Yasujirô Ozu

OZU ou LES MIRAGES DU PRINTEMPS

Yasujirô Ozu a réalisé près de 60 films et il appartient avec Kurosawa et Mizoguchi au trio des réalisateurs de ce qu’on nomme l’âge d’or du cinéma japonais du XXème siècle. Parmi eux il est demeure le plus insaisissable, le plus paradoxal. Loin d’être un traditionaliste, Ozu est aussi un des rares à avoir résisté au cinéma en « costumes » et tourné vers l’histoire. Même si, en particulier dans ses derniers films et l’âge venant, il ne cesse d’évoquer le passé. Mais ce dernier est toujours lié chez lui au phénomène de l’intervention des progrès technologiques dans la culture nippone et l’évolution des mœurs à laquelle est confrontée la génération des anciens.

Dans Fleurs d’équinoxe (1958), un père de famille affiche un généreux libéralisme quant aux relations amoureuses des jeunes filles. Pourtant lorsqu’il s’agit de la sienne, il refuse qu’elle épouse l’homme dont elle est tombée amoureuse. De même, dans Bonjour (1959) remake réactualisé de son film muet Gosses de Tokyo un autre père s’oppose à ses fils qui font la grève de la parole car il refuse de leur acheter un téléviseur parce pour lui il s’agit d’un facteur d’abrutissement. Cependant à chaque fois, Ozu finit par donner raison aux tenants de la modernité. Tout cela témoigne des incessants tiraillements d’un artiste majeur qui résista au parlant (jusqu’en 1936) et à la couleur (jusqu’en 1958).

Le terreau d’une œuvre

Fils de commerçant, il se découvre très jeune une passion pour le cinéma. Il grandit à Matsuzaka dans le village ancestral de la famille.

Ses parents appartiennent à la classe déclinante de la petite bourgeoisie.

Son père est marchand d’engrais et très souvent absent de la maison.

Avec ses deux frères il est donc élevé à la campagne par sa mère.

Les trois frères sont considérés comme des enfants gâtés, des garnements dans le genre de ceux qu’il mettra en scène bien plus tard dans Gosses de Tokyo. Mais de cette époque il faut garder à l’esprit l’absence du père de l’artiste qui travaille le plus souvent loin du foyer familial à Tokyo car cela n’est pas sans incidence sur la thématique de ses œuvres.

Ses études sont guère brillantes. En 1920 Ozu est renvoyé du collège où il était interne après avoir obtenu un zéro de conduite - sanction infamante à l’époque et dans un pays où le respect est une règle de base - pour avoir témoigné d’un comportement bagarreur et alcoolique. Sa punition est causée aussi par le fait qu’il collectionne les photos de Otome Amatsu, Prima donna de l’opéra entièrement féminin du Takatazuka. Il est aussi sanctionné pour avoir adressé une lettre très sentimentale à l’un de ses camarades du collège. Très vite il se désintéresse de ses études et préfère passer son temps au cinéma. Il dévore les films américains, pour lesquels il se prend d’une passion qui ne l’abandonnera jamais. Seuls, le cinéma, la littérature moderne, la boisson et le bon temps l’intéressent.

Tout commence sur le plan cinématographique en 1922, lorsqu’il entre, avec l’aide d’un de ses oncles, en tant qu’assistant-opérateur à la Shochiku, importante société de production. Il rencontre Kôgo Noda : Ozu travaillera avec lui sur pratiquement tous les scénarios de ses films. On l’encourage à essayer la mise en scène mais Ozu refuse une responsabilité dont il n’a pas d’emblée envie. Comme il l’écrit« En tant qu’assistant-cameraman, je pouvais boire autant que je le voulais et passer tout mon temps à bavarder. Comme réalisateur j’aurais dû rester toute la nuit debout à travailler sur le script.» Pourtant, il demande en 1926 à être nommé assistant-réalisateur. Il obtient immédiatement ce poste, mais il choisit, à la surprise de beaucoup de ses amis, de seconder le cinéaste Tadamoto Okubo, réputé « vieillot », metteur en scène de comédies « nonsensiques », constitués d’une suite de gags invraisemblables où abondent la farce et les plaisanteries salaces. Mais très vite il passe au stade supérieur.

