Youri Norstein

La berceuse du petit loup gris

… Il y a perpétuellement en moi ce mélange d’émerveillement et de tristesse…

(Norstein)

Comme la neige toute l’oeuvre de Youri Norstein tient dans la main et encore. Elle demeure et ne fond jamais même si elle ne pourrait faire que des bonhommes de neige. Note enfance est enfouie en elle et le petit loup gris du conte des contes nous chante la seule berceuse qui puisse nous apporter consolation.

Le héron et la cigogne 10 minutes, le hérisson dans le brouillard 10 minutes, le conte des contes 26 minutes, le manteau guère plus. Chaque film lui prend plusieurs années. Ainsi le manteau d’après Gogol l’aura occupé de 1980 à 2004!

Une heure d’éternité à peine, à nous donné par le plus grand des cinéastes russes encore vivant.

Plus que les nouveaux cinéastes japonais (Miyazaki, Takanata...) il reste avec Jiri Trnka définitivement le plus grand.
Youri Norstein est né le 15 septembre 1941 à Andreiewka né en 1941 en Ukraine, dans la région de Penza. Dessinateur, peintre animateur, au studio d’animation Soyouzmoultfilm de Moscou, il participe à une soixantaine de films courts entre 1961 et 1968 avant d’entreprendre son oeuvre propre.

Après les "ébauches" que sont 25 octobre et La bataille de Keryenetz, il commence, avec son épouse Franzeska Yarboussova, sa sœur d’âme, a approfondir son univers fait de fables sur la mélancolique condition humaine. Ces fables mettent en scène des animaux plus humains que nous.

Par le miroir infini de la poésie il nous tend nos beautés et nos laideurs, notre angoisse et notre joie triste.

Son travail obsédant, méticuleux sur les atmosphères, les réminiscences font une suite de tableaux qui devient goutte à goutte des histoires d’humanité.

Tout sourd lentement du brouillard de nos consciences, et la peur de l’errance et du néant du petit hérisson perdu dans la brume, est celle de tous les hommes errants. Les oiseaux de malheurs qui rasent nos têtes sont les tyrannies tapies partout.

La présence obsédante de la guerre et de la mort désincarnée hante son chef d’oeuvre, Le conte des Contes.

Ces berceuses du petit loup gris sont notre impossible besoin de consolation. cette balançoire que veut bien pousser un minotaure est la fraternité d’une vie chancelante.

Le Conte des contes (1979), a d’ailleurs été désigné comme le meilleur film d’animation de tous les temps en 1984. Ce film, si court, est d’une ampleur mystique à l’égal de Tarkovski, avec en plus une ferveur panthéiste qui donne un sens au passage terrestre.

Cet oiseau qui va manger la pomme de l’enfant aux joues rouges sur le banc, est le dialogue entre les êtres.

Tout est millimétré dans ce monde en miniature qui contient tous les mondes présents.

Rigueur et pudeur, tendresse infinie et dénonciation de la folie des hommes (le défilé des soldats fait penser à Kantor), font des dessins animés de Norstein une parabole morale et imbibée de compassion.

Pas une image qui ne soit juste, pas un dialogue superflu, pas une couleur ou un noir et blanc qui ne soit magiquement en place. Cet art de l’économie presque orientale fait un univers particulier qui est un monde flottant au milieu des roseaux des songes.

Ces mondes où se frôlent les choses et les êtres viennent de loin chez Norstein :

« Dans mon enfance, alors que j’étais gravement malade, je faisais toujours le même rêve. C’était comme si, dans l’obscurité, se dressait, en un épais parallélépipède, une pile de papier extrêmement fin d’environ un mètre de haut. Je dois avec rapidité et précision transporter toute cette pile de papier, feuille par feuille, en un autre lieu. Je m’efforce de le faire le plus rapidement possible mais la pile ne diminue pas d’un seul feuillet et l’autre n’augmente pratiquement pas non plus. »

Il faut savoir que pour ses films Norstein empile les calques sur lesquels sont dessinés les mouvements des personnages. De plus il n’aura pas connu son père Berco Leibovitch Norstein, mort quand il avait 14 ans. Dans cette Ukraine violemment antisémite cela n’a pas du être facile pour Norstein.

