Carl Dreyer

Le peintre de l’intérieur des visages humains

Dreyer semblait un petit fonctionnaire égaré dans les tourments de la vie. Tiré à quatre épingles, concentré à l’extrême, il n’avait rien du démiurge que l’on voit souvent en metteur en scène, le regard dans les nuées, et le génie dans un mégaphone et posé sur une chaise avec un nom déjà brodé par la gloire.

Non lui cheminait en lui-même, humblement, obstinément, et quand tous les dix ans il pouvait enfin faire un film, il laissait une œuvre rare et dense.

Pourtant, il ne put presque jamais tourner les scénarios qu’il avait portés, polis, représentés au fond de lui. Non plutôt des œuvres de commandes ou des mises en images de pièces de théâtre qui avaient connu le succès au Danemark ou ailleurs (Gertrud, Ordet, Dies Irae, Vampyr, Il était une fois…).

Mais alors il réalisait la transmutation des mots du théâtre en silences et images, et le miracle opérait. Car Carl Thomas Dreyer demeure un metteur en scène essentiel. Certes il n’eut pas d’héritier, surtout pas Ingmar Bergman comme il est souvent dit, et cela rendait celui-ci furieux, mais ses films restent des continents étranges à visiter avec ferveur.

Qui pourrait oublier cette simple image de Dieas Irae, le moment ou Martin fils du pasteur passe de l’autre côté du cercueil de son père condamnant aux abîmes son amante Anne. Un seul déplacement et tout est dit sur les enfers habitant les humains et leurs trahisons perpétuelles.

Ainsi Dreyer, bien avant son compatriote Lars Van Trier, a scruté les palpitations des sentiments, la dureté des hommes et de leurs lois. Un thème revient ainsi souvent : la cruauté, l’intolérance (mot propre à Griffith !) et l’inhumanité des systèmes de classe et de la justice rigide et morale jusqu’à l’étouffement. Corruption des âmes, corruption des corps.

Ce système qui l’aura conduit à ne jamais réaliser LE film de sa vie : une vie du Christ, et à se contenter souvent de films alimentaires pour survivre.

Carl Dreyer et la mémoire des détails du monde

Unique il est, unique il reste. Et si en plus de cinquante ans de carrière il ne laisse que quatorze films, en fait vraiment pas plus de six qui auront fait voler le cinéma en éclats : Mikaël, La Passion de Jeanne d’Arc, Vampyr, Jour de colère, La Parole (Ordet) et enfin Gertrud en 1964. Si peu, mais tant que cela, car ceux qui auront la révélation de leurs images, longtemps la garderont en eux, alors que tournent le temps et ses feuilles mortes.

La vie de Dreyer est une vie de secrets, de renoncements parfois, de combats toujours.
Il était né à Copenhague le 3 février 1889, fils abandonné d’une gouvernante mise enceinte par son patron. Orphelin très tôt il sera élevé dans un carcan luthérien rigide et puritain, étouffant.
Bâtard, il en voudra à cette société chrétienne et bien pensante qui exclue ou brise. Portant en lui cette absence d’amour, il saura la rendre palpable dans les yeux de Jeanne d’Arc, de la sorcière, de Gertrud.

Pour se frayer un passage dans la société il va multiplier les petits métiers avant que de se savoir journaliste, puis scénariste prolifique (plus de quarante films !), monteur et enfin metteur en scène dès 1918. De cette période intense émergent Pages arrachées au livre de Satan proche de Griffith, et Mikael en 1924 le premier film qu’il reconnaîtra vraiment.

Le maître du Logis, chronique d’un tyran du foyer le rendit célèbre et lui permit de réaliser avec la Falconetti « La passion de Jeanne d’Arc » en1928. Cen’est pas un récit de martyre, mais un hymne au triomphe de l’âme sur la douleur, sur la vie.

Ce film au plus près de la nudité des êtres (crâne rasé, le visage à vif et en gros plan, les visages des bourreaux compacts et serrés), est l’approche la plus forte de la souffrance et de son dépassement. Tout est suggéré par quelques détails. Ce film muet hurle les notes de la tragédie humaine. Sur les lèvres de Jeanne on entend la houle des douleurs.

À l’arrivée du parlant en 1928, Dreyer se refuse à faire du théâtre filmé, du bavardage sonore. Il continue l’alchimie des images en y ajoutant dès Vampyr, la magie divinatoire du son.