Dès 1927, il met en scène son premier film le Sabre de pénitence et collabore avec celui qui sera le scénariste d’un grand nombre de ses œuvres futures : Kogo Noda et Hideo Mohara son chef cameraman. L’arrivée du son ne perturbe pas Ozu. Contre cette modernité qui ne le touche guère il persiste à réaliser des films muets sous prétexte qu’il attend que son cameraman fétiche ait le temps d’en maîtriser la technique. À ceux qui s’étonnent de le voir repousser le passage au parlant pour une promesse à des techniciens, Ozu réplique : Si je ne peux pas tenir une promesse comme celle-là, il vaut mieux abandonner la réalisation, ce qui ne serait pas plus mal…
Il faut donc attendre 1936 pour qu’il tourne son premier film parlant Un fils unique.

Jusqu’au dépouillement total

Dès le milieu des années 1930, il devient l’un des réalisateurs les plus célèbres du Japon. Il aborde avec talent et succès aussi bien la comédie que le drame. Dans ces deux genres il s’attache à traiter de la vie familiale japonaise car elle est le témoin des bouleversements sociaux de l’époque. En 1937, il est mobilisé et sert vingt mois en Chine pendant la guerre qui oppose les deux pays. De 1939 à 1945, Ozu ne réussit qu’à tourner deux films. Il refuse en effet de réaliser les œuvres militaristes et patriotiques qu’on attend de lui. Insuffisamment engagés dans la propagande ses films sont alors vilipendés.

Ozu contre-attaque en prônant la défense de la liberté des cinéastes en général et celle de Kurosawa en particulier, en difficulté avec la junte militaire au pouvoir. Envoyé à Singapour en 1943, il se voit confier la réalisation d’un film de propagande. Mais il ne tourne que quelques plans et préfère attendre sur place la capitulation du Japon qu’il juge inévitable. Il profite de ce temps et de ce lieu afin d’y voir des films de John Ford qu’il admire tout particulièrement ainsi que des films tels que Le grand passage, Fantasia, Autant en emporte le vent et surtout Citizen Kane qu’il visionne plusieurs fois. Il citera d’ailleurs toujours cette œuvre d’Orson Welles comme son film étranger favori. En 1945, fait prisonnier de guerre dans un camp britannique il ne rentre au Japon qu’en février 1946 et ses nouveaux films ne manifestent pratiquement pas de changements par rapport à ceux d’avant-guerre.

Il tourne alors beaucoup jusqu’à la fin de sa vie. Printemps tardif s (1949) passe pour être le premier film dont le style manifeste clairement les caractères qui seront ceux de ses films jusqu’à sa mort. Mais cette classification est abusive. Tout au long de son œuvre, Ozu a mûri son style jusqu’à parvenir au dépouillement total, à l’élaboration des moyens de la mise en scène en homogénéité parfaite avec ses propos. De 1949 à 1963, il réalise treize films. Tous témoignent de son génie de la nuance, de l’incroyable assurance de son tempo narratif. Il apparaît de manière magistrale dans son Voyage à Tokyo que beaucoup considère comme son chef-d’œuvre. À la mort de son père, en 1936, celui qui habita toujours avec sa mère et après avoir tourné 54 films meurt d’un cancer le 12 décembre 1963, le jour de son 60ème anniversaire. Ses cendres reposent dans le Temple Engaku-ji à Kita-Kamakura et sur sa tombe est gravée un seul caractère « mu«, que l’on peut traduire par « néant«, un néant qu’à sa manière les films de l’auteur ont su matérialiser afin de montrer ce qui se cache derrière.

Les films d’Ozu possèdent en effet des caractéristiques très particulières. Elles ont été souvent dénigrées en occident sous prétextes sinon de lourdeur du moins de lenteur mais peu à peu on a compris dans le monde entier la qualité de celles-ci. Elles ne sont plus considérées comme un « tic« culturel mais un langage. Il est devenu dans sa spécificité un langage compréhensible par tous. Les œuvres d’Ozu sont remarquables parce qu’elles sont formidablement épurées. Le réalisateur y choisit le plan moyen fixe. Mais avec une particularité : sa caméra est placée généralement très bas, presque au ras du sol. Les rares gros plans ou mouvements de caméra sont très subtils et, grâce à de magnifiques plans de coupe, ils donnent à la mise en scène une respiration et une dimension particulières.