« Ma mère n’avait pas d’aptitude particulière mais faisait bien la cuisine et défendait ses enfants des horreurs de la vie. On me rappelait sans cesse mes origines juives ». Il ne fait jamais référence aux apports de la culture juive dans son oeuvre.

Son côté profondément messianique le montre pourtant.

Tout petit enfant il aura imprégné en lieu les désolations de la guerre car sa région fut l’une des premières envahie par Hitler. il ira vivre à Moscou. La musique le marquera aussi, celle que jouait son frère aîné. Le thème de la musique. qui console sera repris par l’image du petit loup. Ses études à l’École d’Art ne l’empêchent pas de devoir travailler dans une usine de meubles, son père était ajusteur lui aussi.

Pour briser cette fatalité il entreprend en 1959, un cycle de deux années d’études de peintre-animateur au Studio de cinéma "Soyouzmoultfilm" où il commence à travailler en 1961. Lui qui rêvait seulement de peinture il fait la petite main pour les animateurs russes. Il finit par détester le dessin animé.

Ne pouvant être admis dans une école de peinture et ayant la révélation de la mise en scène en lisant Eisenstein, transfiguré par sa compagne Franceska Yarbousova et par la peinture de Rembrandt, il devient l’immense créateur que nous connaissons.

« J’ai eu pour professeurs les grottes d’Altamira et de Lascaux, Le Sauveur de Andrei Roublev, la dernière sculpture de Michel-Ange La Pietà Rondanini, Les Ménines de Velâzquez, la dernière période de Goya, Le retour du fils prodigue de Rembrandt, Van Gogh, Moussorgsky de Repine, Pavel Fedotov, Chardin, Millet, l’avant-garde russe et européenne, le film de Jean Vigo L’Atalante, l’œuvre en six tomes d’Eisenstein ».

Mais sa véritable école se trouve dans l’éclat des yeux des enfants. Cette fragilité et ces sourires font de lui un peintre de l’enfance.

« On comprend que tout l’art du monde n’a de sens que si l’amour éclôt dans nos cœurs ».

Norstein porte longtemps en lui ses contes, ses images. Des corbeaux perchés dans un arbre enneigé, une berceuse de l’enfance, un personnage de l’enfance le loup non pas inquiétant mais tendre, une vieille maison à deux étages où il a vécu 25 ans, une nappe blanche, une grande nappe blanche et le Conte des Contes apparaissait.

« La vieille maison de deux étages... la cour... Brusquement, on commence à comprendre que c’est précisément dans cet espace que s’est écoulée une partie essentielle de sa vie ».

Norstein comme Milosz porte en lui les vieilles demeures et l’enfance et le Conte des Contes en est l’aboutissement.

« Dans un pays d’enfance retrouvée en larmes. Dans une ville de battements et de cœurs morts. » dit Milosz et Norstein a cette douce voix d’enfant malade dans son univers, et le jour pleut entre ses images. Le petit loup continue à vivre dans la maison abandonnée, la balançoire bouge encore, les gens sont dispersés pour toujours.

Norstein au travers de ses fables, lapin chassé de son terrier, cigogne et héron ne pouvant se rencontrer dans leur quête impossible du bonheur contre l’égoïsme de la solitude, petit hérisson perdant ses repères du monde familier, ours affectueux, fait sans doute que des films sur la mémoire.

Ces longues journées d’enfance enfuies devant les lendemains durs trouvent refuge dans le doux regard des animaux.

Il faut repeindre les jours : où « les joies ne sont pas reconnues comme des joies - celles du soleil, de la neige, du vent, de la promenade, de l’assiette plate bien lavée, du chien, du chat. Pourvu que nous échappions à cette attente du destin ! »

Il passe un chat, une chaussure abandonnée, la pluie toujours, du linge qui bat sur un fil, un taureau venu de Picasso, un petit vieux, un blessé de guerre unijambiste, un train qui passe en hurlant, une petite fille et sa corde à sauter. Et la comptine du petit loup gris qui déroule en nous comme les linges du souvenir et parle de ce qui est enfoui en nous : la vie, la mort, la guerre, la nuit, les joies et terreurs de l’enfance. Et l’infinie douceur des yeux des bêtes qui vous regardent. Ah le regard du loup, si tendre, si profond !

