Michelangelo Antonioni

Identification d’un cinéaste

Une image n’est essentielle que si chaque centimètre carré de l’image est essentiel.

(Antonioni, 1960).

Michelangelo Antonioni ou le cinéma à pas de colombes amères sur le toit des silences.

La nuit vient de reprendre l’un de ses enfants, elle lui a laissé le temps de se dresser comme une statue murée dans son aphasie, muet depuis le 19 décembre 1985 après son attaque cérébrale, qui le fit s’éloigner du monde auquel il ne parla qu’avec des bouts de papier ou des tableaux.
Malgré sa légende qui l’aura pris encore vif, il convient encore de parler de cet homme de Ferrare, peintre et cinéaste, écrivain aussi, qui a su bâtir un univers aux avant-postes de notre monde écartelé entre amour et solitude. Antonioni s’éclipse lui l’homme des éclipses. Il aura attendu 94 ans, parti sans bruit le 30 juillet 2007 à Rome, pour s’inscrire aux abonnés absents et aura laissé de lui comme ultime message, le frémissement charnel d’Éros et son silence hautain.

En parler, comme cela sans raison, si ce n’est par amour justement, et pour ces quelques images entrevues récemment de ce vieil homme s’appuyant sur son fils au milieu de ces toiles, et déjà si loin de nous ne pouvant communiquer que par dessins, suite à une attaque cérébrale qui jamais ne lui aura ôté son sourire énigmatique.

Né à Ferrare le 29 septembre 1912, - dans cette petite ville si merveilleusement décrite par Giorgio Bassani dans "Les lunettes d’or" et "Les gens de Ferrare", avec ses courts de tennis et ses consciences de fin de monde - Michelangelo Antonioni est aux côtés des Bergman, Tarkovski,.. un des grands créateurs du cinéma. Plus de soixante-deux années de carrière cinématographique et toujours cette soif de dire encore l’indicible, les liens entre un homme et une femme. "Éros" parle encore de cet éternel mystère et malentendu perpétuel. Depuis toute caresse flotte en suspension.

La cérémonie du désir hante fortement Antonioni dans sa recherche qu’il mena à plus de quatre-vingts dix ans.

Antonioni fut pour certains le choc irrémédiable de la quête du cri ("II Grido"), de la fêlure du "Désert Rouge", des sentiments d’inertie et de mort de "l’Avventura", de la non-communication, par essence, entre homme et femme de la Notte, de l’ambiguïté et de l’effacement des traces humaines dans "Profession Reporter", et surtout du jeu des apparences, approche essentielle mais vaine de l’Autre, de la femme, dans "Identification d’une femme", du monde dans les autres, du monde transformé en cérémonie des apparences, et en trahisons soyeuses.

Antonioni a failli être réduit définitivement au silence par le système. Entouré d’anges gardiens, mis sous assistance comme un vieux déraisonnable (Wim Wenders pour Au-delà des nuages en 1995, Wong Kar-Fai pour Éros...), il a pu continuer, revenant souvent aux courts métrages, et poursuivre sa route obstinée. Il avait commencé par un court-métrage (documentaires sociaux surtout) avant son premier film en 1950, "Chronique d’un amour", déjà chronique sur le passé d’un être aimé et inconnu à la fois. Mais son véritable dernier film est "Au-delà des nuages" débordant de sensualité, et d’amour des corps enlacés.

"Je continuerai à faire des films, jusqu’au moment où j’en ferai un dont je serai totalement satisfait ". Antonioni mourra insatisfait des scénarios non tournés, des films non parfaits à ses yeux. Que de querelles vaines faites autour de lui, tour à tour icône de la bourgeoisie replète qui s’ennuie, de la chronique sociale des pauvres gens prisonniers d’un ciel bas et d’un amour immense, de la Chine en geigne, des modes qui fulgurent ( Blow Up, Zabriskie Point ). Antonioni sans jamais avoir voulu s’expliquer, fut tout cela et bien plus encore.

Souvent les films d’Antonioni se présentent comme des enquêtes, des quêtes initiatiques, des recherches des secrets intimes qui se dérobent quand on s’en approche. Car les personnages d’Antonioni ne sont pas intimes avec eux eux-mêmes.

Les personnages disparaissent ( L’Avventura, Identification,...) ou cherchent à disparaître ou endosser par substitution une autre identité. Deuil ou fuite, cela sert de révélateur sur la situation réelle d’un couple ou d’un amour. Rupture et solitude sont toujours en filigrane dans ses films.

On ne peut que se croiser, se chercher sans se trouver, passer aux travers des ombres de l’autre. Tout se dérobe et le présent se cache sous le péché du passé. Cela ne sert à rien de se cacher derrière le pauvre cache-sexe de l’incommunicabilité pour exorciser Antonioni. Son cinéma est infiniment plus complexe, entre austérité et débordement. Entre cet homme qui pleure sur la terrasse à la fin de l’Avventura et ses corps de peinture lumineuse mettant leurs orgasmes en barrière contre le néant.