Il existe dans ces choix un sens incomparable de l’espace et de la présence humaine qui ne sera pas sans influencer un cinéaste comme Antonioni. D’autant que la trame des récits est toujours très simple, comporte peu d’actions spectaculaires, voire aucune. Ozu ne recherche pas la dramatisation spectaculaire. À l’inverse, au moyen de l’extrême sobriété et densité de la forme cinématographique, il tente d’atteindre l’essence même de ce que l’image peut montrer - ce que Barthes nommera plus tard « le filmique ».

On a toujours eu du mal à situer Ozu par rapport à ses grands confrères de cinéma international. En dépit des différences stylistiques de ses plans longs, de son découpage épuré, Ozu est plus proche de l’humanisme d’un John Ford que de la sévérité janséniste de Bresson. Car l’épure esthétique n’est pas le vecteur d’une ascèse existentielle. Au lieu de revendiquer l’abandon des plaisirs de la vie, le cinéaste nippon qui a débuté sous l’influence du burlesque américain, illustre l’existence des hommes jusque dans ses aspects les plus prosaïques. Sans parler des libations incessantes de ses personnages masculins (parmi lesquels son acteur fétiche, Chishu Ryu sorte d’autoportrait du réalisateur).

Mais l’essentiel pour Ozu est de dépasser les passions et les déchirements pour atteindre une forme de sérénité. Il est à ce titre fidèle à une certaine morale traditionnelle japonaise comme le prouve, un film découvert tardivement en France :Il était un père. Dans une ville de province, Shuhei Horikawa, un enseignant veuf, mène une vie modeste avec Ryohei, son fils unique. Lors d’un voyage scolaire, un élève se noie. Shuhei prend la responsabilité de l’accident et décide de retrouver sa région natale. Au cours du voyage, père et fils discutent de la vie et du temps futur. Shuhei annonce à son fils qu’il ira étudier en internat, impliquant inexorablement leur éloignement l’un de l’autre. Tourné pendant la Seconde Guerre Mondiale, ce film était l’un des films préférés d’Ozu. Autour des relations entre un père et son fils, le cinéaste y propose une réflexion universelle sur la rivalité et les legs des valeurs familiales et culturelles ainsi que sur l’incommunicabilité.

La puissance visuelle et la philosophie de son langage filmique

Les constantes de l’univers flottant que le langage d’Ozu manifeste tiennent aussi à la manière dont le réalisateur (et son scénariste) ont envisagé le dialogue. Chez Ozu les humains peuvent difficilement se parler entre eux. On ne peut saisir ce que dit un autre qu’en y ajoutant du sens. Mais cet ajout aboutit à un vide sémantique et comme l’a écrit Michel Chion « on ne pose pas de couette sur la tombe d’un mort. On est accueilli, essentiellement, par l’absence des maîtres de maison, pour autant qu’une maison soit une construction autre qu’illusoire ».
C’est pourquoi dans de tels films si l’acheminement vers la mort n’est pas clairement perceptible, le silence est là pour nous la rappeler dans une sorte d’énigme qu’Ozu compare à « un mirage de printemps ».

Le cinéaste pour faire percevoir cet artefact a su creuser des formes narratives contre le récit. Et l’apparent statisme de l’œuvre cache de fait une dynamique fondée sur le mouvement successif et répété des personnages (ou ceux des objets qui bougent). Il produit le sentiment du cours absolu du temps et de sa perte. En imaginant une écriture dramatique, autre qu’une dramaturgie classique, Ozu a conçu des films qui regardent leurs spectateurs autant que les spectateurs les regardent un peu comme cela se passe dans notre existence : ce que les vivants en comprennent, c’est en percevant l’absence, bref lorsqu’il est trop tard.

