Aharon Appelfeld

La vigie du peuple juif

La faim, la soif, la peur de la mort rendent les mots superflus.

Appelfeld le témoin

Je n’ai pas l’impression d’écrire sur le passé. Le passé en lui-même est un très mauvais matériau pour la littérature. La littérature est un présent brûlant, non au sens journalistique, mais comme une aspiration à transcender le temps en une présence éternelle.

Aharon Appelfeld est ce merveilleux écrivain de langue hébraïque que la France a découvert par le prix Médicis Étranger en 2004. Depuis, quatre traductions ont permis au public français de prendre conscience de l’immensité de cet écrivain qui vit à Jérusalem. C’est l’écrivain israélien le plus traduit dans le monde. Sa tristesse profonde, liée à un humour féroce et à une recréation de la langue hébraïque acquise grâce à Martin Buber et Samuel Agnon, en fait l’un des grands témoins d’aujourd’hui. Être juif, et être écrivain cela n’est pas une rareté, loin de là. Mais l’écrivain Appelfeld est celui qui ne veut pas apporter de réponses mais poser principalement des questions.

Parler d’Aharon Appelfeld c’est parler de l’holocauste, et bien au-delà de ce plus grand meurtre collectif, parler de l’existence du peuple juif. « Je ne suis pas un écrivain de l’holocauste et je n’écris pas sur cela, j’écris sur les hommes juifs ».

Mais comme une poignée d’autres (Agnon, Wiesel, Primo Lévi, Imre Kertesz, Celan...) il lui a fallu dire et écrire l’inexprimable. Primo Lévi écrira : « Parmi nous les survivants, les écrivains, Aharon Appelfeld a su trouver un ton unique, irréversible fait de tendresse et de retenue ».

Appelfeld a souvent donné des entretiens dont le plus récent sur Arte avec Laure Adler. Nous lui laisserons donc le plus souvent possible la parole pour s’exprimer lui-même.

« Je suis venu ici sans enfants, sans personne, sans langue, ni culture. Et j’ai tant reçu de ce pays que ce serait vraiment terrible si j’en arrivais à penser que ma maison est mon ennemie, que je dois m’enfuir. »

Deux livres d’Appelfeld se nomment « Tsili, histoire d’une vie », et « Histoire d’une vie ». Car sa vie sera le creuset de ses livres, surtout sur les survivants de la Shoah. Elle est maintenant connue. Elle fut longue à pouvoir être écrite. « J’ai essayé plusieurs fois de raconter tout cela sur un ton documentaire, mais chaque tentative se soldait par un échec. Tout simplement parce que ce que j’ai vécu n’est pas... croyable. Vous ne pouvez pas exprimer la peur et l’angoisse d’un enfant sans utiliser des métaphores. Il m’a fallu, pour rendre à mon histoire sa crédibilité, rompre avec le récit logique, passer par la fiction et me détacher de mes souvenirs »

Et en effet c’est seulement en faisant de ses narrateurs des personnages-témoins qu’il pourra suggérer sa vie et la confronter au monde présent : Elle lui sert de tamis pour juger et jauger le monde présent et relativiser son extrême violence terroriste.

Après sa descente aux enfers dès 8 ans, il semble être revenu de tout et il reste cet arpenteur de la trace et surtout de l’absence qu’il fouille jusqu’à la moelle du grand vide. Au travers de romans, sorte d’autobiographies déguisées, fragmentaires, allusives, Appelfeld décrit son chemin depuis son enfance fracassée jusqu’ à sa montée dans l’écriture en hébreu, et le devoir de dire et de décrire. Il témoigne dans ces histoires d’une volonté de vie, de ne pas laisser les cendres recouvrir la mémoire, et sans pardonner de ne pas crier vengeance.

Écrire, c’est faire surgir des choses de l’oubli.