Les choses aussi vous regardent.

Ainsi le Le petit hérisson dans la brume pourrait se résumer à cette feuille morte d’automne qui égratigne le sol. Et le voyage initiatique d e l’amitié du petit hérisson se fait au travers de nos peurs d’enfant.

Dans son dernier film Le manteau d’après Gogol, lui aussi Ukrainien, Norstein abandonne l’enfance, pour l’univers du pouvoir et des hypocrisies, de la vanité et de l’esclavage. des apparences. Il renoue avec le drame psychologique.

L’allégorie du manteau volé à Akaky Akakiévitch, petit fonctionnaire miteux, qui mourra de froid et de honte est clairement celle de l’État qui vous dépossède. Son fantôme hante la ville de Petersbourg pour se venger. Elle est aussi un retour vers son film Le renard et le lièvre, la peur de la dépossession. Le manteau ou la perte du logement figurent la chute sociale de l’individu. L’offense faite à l’individu comme le dit Norstein. Le tragique du néant des journées d’un pauvre fonctionnaire Akaki Akakievitch, personnage principal du Manteau, est à la fois son quotidien auquel il se cramponne et son agonie assumée. Norstein oppose la totale grisaille de son héros, de son bureau, de sa chambre, avec la folle liberté des tempêtes de neige.

La peur apparaît souvent dans les films de Norstein, la peur de voir éclater ce qui paraissait si simple, la peur de l’autre, les fantômes convoqués par la peur.

La technique de Norstein utilise le matériel de base de tout animateur (papiers collés, calques) mais aussi les peintures, la photo et à la vidéo au moyen d’incrustations de réel dans le dessin. Cet art qui nous touche tant dégage sa magie par ce mélange d’artisanat apparent et d’extrême sophistication. Là où le dessin animé japonais joue sur des sommets de créativité en art d’animation, mais reste au niveau plastique, Norstein oppose, lui, un monde moins chargé techniquement mais bruissant de sentiments et enveloppant tous les domaines de l’art.

Jamais il ne travaillera à l’ordinateur.

Le monde de Norstein est ce monde onirique qui existe au fond des rêves des enfants. Le mystérieux, l’indicible, le magique le bercent ; Autant que les bribes de comptines le silence, quelques musiques, des bruits, l’impossible si longtemps attendu structurent ces véritables poèmes que sont ses films.

Norstein nous bouleverse avec des choses simples, profondément simples. L’innocence, le temps de l’innocence existe dans ses films. Il ne se défend pas contre l’invisible, il l’invite à sa table ornée d’une immense nappe blanche.

La morale de Norstein est celle-ci : « Modestement, je pense que si l’art doit avoir un but, c’est de rendre plus douce l’âme. »

« Parce que notre enfance est arrivée avec la fin de la guerre et que nous ne devons jamais oublier que le bonheur, c’est chaque jour de paix. Chaque jour ». Cette comptine le dit aussi, berceuse de s amère, berceuse qu’il chantait à ses enfants.

Et notre destin.
L’eau est fraîche,
Le platane est haut,
Le soleil brille,
Le chat rêve,
J’écris des vers.
Grâce à Dieu, nous sommes en vie !
L’éclat de l’eau nous frappe au visage -
Au soleil, au chat, au platane, à moi
Et à notre destin
.

Et la parabole de la feuille de papier dérobée au poète par un loup et qui se transforme en enfant, montre la vie toujours renaissante.

Comment sauver l’humanité et de la cruauté ? Les films de Norstein sont une des réponses humanistes.

Gil Pressnitzer

Filmographie

* Le 25 octobre - premier jour (25-e - pervyi den’) (1968)
* La bataille de Kerjenets (1971)
* La renarde et le lièvre (1973)
* Le héron et la cigogne (1974)
* Le hérisson dans le brouillard (Yozhik v tumane) (1975)
* Le conte des contes (Skazka skazok) (1979)
* Le manteau d’après Gogol (2004)
* Participation à Jours d’hiver (2003)