, initiatiques, avec la présence obsédante de l’eau, de la boue, du feu qui dévore et purifie, des jeux de miroirs brisés, de chevaux, de gestes répétés, de nudités entrevues, les films de Tarkovski relèvent un mystère au sens du moyen âge.
Ils vont à l’essentiel,en cercles grandissants, comme des offrandes expiatoires pour sauver l’homme. Le son, les bruits sont essentiels pour lui, et d’imperceptibles glissements s’opèrent chez lui entre couleurs et sons.
Peu vue en fait (sans doute pas plus de 300 000 spectateurs pour l’ensemble de tous ses films), l’oeuvre de Tarkovski nous reste en travers de l’âme, grave et seule.

Elle se situe dans un monde en marge où l’irrationnel a autant d’existence que le rationnel, là où nul n’avait osé aller avant lui de peur de se perdre, la Zone, le cœur des ténèbres. Lui le "Stalker" humble, l’homme qui marche et se tient debout va aux lisières interdit aux hommes. Non pas pour exaucer n’importe quel désir, mais pour épier les traces d’un monde sans Dieu. La catastrophe qui nous frappe d’interdiction n’est pas la catastrophe nucléaire, mais la perte de toute foi en l’homme comme en Dieu. Sans ange sur l’épaule droite le chemin devient dédale.

Alors tout rouille, tout suinte, les pièges et les offrandes se mêlent comme dans la vraie vie. Et comme dans Solaris il nous est dit que c’est notre âme qui modèle l’espace et le temps. Tout doit être alors parcouru avec crainte et respect, gravité et espérance, comme cette piscine de Nostalghia. Les films de Tarkovski sont comme la Zone, on ne peut les approcher que comme le dit le Stalker :

« Je ne sais pas… je ne suis pas sûr. Je crois qu’elle laisse entrer ceux qui n’ont plus aucun espoir… Non pas les mauvais ou les bons, mais les malheureux… »

Tous les films de Tarkovski luttent contre la logique humaine et font place au miracle, c’est-à-dire la suspension pour un temps de l’ordre naturel des choses : l’arbre sec qui reverdit, le sacrifice qui sauve du désastre nucléaire, le rituel de la piscine,...
Après lui, la terre n’est plus prête à tout, mais se souvient du rêve des hommes profond comme un étang.
Exilé au milieu de nous, il a fait sienne la devise de Godard "Le travelling est une affaire de morale". Il n’a pas décrit le cinéma, il l’a découvert. Il aura rendu tangible les frôlements d’ailes de la métaphysique. Visionnaire, halluciné tous ses films nous mènent vers une quête initiatique. Ceux qui pénètrent dans la Chambre de la Zone quittent la douleur et la terre.

Il cherche le salut ou la grâce. Sa foi aussi bien en une copie déchirée de Piero De La francesca, que dans une icône, ou dans un Dieu qui se cache, irradie ses films.

Cette foi est parfois messianique chez Tarkovski: "l’âme humaine est immortelle et indestructible. Dans l’au-delà, il peut y avoir n’importe quoi, cela n’a aucune espèce d’importance. Ce qu’on appelle la mort, n’est pas la mort. C’est une nouvelle naissance. Une chenille se transforme en cocon. Je pense qu’il existe une vie après la mort, et c’est cela qui se révèle angoissant."dira-t-il sur son lit de mort.

Tarkovski, comme Dostoïevski qu’il vénérait était profondément chrétien orthodoxe et mystique: "Il y a les rêves prophétiques que je reçois du monde transcendant, de l’au-delà". La beauté n’a pas changé le monde, mais Tarkovski a changé le cinéma, pourtant l’art majeur du mensonge.

Cet idéal de prière a su donner des images d’amour, des figures lumineuses des faibles et des simples qui hantent ses films.
Ce cinéma de la compassion, n’est pas vraiment que religieux, Dieu merci, mais totalement nostalgique, profondément nostalgique entre mémoire et brume. Il reste pour nous avant tout un panthéiste vertigineux. Ses grandes passions furent son fils Adriena et son chien-loup Arkus. Le souffle des chevaux tressait la buée du monde.