Le cinéma d’Antonioni est un cinéma de caverne de Platon, avec la même interrogation sur la réalité de la réalité. Il s’agit d’un cinéma de frôlements. Un monde inconnu et oppressant est là surgissant des brumes comme le bateau qui remonte le Pô dans le Désert Rouge. Et Antonioni impassible assiste à la prolifération de la « maladie des sentiments ». Qu’avons-nous encore à nous dire ? se demande-t-il dans ses films. Quelle est l’aliénation qui nous rend infirme en amour ?

Ces films restent comme des récifs de la mémoire où s’éventre notre vie quotidienne, et lui seul sait rendre ces jours si plats qu’ils ne peuvent ricocher tant ils sont galets usés.
Son oeuvre est faite d’espaces limités par le vide et balisés par l’absence, mais elle rend finalement mieux compte de notre désarroi que beaucoup d’autres chargées et grimées.
Cette irruption du silence sur la pellicule, panoramique de l’immensité de l’espace, cet art de l’attente entre le rien et le drame auront signifié son cinéma, entre ombres et silences marqués nos vies à nous amoureux déraisonnés de ses images.
Michelangelo Antonioni a su dilater le temps. le temps est étiré, il est long, et s e traîne en volutes aux marges de l’ennui. Il joue sur la durée par ses longs, très longs plans fixes. Les temps morts s’étendent en marécages intérieurs dans ses films. Silence, regards ailleurs, décalages constants avec le réel, son cinéma fut profondément original ; Les images devaient devenir pour lui des sentiments.
L’homme de Ferrare savait les sables mouvants des amours en quête de sens. L’angoisse de vivre sourd à chaque plan aussi bien dans les plaines du Pô que dans les friches des villes. Dans ce qui semble figé, endormi, il fait apparaître en filigrane des fontaines résurgentes à l’eau laiteuse de la mélancolie.
Ces maisons délabrées, ces plages de riches encore plus délabrées, les zones interlopes des villes et surtout l’intérieur secret des demeures en pierre ou en humain, forment les espaces abstraits de ses images, de sa mémoire. Il se souvient du fusain qu’il maniait enfant, du tennis et du bruit des balles sur le néant de la terre battue. Il sera toute sa vie un peintre, le peintre "de la torpeur froide". Il vivait à l’orée des frontières entre les êtres, entre les nuages, entre les corps. Il n’avait aucun souci de logique narrative, la palpitation affolée des âmes lui suffisait. L’au-delà des horizons des rapports humains sera sa profession de reporter de l’indicible. Il avait pourtant débuté comme documentariste, mais le véritable réel est ce qui vibre en secret à peine entr’aperçu qui toujours révèle la solitude des êtres.. Le visage de l’angoisse est toujours de l’autre côté de ses images.

Souvent dans Antonioni il y a une liturgie de la substitution, substitution de personnages avec l’ombre immense de l’absence (Avventura, Profession Reporter,...), substitution des lieux et des histoires. Les personnages, souvent amants ont entre eux le mystère de l’autre et l’immense tragique de l’absence. Il n’a rien à faire du réalisme, "néo" ou pas, des sentiments débordants. Lui il ausculte les longues mélopées des tressaillements des êtres, comme un expérimentateur, comme un savant effrayé par sa découverte s’intéresse minutieusement à ce qu’il découvre sous son microscope. Il sait que rien n’est stable ici-bas, et que les bouleversements affleurent sous le silence.

Il aura bâti son oeuvre sur un paradoxe, celui de l’incapacité totale de l’image de pouvoir rendre compte de la réalité (voir Blow up), et de produire des images pour le dire et le contredire.

Filmer, c’est pour lui continuer à croire que l’on existe sans beaucoup d’illusions, et en effaçant ses pas. Il s’approche des mystères de nos vies : « Faire un film est pour moi vivre ».
Le brouillard est souvent présent dans ses images, car il symbolise la dissolution des êtres :"Je nous regarde en dehors et en dedans, de loin pour voir de plus près". Antonioni filme au creux des choses et des êtres, car le monde est creux. Il faut le rendre ainsi. Il aura eu pour médium la sublime Monica Vitti, pythie de ses idées, ancrage charnel de ses émotions.

La violence du monde est là, prête à sauter, et quand on veut savoir la vérité, elle s’échappe par dérision ("Blow up") ou par mensonge ("l’Eclipse"). Elle blesse les gens qui se réfugient dans leurs névroses, leurs non-paroles, leurs fuites.

Le succès en 1960 de "l’Avventura" a limité la perception des films d’Antonioni à celui de l’incommunicabilité, surtout entre homme et femme, deux planètes provisoires et lointaines.
Les thèmes de son oeuvre sont bien plus complexes : la compréhension en profondeur de la femme, la cruauté de l’amour, la vie écrite en bandes destinées et funestes, la disparition où la réalité se dissout, quelqu’un qui prend la place de l’autre croyant accéder à la liberté et ne trouvant que la mort.