Il sera cet écrivain. « Plus de cinquante ans ont passé depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Le cœur a beaucoup oublié, principalement des lieux, des dates, des noms de gens, et pourtant je ressens ces jours-là dans tout mon corps. Chaque fois qu’il pleut, qu’il fait froid ou que souffle un vent violent, je suis de nouveau dans le ghetto, dans le camp, ou dans les forêts qui m’ont abrité longtemps. La mémoire, s’avère-t-il, a des racines profondément ancrées dans le corps. Il suffit parfois de l’odeur de la paille pourrie ou du cri d’un oiseau pour me transporter loin et à l’intérieur ».

Il veut que rien ne s’oublie de cet horrible massacre perpétré par la plus cultivée des nations européennes, au cœur de l’Europe des lumières et de la philosophie, en déshumanisant une partie des humains pour en faire des objets à brûler, à faire disparaître, mais rigueur allemande oblige, en le faisant de manière méthodique, posée, industrielle, efficace. « Alles in Ordnung », tout est en ordre, et les plantations de fleurs et les orchestres jouant pour les pendaisons et non pour les pendus, peuvent pousser au pied des chambres à gaz. Tout est en ordre, tout est comptabilisé, cheveux, dents, peaux pour les abat-jours. Il s’agissait à la fois d’humilier et aussi de se déculpabiliser. On faisait des gens des bêtes, on les traitait alors sans complexe comme des bêtes malfaisantes. Et qui peut se croire coupable de se débarrasser des cloportes, quand on a fait des juifs, entre autres, des cloportes ? Et qui plus tard se souciera du sort des cloportes. Action de salubrité publique tout au plus et bonne conscience de tous les acteurs qui font leur boulot de fonctionnaire de l’horreur.

Le romantisme allemand a conduit à ces petits épiciers tranquilles de la mort. Mais comment le dire, qui vous croira ?

Thomas Bernhard parlait du mal nazi si profondément enraciné, surtout en Autriche, en disant « que la réalité est si mauvaise qu’elle ne peut pas être décrite, aucun écrivain n’a déjà écrit la réalité comme elle est vraiment, c’est ce qui est épouvantable ». (Place des héros 1988).

Appelfeld l’a tenté. « Un tel crime colossal ne pouvait être commis que si vous mobilisiez le plus sombre du noir de l’âme ».

Maintenant, en ayant patiemment parcouru tous les chemins du survivant, Appelfeld vit en banlieue de Jérusalem à Mevasseret Zion. Il ne se lasse pas de son jardin où il peut voir concrètement que la fontaine de la vie continue, et que la beauté effectivement sauve le monde. Entre oiseaux, fleurs et papillons, il peut tailler l’orfèvrerie de ses mots, lui qui avait débarqué abruptement sur la plage de Tel-Aviv en 1946, à l’âge de quatorze ans après cinq années d’errance. Il a choisi de vivre dans un quartier pour nouveaux immigrants toujours habillés avec les vêtements de leur pays d’origine dans lequel ils ne retourneraient plus jamais. Là au milieu des âmes neuves, il peut avec amour et fascination vivre leur lente intégration à une nouvelle langue, à une nouvelle culture. Comme lui, il y a presque soixante ans. Il parle surtout de « ces juifs lumineux et sensibles qui croyaient changer le monde - ceux qui vivaient en Europe et s’y sont fondus, ceux qui devinrent communistes pour changer l’Europe, ceux qui devinrent libéraux pour changer l’Europe. Tous finalement furent également tués. »

Dans son salon modeste, sa bibliothèque déborde de livres en trois langues qu’il maîtrise enfin : hébreu, allemand, anglais.

Au mur les dessins de son fils Meir qui a aussi illustré ses livres. Sa femme Judith, juive argentine et ses enfants Meir, Yitzak, Batya tissent un monde d’harmonie autour de lui. Exactement l’inverse de son enfance au milieu de l’holocauste. Il dit en souriant : « je bouge donc je suis ».