Il est un démiurge d’images, un sculpteur contemplatif et inquiet et peut-être n’est-il pas mort, mais tel Alexandre dans le Sacrifice, il nous dit :

Je serai muet, je ne dirai jamais plus un
mot à personne, je renoncerai à tout ce
qui me liait à ma vie passée
.

La parole et l’art sont interrogés, l’enfant muet de Sacrifice, le fou délirant de Nostalghia, les innombrables copies de tableaux présents dans ses films tout renvoie au dilemme mot et image. Par le fossé infini entre l’homme et l’arbre nous regardons les années mortes qui veulent sortir du miroir.

le cercle ne doit pas se briser avant nous, nous sommes nos clôtures, nous sommes nos chutes.

Les Fous de Dieu ne font pas forcément du bon cinéma, Tarkovski lui laisse un style, une oeuvre foudroyante; Après avoir vu ses films, on reste prisonnier du temps "Le film est un rêve". C’est pourquoi Tarkovski est unique.

« Il se déplace dans l’espace des rêves avec évidence, il n’explique rien, lui le magicien de métier » (Bergman Læterna Magica).

Une histoire étrange et troublante est celle de son chef d’oeuvre Stalker qui porte le plus profondément ses idées. Cette histoire est hautement symbolique : En 1979, tournage de Stalker en Estonie. Mais la pellicule du film est détériorée à la suite de graves erreurs techniques. Andreï Tarkovski a un malaise cardiaque. Il en réécrit le scénario pour la fin de l’année. Et en 1978 second tournage de Stalker durant l’été, puis en 197 le montage final de Stalker. Aux portes de la mort, du domaine interdit comme il est montré dans ce film, Andreï Tarkovski peut revenir nous parler de l’invisible.

Tarkovski croyait passionnément "aux forces de l’esprit", au monde de là-haut, à la transcendance. Il ne pouvait se contenter de la condition humaine: L’homme se développe actuellement comme un ver de terre : un tuyau qui avale de la terre et qui laisse derrière lui des petits tas. Si un jour la terre disparaît parce qu’il aura tout mangé, il ne faudra pas s’en étonner." Tarkovski était un mystique slave égaré parmi nous.Pour lui, la religion, l’art et la philosophie devaient être les trois piliers du monde. Et idée dostoïevskienne par excellence seuls ceux qui savent souffrir savent aimer.
Que reste-t-il de Tarkovski ?

Ses idées dérivent loin de nous, mais ses films dépassent sa pensée et demeurent. Ils sont là, météores chus d’un désastre obscur.
Un livre de souvenirs, le temps scellé Cahiers du Cinéma), aucun en Dvd en France, et des reprises en salles sont régulières. Un documentaire d’Alexandre Sokourov (L’élégie de Moscou-1987) et "Une journée d’Andreï Arsenevitch" de Chris Marker, (1986), restent les meilleurs hommages à Tarkovski à ce jour.

Et pourtant il a mis sur la pellicule des oiseaux qui ont froid, des chevaux qui vous regardent, des âmes fragiles qui marchent dans l’eau, un grenier qui laisse tomber goutte à goutte la mémoire sur de vieilles bouteilles emplies de nos poussières.
Notre mémoire en est changée à jamais.

Étrange passeur, Tarkovski fut au cinéma comme ces flaques d’eau dans ses films miroir, essentiel, totalement essentiel.

« Tous mes films, d’une façon ou d’une autre, répètent que les hommes ne sont pas seuls et abandonnés dans un univers vide, mais qu’ils sont reliés par d’innombrables liens au passé et à l’avenir, et que chaque individu noue par son destin un lien avec le destin humain en général. Cet espoir que chaque vie et que chaque acte ait un sens, augmente de façon incalculable la responsabilité de l’individu à l’égard du cours général de la vie ». (Le Temps scellé)

Gil Pressnitzer

Filmographie

Le Sacrifice (1986)
Nostalghia (1983)
Stalker (1979)
Le Miroir (1974)
Solaris (1972)
Andreï Roublev (1966)
L’ Enfance dIvan (1962)
Le Rouleau compresseur et le Violon (1960)
Les Assassins (1957)

Bibliographie

Le temps scellé, éd. des Cahiers du Cinéma,1989
Journal 1970-1986, éd.des Cahiers du Cinéma,
1993 : journal intime de Tarkovski.