Son film le plus attachant pour moi, reste "Le Cri", dont l’histoire résume Antonioni : un homme, chassé sans raison de son amour, va se disloquer sur les routes avec sa petite fille, et le vide lentement se comble, il reviendra se tuer auprès de l’autre avec une dernière fois des regards qui se croisent sans pouvoir se comprendre. Il aura aussi ce choc sanglant avec la couleur dans "Le désert rouge" où se sont taries les oasis de l’amour.

La catastrophe finale est toujours présente, même feutrée et dans des images froides, Antonioni nous amène dans ses longs métrages au plus près de nos gouffres. Son écriture, faite de longs plans, de plans-séquences, d’images fugitives mêlées à des arrêts sur image, est celle d’un peintre où les regards sont le sang des choses, et les images le leurre. Tout dialogue n’est pas essentiel, mais anecdotique, comme notre vie.

Ce cinéaste, condamné au silence intérieur, dans son silence accepté, est le plus pénétrant témoin du mal-être, de l’errance des sentiments. Son cinéma d’artisan pourra semblait désuet aux nouveaux spectateurs, à nous il fut révélation d’une condition humaine. Dans l’entrelacs des sentiments, Antonioni fut le passeur des enfers, d’une rive à l’autre. Lent, nourrice ultime des amours finis, arpenteur des murs entre les êtres, il maintient le désir vigilant. Il restera comme le funambule du déséquilibre. Comme un peintre de la Renaissance égaré dans notre siècle. Inadapté fondamentalement à notre monde, il sut en exposer les failles. Ce monde où la femme est partie : "La femme est partie, mais la peur est restée". Ses femmes Lucia Bosé, Monica Vitti, Enrica, toutes murmurant toujours en lui. Femmes et silence, ses dernières fortifications. Le tissu de chacune l’entourait, il n’avait plus froid, même dans sa mort.

« Il suffit de garder les yeux ouverts : tout se charge de signification ».

Rien n’est caché dans les films d’Antonioni, et pourtant, tout se dérobe et jamais ne vient l’oubli. Tout est de l’ordre du sensible, voulu et ordonné par Antonioni, et les tentatives d’explication ne peuvent que rester en surface ou produire des banalités. Il faut se laisser simplement submerger doucement, sans traité philosophique. Et puis Antonioni affirma son cinéma évident, feignons de le croire. Et si tout simplement chez lui n’était qu’émotions ? "La technique doit être au service de la poésie", cette règle éthique Antonioni l’aura mis en pratique aussi bien dans ses documentaires sociaux que dans les brumes et les mystères de ses films d’exploration des sentiments.

"Rien de difficile ou de mystérieux. En tout cas, rien de plus difficile ou de plus mystérieux que la vie que nous vivons tous » Antonioni (1964).
Lucide et altier, Antonioni restera comme une conscience dénudant les apparences trompeuses. Il laissait ses acteurs boirent le silence. Lui à la fin ne prononcera qu’un mot par an.

Buona notte, Monsieur Antonioni, homme de l’instabilité et des violences secrètes. Dormez bien dans votre chère ville de Ferrare, vos films laissent les lampes allumées. Vous attendez encore que les flocons de neige tombent sur la plage déserte de nos sentiments, et le blanc s’est refermé sur vous.

Buona notte, Monsieur Antonioni.

Gil Pressnitzer

Filmographie

Sguardo di Michelangelo, Lo (2004)
Eros (2003) film à 3 sketches (Wong Kar-Wai, Soderbergh,...) « le Fil périlleux des choses »
Just to be together (2001)
Il Filo pericoloso d’elle cose (2001
Destinazione Verna (2000)
12 registi per 12 città (1998) film à sketches
Par-delà les nuages (1995)
Roma ’90 (court-métrage) 1989
Kumbha Mela (court-métrage) 1989
Identification d’une femme (1982)
Le Mystère d’Oberwald (1980)
Profession : reporter (1975)
Chung Kuo La Chine (1972)
Zabriskie Point (1970)
Blow-up (1966)
Il provino (un épisode de I tre volti, les trois visages, 1965)
Le Désert rouge (1964)
L’ Éclipse (1962)
La Nuit (1961)
L’Avventura (1960)
Le Cri (1957)
Femmes entre elles (1955)
Tentativo de suicido (un épisode de Amore in cita, 1953)
La Dame sans camélias (1953)
L’ Amour a la ville (1953)
Les Vaincus (1952)
Chronique d’un amour (1950)
La Villa des monstres (1950)
Superstition (1949)

Roma-Montevideo (court-métrage) 1948
Italie
Nettoyage urbain (1948)
Les Gens du Pô (1943)