Lentement il nous fait comprendre que la seule rédemption ne peut se faire que dans son propre cœur. Cette folle envie de vivre et de survivre les yeux ouverts, en voulant comprendre ses contemporains est sa belle leçon d’écrivain. « J’ai déjà écrit plus de cinquante livres, mais je perçois souvent que je dois encore vraiment décrire »

Aharon Appelfeld et l’histoire d’une vie

On ne sait pas que faire de sa vie sauve

L’histoire personnelle d’Appelfeld, il l’a maintes fois racontée dans ses très nombreuses interviews. Il l’a décrite dans ses romans si autobiographiques. Aussi le plus souvent nous lui laisserons la parole.

« J’ai éprouvé le besoin de rassembler toutes les bribes de mon existence pour en avoir un aperçu. Histoire d’une vie, ce sont les mémoires d’un écrivain, non d’un historien ou d’un chroniqueur. Enfant, j’ai été très marqué par la disparition de mes parents. Mon existence d’alors comprend de nombreuses failles que j’ai tenté de combler. Il y a donc un peu de fiction dans ces mémoires intitulées « Histoire d’une vie » et non « Histoire de ma vie » par souci d’exactitude ; il s’agissait de prendre un exemple, de dérouler le fil d’une destinée. L’imagination a pu suppléer aux insuffisances de la mémoire ; par ailleurs, il y a des événements sur lesquels je n’arrive pas encore à écrire, la façon dont ma mère a été tuée, les cruautés dont j’ai été témoin… »

Ce livre longtemps porté en lui a enfin vu le jour. Il sera la vigie du peuple juif et celui qui raconte la solitude absolue du peuple juif. Il sait qu’il est porteur d’un héritage, celui du judaïsme européen, et que son refus équivaudrait à tuer de nouveau les morts. Il faut dire même si l’on ne vous croit pas. Il lui a fallu se forger une langue et créer un monde bien à lui pour accéder à la vérité intérieure qui est l’objet même de sa recherche. Une langue péniblement arrachée au silence, puis au bégaiement, nourrie du yiddish qu’il apprend tardivement – cette « langue sacrée » que parlaient ses grands-parents, et qu’il n’avait pas le droit d’utiliser à la maison, lorsqu’il était petit enfant.

« Ma mère a été assassinée dès le début de la guerre, lorsque les Roumains et les Allemands ont envahi notre région à la frontière roumano-ukrainienne. J’ai été renvoyé de chez nous avec mon père vers un lieu de regroupement et c’est là qu’a commencé une marche extrêmement longue de ces pauvres affamés. Nous avancions sans nourriture, l’hiver était rude, les gens tombaient, et une fois qu’ils étaient à terre, on les abattait. C’est ainsi que nous avons marché jusqu’à ce que nous soyons arrivés à un endroit clos, où l’on m’a séparé de mon père, suite à quoi, je ne l’ai plus jamais revu. Lorsque j’étais avec lui, c’était bien mieux. Mon père prenait soin de moi, me protégeait. Nous avons vendu nos habits, un manteau, un pull, tout ce que nous portions sur nous, malgré le froid intense, pour acheter de la nourriture. À l’âge de huit ans et demi, je me suis retrouvé seul, enfant juif isolé, pris entre les Allemands et les Ukrainiens, avec à l’horizon cinq années de guerre et le sentiment intuitif que je devais cacher mon judaïsme et mon identité. »

« J’imaginais que ma mère m’attendait, qu’elle reviendrait me chercher, et je n’avais aucun doute à ce sujet, tant elle m‘aimait et était attachée à moi, qu’il était totalement hors de question qu’elle ne vienne pas à moi. Je savais qu’elle n’était plus de ce monde, mais j’ai conservé cette illusion qui m’a accompagné durant toute la guerre. »

Aharon Appelfeld, est né le 16 Février 1932 à Czernowitz en Bucovine, partie alors de l’empire Austro-hongrois, (l’actuelle Cernovcy ukrainienne). Située entre les Carpates et le Dniestr, cette province est austro-hongroise jusqu’en 1918, puis roumaine. Le nord de la Bucovine, dont Czernowitz, est annexé en juin 1940 par l’URSS (en conséquence du pacte dit Molotov-Ribbentrop), avant d’être occupé par la coalition germano-roumaine en 1941. Les nombreux juifs qui l’habitaient depuis des siècles sont exécutés sur place ou déportés.