Dreyer n’aura jamais fait qu’approfondir film après film les pouvoirs de suggestion du cinéma, de cette lanterne magique des âmes. Mais Vampyr, son film le plus audacieux en recherches formelles et trucages, fut un retentissant échec qui plongea Dreyer en dépression et l’éloigna pour longtemps du cinéma. Il y revint, et de quelle manière en 1943 avec le sublime Jour de colère. L’insuccès de ce film obligera Dreyer à vivre de courts métrages de commande. Parmi ses films alimentaires, un court-métrage de 1948 sur la sécurité routière « Ils attrapèrent le bac » est étonnant de force expressionniste. On y voit la folle course d’un couple à motocyclette pour ne pas rater le bac. Tout défile, nature et vie. Et ils se tuent, le bac s’en va emportant leurs deux cercueils, franchissant le fleuve qui devient le fleuve des enfers.
Concessionnaire d’un cinéma, journaliste, il devra attendre 1954 pour réaliser Ordet, histoire d’un miracle et de la mort vaincue. Peu de mots, beaucoup du souffle du vent, film exalté Ordet n’a plus grand-chose à voir avec la pièce qui l’inspira. On est dans la nature hostile et rude, avec les petits événements des choses, la folie, la foi, la mort et l’amour. Dans ce Jutland où le ciel recueille la terre qui s’est pendue, où un illuminé se prend pour Jésus Christ.
Tout est dans la mémoire dans les détails du monde, ses meubles, ses silences lourds, ces gestes de rien. Ce film sur la foi n’est pas une imagerie pieuse, religieuse, mais une ode à la simplicité de l’amour, au dépassement possible.

Curieusement c’est par ce film à la vision mystique et personnelle que Dreyer connut la reconnaissante internationale : Lion d’or à Venise « pour l’ensemble de son œuvre ». Après cela Dreyer dix ans plus tard réalisa son dernier film.

Ce film Gertrud fut détesté, seul Godard le défendit. Ce n’était plus le Dreyer que l’on voulait aimer, celui des recherches picturales, de l’auscultation des visages, celui du pathos et du mystique. Non Gertrud est humble et froid, glacial souvent. Immobile souvent, sorte de huis clos de l’amour ou de sa mise à mort entre quatre murs. Enfermée et cernée Gertrud n’aura que la solitude comme issue. Son mari et son amant n’auront que leurs échecs. Automne des sentiments, automne du cinéaste, ce dernier film a l’odeur des feuilles mortes.

Quatre ans plus tard en 1968, le 20 mars 1968, Dreyer meurt à Copenhague à 79 ans, inaccompli et amer sans doute.

Il aura méticuleusement recherché les détails qui font la mémoire des gens et du monde. Il part souvent du plus élémentaire réalisme quotidien, pour entreprendre sa quête spirituelle.

Le cinéma « muet » de Carl Dreyer

Dreyer est un artisan obsédé de perfection. Visionnaire des moindres tressaillements des âmes, il a un sens éthique de son travail, se rapprochant ainsi de Robert Bresson par sa quête de pureté et de profondeur. Sans le côté torturé de Bergman, ni son analyse des corps et des visages sous le fouet de la culpabilité et du sexe, il donne à voir plus qu’à entendre.

Par le miroir des visages, il ouvre la vitre des intérieurs des humains. Alors il les filme au plus près, jusqu’au grain intime.

« Quiconque a vu mes films, (les bons), saura quelle importance j’attache au visage de l’homme. C’est une terre que l’on n’est jamais las d’explorer. Il n’y a pas de plus noble expérience, dans un studio, que d’enregistrer l’expression d’un visage sensible à la mystérieuse force de l’inspiration. Le voir animé de l’intérieur, en se changeant en poésie. » (Réflexions sur mon métier, 1956)

Par les visages passe tout ce qui est mis en abîme du destin des hommes et de leur mémoire.

Dans ses films dits parlant, Dreyer continue à faire du cinéma muet. Il colore le noir et blanc, il colore le silence par quelques irruptions sonores. Et ainsi dans Jour de colère il édifie de véritables tableaux. Pas la peine de grands dialogues entre les êtres alors que par la peinture, celle des visages et celle de la nature, le dramatisme des tableaux vivants, le souffle du vent toujours présent, tout est dit.

La pensée de Kierkegaard, ou celle de Pascal d’après Gilles Deleuze, peut se lire en filigrane dans son œuvre, pessimiste sur la société des hommes, utopique sur le pouvoir de dépassement par l’amour.

Il demeure ce cinéaste rude, intransigeant avec les autres et avec lui-même, obsédé par la perfection des détails ; Il n’opère pas par des « télégrammes de l’âme », mais par des lettres, ou plutôt des manuscrits enluminés patiemment.

Ordet, la parole

Un cinéaste devient un auteur quand toute son œuvre est marquée du sceau de la cohérence et du même désir. Et Dreyer, penseur désespéré et énergique à la fois aura sculpté ses personnages (Jeanne d’Arc, Johannes le christ rural d’Ordet, Anne la sorcière de Jour de Colère, Gertrud la sacrifiée)

Comment faire parler les vivants, comment faire parler les morts ?