Depuis le début de son parcours, Ozu abrite les mêmes angoisses et construit son œuvre sur des drames avec la simple vie des gens, sur l’insaisissable nature des liens parentaux, sur l’authenticité des dialogues stupides entre ivrognes, le soir. Ozu comparait d’ailleurs la réalisation de ses films aux productions successives d’un fabricant de tofu. Année après année, celui-ci produit le même aliment : mais cependant, les connaisseurs notent de subtiles nuances gustatives, en lesquelles réside tout l’intérêt de savourer cette substance. En effet Ozu a toujours senti le danger que représentait le cinéma : trop faire croire à la réalité des drames qu’il permet de montrer. Son art fut de toujours parvenir à subvertir les conventions, que ce soit de la prise de vue, du jeu d’acteurs ou du montage. Le réalisateur multiplie les décalages afin que le spectateur, à force de dépaysements et de malentendus, ne puisse que se poser des questions, sans espoir de réponse - comme devant une œuvre d’art, mais aussi comme dans les tribulations quotidiennes de l’existence.

C’est d’ailleurs pourquoi le cinéaste a choisi le plus souvent dans ses films (et ce dès les premiers) une matité particulière du noir et du blanc (ce qui n’est sans doute pas sans rappeler l’esthétique héritée du théâtre Nô) afin d’explorer une « vérité » et un conflit intérieur. Ozu refuse l’éclat d’une lumière qui pourrait donner un effet brillant, dysphorique à son noir et blanc. Ce refus n’est pas pourtant un refus des contrastes bien au contraire. Mais le brillant et l’éclatant sont exclus au profit d’une neutralisation des effets de contrastes trop voyants. Surgit une saturation de l’image dans lequel le blanc lui-même (des visages par exemple) possède un granulé sombre fascinant et rare.

L’assombrissement et la matité focalisent sur la prééminence au drame intérieur que vit par exemple l’héroïne de Crépuscule à Tokyo. Son conflit psychologique ne passe jamais par le dialogue ou l’explication. Juste par cette lumière. Peu à peu elle s’affaiblit et (à l’exception de quelques scènes extérieures) parvient toujours d’éléments qui eux-mêmes soulignent la lutte entre modernisme et tradition. D’un côté les néons de la rue de la « perdition », de l’autre la lumière minimale de certains intérieurs (tripot, chambre d’étudiant ou habitation familiale). Quelle qu’en soit la source, cette lumière ne rebondit jamais sur les visages afin de produire un effet de brillance. Elle semble s’y absorber. Au rebond Ozu préfère donc toujours l’absorption.
C’est de là que proviennent la puissance visuelle et la philosophie de son langage filmique.

J.Paul Gavard-Perret.

Citations

« Ce sont les choses inutiles qui rendent la vie aimable »
« Les étrangers, un jour comprendront mes films » déclara Ozu vers la fin de sa vie, « enfin non. Ils diront comme tout le monde que mes films sont très peu de chose ».
La vie est simple et l’homme ne cesse de la compliquer en « agitant l’eau dormante »
À propos des films muets : Si je ne peux pas tenir une promesse comme celle-là, il vaut mieux abandonner la réalisation, ce qui ne serait pas plus mal…

Filmographie principale

Films muets

1931 : Le Chœur de Tokyo
1932 : Gosses de Tokyo
1933 : Une Femme de Tokyo
1934 : Histoire d’herbes flottantes
1935 : Une jeune fille pure

Films parlants
1936 : Le Fils unique
1941: Les Frères et Sœur Toda1949 : Printemps tardif
1950 : Les Sœurs Munakata
1951 : Été précoce
1952 : Le Goût du riz au thé vert1953 : Voyage à Tokyo
1956 : Printemps précoce
1957 : Crépuscule à Tokyo
1959 : Herbes flottantes

Films en couleurs

1958 : Fleurs d’équinoxe
1959 : Bonjour1960 : Fin d’automne
1961 : Dernier Caprice
1962 : Le Goût du saké

Bibliographie

Ozu ou l’anti-cinéma par Kiju Yoshida, Actes Sud ( avril 2004).