Quelqu’un devra écrire un jour l’histoire de cette ville foyer immense d’une culture unique basée sur le mélange des langues, des ethnies, et des diverses religions. Rose Ausländer, Paul Celan, et tant d’autres en seront les témoins.

Il était donc né à quelques rues à peine de Paul Celan. Cette partie de Roumanie était de culture allemande et entourée d’Ukrainiens hostiles. Il était au cœur de la défunte Galicie.

« Ma première langue fut l’allemand, et l’allemand n’était pas seulement culturel, il était aussi une religion très appréciée. Je me souviens encore de moi enfant allant à Berlin ou Prague. C’était une sorte de pèlerinage, mais ce n’était pas aller vers un temple. Nous nous considérions comme citoyens de l’Europe, non seulement des citoyens égaux, mais nous rêvions d’être de meilleurs citoyens. Quand soudain les Allemands sont arrivés et nous ont mis dans un ghetto, puis à labourer les champs et enfin dans un camp de concentration. Et ils nous ont dit : peu importe ce que vous pensez, ce que vous éprouvez, et à quoi vous croyez. Le sang dans vos veines vous condamne à mort. »

Il vit d’abord une petite enfance heureuse, entre une mère tendre, un père plus lointain, et des séjours à la campagne auprès de ses grands-parents, des Juifs pratiquants. Ses parents à lui étaient des intellectuels juifs assimilés. « La génération de mes parents a voulu s’éloigner du judaïsme. Cette génération était faite de juifs qui se considéraient comme européens et étaient persuadés que l’Europe les accueillait à bras ouverts. Cette génération est celle de la grande déception. »

« Où commence ma mémoire ? Parfois il me semble que ce n’est que vers quatre ans, lorsque nous partîmes pour la première fois, ma mère, mon père et moi, en villégiature dans les forêts sombres et humides des Carpates. D’autres fois il me semble qu’elle a germé en moi avant cela, dans ma chambre, près de la double-fenêtre ornée de fleurs en papier. La neige tombe et des flocons doux, cotonneux, se déversent du ciel. Le bruissement est imperceptible. De longues heures, je reste assis à regarder ce prodige, jusqu’à ce que je me fonde dans la coulée blanche et m’endorme ».

Ses impressions d’enfant à la synagogue seront longtemps ses seuls contacts avec la religion et avec la culture juive.

« Mes grands-parents, qui habitaient dans les Carpates, étaient des Juifs traditionalistes… J’étais fasciné par leur foi, leur abnégation, leurs synagogues en bois, et par leur prière silencieuse… Et tout comme je suis un rationaliste profond, je suis aussi un homme croyant, car le fondement émotionnel et sensitif de mes grands-parents est présent en moi ». Puis son monde s’écroule avec le durcissement du régime. L’antisémitisme virulent de l’année 1937 se transforme en une sorte de pogrom en 1938.

À 8 ans, la mort de sa mère assassinée par les nazis marque l’entrée dans l’enfer. Il ne la verra pas assassinée mais son cri de souffrance résonne toujours en lui. Il tentera de reconstruire la présence et le visage de sa mère toute sa vie durant. Il la ré-imaginera livre après livre, image sublimée après image. Ensuite viendront l’exil du ghetto et la longue marche forcée à travers d’Ukraine, vers le camp de concentration ukrainien (Transnistria), où la mort attendait impatiente la chair des juifs. Son père, qui le tient par la main durant cette marche vers la mort sous les fusils roumains et ukrainiens, l’exhorte à s’enfuir. La boue profonde, l’interdiction de pousser le moindre cri sous peine d’exécution immédiate, pas le droit de tomber non plus dans cette terre liquide sous les pas, il s’en souvient encore.