Pas par des paroles, mais par des moments éphémères de langage. Par des images qui nous parviennent comme des premières images de la lanterne magique, l’aube des projections sur les draps de nos nuits.

Dreyer a écrit en 1962, un livre intitulé « le vrai cinéma parlant ». Pour lui l’abondance sonore, le flot de paroles ne font pas un film parlant. Mais le bruit du vent, les crissements des choses, quelques mots tombés des lèvres, disent tout. En fait Dreyer prolonge le cinéma muet dans le cinéma parlant. Certes il laisse peu à peu un certain expressionnisme, la distorsion des visages des personnages méchants, les gros plans de visages, et surtout ses portraits de groupe qui dépeignent une société (juges, paysans, bourreaux…).

Il se concentre sur le dépassement des dimensions apparentes, celui des sens, pour aller sous l’écorce du psychisme, vers la perception des « choses surnaturelles ». Ordet et son thème de la résurrection en est l’exemple évident, mais le pouvoir de l’héroïne de Jour de colère defaire apparaître ceux qu‘elle aime et se lever les tempêtes en est un autre.

En fait, tout procède de la parole qui devient formule magique, empreinte du silence gravé sur nos langues.

Le cinéma pour Dreyer est la porte qui s’ouvre sur l’inexplicable, l’autre monde. Et il l’obtient par le flux des « conflits de l’âme », plus que par le mouvement de ses personnages qui évoluent peu en fait devant la caméra. Cela est surtout vrai pour cette tragédie immobile qu’est Gertrud.

La forme de son cinéma est un exercice de transcendance. Sa fascination pour le surnaturel, ses plongées vers l’obscur et les vertiges des êtres

Et la très lente et longue maturation de ses films (15 ans pour Dies Irae, 20 ans pour Ordet,10 ans pour la plupart des autres) fait de son art cinématographique une ascèse.

Influences et résonances de Dreyer

lParmi les œuvres cinématographiques que Dreyer admirait, on trouve sans surprise Griffith, Eisenstein, Victor Sjöstrom, Rossellini, mais aussi Chaplin, René Clair, Davis Lean, Ernst Lubitsch, Marcel Carné !

Ainsi Dreyer s’il semble proche de Kierkegaard, était aussi fasciné par la narration et le pathétique. Lui qui aura arpenté tous les espaces intérieurs, aimait autant Charlie Chaplin que les films de son voisin scandinave, Ingmar Bergman.

Élevé au rang de grands classiques du cinéma, il est pourtant peu apprécié au Danemark son pays natal, et rarement mis en valeur dans les cinémathèques. Bergman aura le même problème.
Des articles de Jean-Luc Godard, de Gilles Deleuze, lui ont rendu hommage.

Son austérité, sa façon très picturale de filmer proche de Rembrandt en peinture, la lenteur des mouvements et des paroles, son obsession des éclairages et des tressaillements des visages, font de ses films un monde parfois fermé où le surnaturel devient parfois le quotidien.

Aussi il est compréhensible que Dreyer n‘ait pas de disciples, même si la nouvelle vague française le célébrera.

Ce moine-soldat de la caméra, minutieux jusqu’à la manie, exigeant jusqu’à la dureté, échappe aux modes et semble venir d’ailleurs. Dépassé pour certains, éternel pour d’autres. Il est un plasticien de la lumière et un entomologiste des détails qui font le portrait moral d’un personnage.

Son œuvre, manifeste de tolérance, peut sembler froide, manichéenne parfois, mystique exagérément. Elle demeure en nous comme la neige dans nos mémoires. Qui aura su peindre aussi profondément le blanc et le noir, la tension profonde sous les visages ? Dreyer nous parle de l’indicible, de la transfiguration, posément, géométriquement. Et son cinéma demeure juste, car il ne veut servir que la vie intérieure.

La passion sous le silence, les passions par les images, la vibration intérieure des visages humains, Dreyer aura ainsi dit l’inexprimable.

Quand en fermant les yeux, on pense aux films de Dreyer, des visages viennent se poser sur nous, en quête de leur transfiguration.

Gil Pressnitzer

Filmographie principale

Muets

1918 : Le Président
1919 : Pages arrachés au livre de Satan 1920 : La Quatrième Alliance de Dame Marguerite
1922 : Il était une fois
1924 : Michaël
1925 : Le Maître du logis 1927 : La Passion de Jeanne d’Arc

Parlants

Longs Métrages

1931 : Vampyr
1943 : Jour de colère (Dies Irae)1954 : La Parole (Ordet)1964 :Gertrud

Bibliographie

Dreyer par Jean Sémolué, éditions universitaires 1962, livre culte et jamais dépassé.