Très vite il sera séparé de son père qui vivra en Russie. Il ne le reverra par hasard que vingt ans plus tard sans d’abord le reconnaître, mais il affirme par ailleurs que jamais il ne le revit. Puis il parvient à s’échapper du camp, par instinct et non par adresse, comme il le dit. Sa silhouette d’aryen et sa blondeur le protégent un peu. Il lui semblait être descendu avec les morts dans une sorte de sous-monde. Il ne se souvient plus comment il est entré dans la forêt mais de cela : « Je me souviens de l’instant quand je fus au pied d’un arbre chargé de pommes rouges. Je fus stupéfait et je dus me reculer. Plus que ma conscience ne pouvait le faire, mon corps tout entier se souvenait d’un passé reculé où poussaient les pommiers. Je fis un faux mouvement et je tombais par terre, et je vis cet arbre avec ses pommes rouges encore plus grand. »

Là n’existent que les réflexes de survie plus proches de ceux des animaux que de ceux des humains. Et le corps est meilleur conseiller que la pensée.

Alors commence à neuf ans la grande errance dans les forêts ukrainiennes, dans les granges, au milieu des troupeaux. Tour à tour berger, voleur, enfant sauvage il fuit sans cesse, sachant que jamais il ne fallait s’avouer juif. Il dit que le livre de Jerzy Kosinski « l’Oiseau bariolé » est sa propre histoire. Marches d’errance, cachettes, rencontre de voleurs qui lui apprennent à voler, peurs atroces, survie permanente, faim et soif toujours là, tout cela sera sa petite enfance. Il dira « Souvent je pense, que ce ne sont point des humains qui m’ont sauvé, mais des bêtes qui auront croisé mon chemin. ». Il ne parlait sa langue maternelle qu’avec de jeunes chiens qui eux savaient se taire.

À neuf ans à peine, le voilà contraint de survivre seul dans la forêt pendant des mois, de trouver refuge pour l’hiver chez des paysans qui lui donnent un abri et de la nourriture contre du travail, à condition qu’il leur cache ses véritables origines. Il devint voleur au milieu des voleurs de chevaux et des prostituées. Il survit enfant dans une sorte de pays irréel de Pologne ou d’Ukraine : paysans rustres et antisémites, prostituées accueillantes car se voulant maternelles avec cet enfant orphelin, villages boueux, nature oppressante et hostile le plus souvent, forêts qui semblaient se mettre seules en marche.Ces paysans ne l’avaient pas accueilli par pitié, sentiment inconnu chez eux, mais parce que c’était quelqu’un qui travaillait dur. Un nouvel esclave en somme.

« Comment osez-vous dire à un bon garçon chrétien qu’il est Juif ! »

« C’est moi tout seul qui prenais soin de moi, et je vivais essentiellement parmi des gens du milieu. Ce n’était pas par philanthropie qu’ils m’avaient recueilli, je travaillais et gagnais ma croûte. À l’âge de 11 ans, je vivais chez une vieille prostituée. Je lui apportais à manger, nettoyais la maison, servais les clients et en général ses clients ne me regardaient même pas, car j’avais l’air d’un enfant ukrainien et que je parlais leur langue. Un soir, un grand « goy » s’approche de moi et me dit : « Sale youpin en fuite, comment tu t’appelles, qu’est-ce que tu fous ici ? » Je suis resté là paralysé, j’étais certain qu’il n’y avait que deux possibilités : soit il sortait un couteau et m’égorgeait sur place, soit il me ligotait et me remettait entre les mains de la police. Le choix était donc entre une mort rapide et immédiate et une mort lente, remise à plus tard – et le choix n’était pas entre mes mains. Je me suis alors ressaisi et je lui ai répondu d’une voix courroucée : « Comment osez-vous dire à un bon garçon chrétien qu’il est Juif ! »

« Il a haussé les épaules, m’a laissé tranquille et s’en est allé. Moi je suis parti sur-le-champ. Je me suis dit que si une personne avait remarqué que j’étais Juif, il y avait de fortes chances que quelqu’un d’autre sente aussi que quelque chose ne « collait » pas en ce qui me concerne. Je suis allé vivre et travailler avec des voleurs de chevaux. Ils me faisaient entrer dans les étables par une petite fenêtre et j’ouvrais la porte de l’intérieur.

Heureusement, ils ne le savaient pas que j’étais juif et ne devaient pas le savoir sinon ils m’auraient tué. C’est pourquoi j’ai toujours préféré toujours dormir dans une étable ou un entrepôt, loin d’eux et pas à l’intérieur de la maison. »

« Je savais que j’étais continuellement menacé du fait que j’étais Juif, et j’ai bien veillé à ne pas enlever ma culotte de peur qu’ils ne voient que j’étais circoncis. Plusieurs années encore après la guerre, j’avais des traces sur tout l’estomac parce que j’avais tenu mes culottes si serrées et ne les avais pas enlevées pendant tant d’années ».

Il va ainsi errer, pour fuir cet enfer, en Roumanie, Bulgarie, Yougoslavie, et enfin en Italie où il arrive pour vivre plusieurs mois dans un camp pour personnes déplacées. Les notions même de Palestine ou même de juif orthodoxe lui sont inconnues. Il parle à peine des bouts d’allemand et d’ukrainien, de roumain aussi, d’autres mots de passage en russe et en italien, et il sait à peine lire et écrire car le peu qu’il a passé à l’école jusqu’à 7 ans est loin derrière lui. Son rapport à la langue est sans repère. Son identité perdue, il est totalement désorienté, et dans ce chaos, il mettra des années à se construire :

À treize ans, en 1944, il peut rejoindre l’armée soviétique qui en fera son petit cuisinier de campagne en Ukraine. À la fin de la guerre, un autre voyage commence donc pour lui, à travers les camps de rescapés.

« Ce que je n’avais pas vécu pendant la guerre, je l’ai complété au cours des années qui l’ont suivie en travaillant en tant que commis de cuisine dans l’Armée Rouge soviétique, où j’ai appris à boire et à fumer. Je suis arrivé en Israël à l’âge de quatorze ans. On m’a amené à la ferme-école de Rachel Yanaït – Ben Tsvi près d’Armon Hanatsiv à Jérusalem. Nous sommes entrés dans la classe et une prof nous a dit d’un ton infantile : « Maintenant, nous allons écrire au tableau », et je l’ai regardée en me demandant « Qu’est-ce qu’elle veut, celle-là ? » ; mais j’étais expérimenté pour ce qui était de l’adaptation au changement. C’est là que j’ai appris une langue qui est devenue mon outil de travail. »

Ce voyage on ne sait où, on n’en a entendu parler que d’un nom de conte, La Terre Promise, dans un bateau qui semble lui aussi errant. Ses passagers étranges aussi : « Il ne connaît personne dans cette communauté où se mélangent les désespérés et ceux qui sont avides de vivre, les bons, les méchants, les religieux, les voleurs, les joueurs, ceux qui veulent tout oublier et ceux qui n’y arriveront jamais, tous unis vers un destin nouveau : Israël ».

Ne sachant ni le yiddish, ni l’hébreu, il raconte son chemin vers la prière juive. Dans un camp de réfugiés en partance vers la Palestine, il fut saisi à 13 ans par le besoin vital de prier, lui qui ne connaissait pas la première lettre de l’écriture sacrée. Il entendait les autres prier et cette mélodie triste et monotone dont il ne comprenait rien, lui devenait vitale, le seul moyen d’apaiser cette soif immense de ses origines.

Il demanda aux fidèles de lui apprendre à prier. Les fidèles le rejetèrent, ne voulant pas perdre du temps avec un quasi-analphabète et sans autre culture que celle de la survie. D’autres lui dirent qu’il était dans un camp vers la Palestine, et que là-bas on ne prie pas, on travaille. Un seul accepta de lui enseigner et il lui montra les premières lettres en hébreu sur fond jaune. Il lui demanda de les répéter puis de les apprendre par cœur. À chaque erreur, et il n’y avait que des erreurs, il le giflait violemment. Au lieu de s’enfuir loin de cette violence et de cette humiliation, Aharon persévéra. Pour lui douleur et prière étaient indissolublement liées. Pas à pas, gifle après gifle, il parvint sans les comprendre à savoir dire les prières. Il finit par savoir prier comme on prend un bain purificateur avant de débarquer en terre sacrée.

Par les mots, par l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, si tard et après avoir tant vécu, il reconstruit pierre après pierre, patiemment, douloureusement sa maison intérieure. Cela prendra bien du temps et son arrivée en Israël dans un immense camp de réfugiés emplis d’orphelins, de juifs de toute l’Europe ne favorisera pas la communication avec le monde extérieur. D’abord il devait savoir qui il était, apprivoiser ce pays étranger, se frotter à une langue tranchante et sans concession. Tout allait très vite autour de lui, des gens s’agitaient, et lui l’enfant muet, l’enfant sauvage qui avait presque perdu la parole ne comprenait plus. Cela durera bien des années avant de pouvoir se reconstruire.

À son arrivée en Palestine en 1946, le tout jeune garçon se retrouve dans un camp de jeunesse, puis dans une école agricole, où le travail de la terre lui procure un grand apaisement, mais il doit faire ensuite son service militaire. « Quand je suis arrivé ici en 1946, la population juive comptait un demi-million de personnes et était encerclée par une hostilité grandissante, mais les gens avaient la foi. Il y avait les kibboutzniks et les gens qui avaient suivi une formation agricole, la Haganah et les mouvements clandestins. C’étaient des gens qui se sentaient imprégnés de foi. La foi en ce qu’ils faisaient, la foi dans le fait qu’ils étaient l’avant-garde et que beaucoup suivraient après eux, qu’après la Shoah, nous n’avions pas d’autre choix que de venir ici et de reconstruire notre maison. Ce sont les fois religieuses de gens non religieux. Ceux d’entre nous par exemple qui étaient dans les fermes-écoles étaient coupés de Jérusalem, nous étions quelques douzaines de jeunes entre 15 et 17 ans qui détenaient des pistolets, certains des fusils de chasse, des grenades et des fusils Stern. Nous creusions des tranchées et faisions la garde contre les bandes arabes autour de nous, qui pour une raison ou une autre, ne nous attaquèrent pas, car s’ils l’avaient fait, elles nous auraient massacrés. Nous étions là, chacun avec sa propre histoire personnelle, et nous ne parlions pas de destruction du Temple, ni d’émigration, pas même pour un an ou deux. Nous avions la foi. »

Il tient épisodiquement pendant ces années un journal plein de balbutiements et de sincérité. Mais le problème du rapport à la langue est alors crucial : au contact de professeurs et d’écrivains tels qu’Agnon, Sholem, Aharon Appelfeld va à la fois entrer en contact avec les racines de la culture juive, mais aussi trouver sa propre expression, non sans tâtonnements et difficultés.

Ces années de mutisme, de sentiment à nouveau d’exil, il va les passer à observer autour de lui, et à penser sans cesse, lui le non-né en Israël à ses origines :

« Toute ma vie aura été une sorte de tentative pour me comprendre et comprendre le monde qui m’entoure et penser à mes parents ».

En fait la première véritable école fut pour lui l’université Hébraïque de Jérusalem. C’est là qu’il s’est forgé, qu’il a commencé à écrire. Pas encore enraciné dans l’hébreu, il commence à écrire des poèmes et des courtes nouvelles, comme une sorte de répétition générale avant de pouvoir oser enfin écrire. Puis avec la maturité, la pression moindre de l’urgence d’avoir à témoigner très vite, il a ressenti les limites du court récit qui ne restituaient que des morceaux de la vie. Il écrira désormais des fresques de vie. Il essaie à la fois de « redevenir un mystère pour lui » et d’observer avec amour ses contemporains.»

Devenir écrivain, ce n’est pas seulement avoir quelque chose à raconter, un témoignage à faire, quelle que soit la nécessité de le faire. C’est aussi trouver les mots qui permettront de créer entre cette expérience et le lecteur un contact vivant. Il décrit ainsi l’éveil de sa réalité: "Le début de ma conscience : c’est le début du tracé qui reliait "d’où ?" à "vers où ?". Enfin tracer une ligne dans le chaos du monde.

Homme de gauche, de tout temps ancré dans le parti travailliste, il observe avec amertume l’impasse d’un certain sionisme et le rejet du monde arabe qui veut supprimer son pays. Il voit s’élargir les failles dans la société israélienne : « Il y a 55 ans, le sentiment était que nous n’étions pas faibles Maintenant nous nous sentons vulnérables. Nous avons également perdu la foi, parce que nous avons adopté l’idéologie occidentale de « réalisation de soi ». Le nationalisme et le tribalisme ont fait place à l’accomplissement personnel, c’est l’individu qui compte, pas la société. Ainsi, lorsque la vie ici devient plus désagréable, partir à l’étranger est une échappatoire facile. »

Il sait que le Moyen-Orient est maintenant le seul endroit où des gens sont tués parce qu’ils sont Juifs. Mais il croit en la paix et ne cède pas à la panique : « Quand il y a un tel sentiment chez les gens, on ne peut pas l’écarter d’un revers de main. J’entends la douleur qui se cache derrière de tels propos et je pense que cela est exagéré. Pour qui, comme moi, a vécu la Shoah en tant qu’enfant, la perspective est différente tant vis-à-vis de la vie, que vis-à-vis de la mort. Les enfants qui ont survécu sont des hommes solides et ils disent : « Si j’ai vécu une telle chose, le reste est bien peu pour moi. »

Il croit aussi en l’amour des bêtes et des plantes qu’il a eus pour compagnons dans ces noires forêts, presque hassidiques par leurs mystères. Un seul chant d’oiseau dans son jardin et les souvenirs d’ailleurs reviennent.

Appelfeld et l’hébreu

En hébreu l’on désigne par « mi safa le safa », (d’une langue à l’autre), cet écartèlement schizophrénique de porter en soi des langues en sachant aussi qu’il faudra en tuer la plupart pour plonger dans l’inconnu d’une autre langue. Ainsi on peut affronter l’exil dans l’exil de la langue d’origine. Par là même on arrive à le vaincre, ou du moins à le mettre en cage.

Appelfeld a souvent ce cauchemar : « Parfois je me réveille, avec l’angoisse que cet hébreu acquis avec tant de peine disparaît. Je veux l’attraper, je ne peux pas ».

L’hébreu qui, pendant des siècles fut une langue sacrée, langue d’écriture et de prière, est désormais une langue du quotidien en Israël. Mais si cet hébreu a pu s’imposer en quelques décennies, cela n’a pas toujours été sans violence envers les langues parlées avant.

La relation entre l’hébreu et l’autre langue, la langue de leur enfance, celle dont la musique résonne encore, même quand on ne la parle plus. Apprendre l’hébreu c’est se sacrifier. Sommes-nous venus au monde pour bégayer. Mais en lui roule LA question : quitter le yiddish n’est-ce pas trahir les morts ?

« L’effort pour conserver ma langue maternelle dans un entourage qui m’en imposait une autre était vain. Elle s’appauvrissait de semaine en semaine et à la fin de la première année il n’en demeura que quelques brandons sauvés des flammes. Cette douleur n’était pas univoque. Ma mère avait été assassinée au début de la guerre, et durant les années qui suivirent j’avais conservé en moi son visage, en croyant qu’à la fin de la guerre je la retrouverais et que notre vie redeviendrait ce qu’elle avait été. Ma langue maternelle et ma mère ne faisaient qu’un. À présent, avec l’extinction de la langue en moi, je sentais que ma mère mourait une seconde fois.

Je suis arrivé avec comme unique bagage les horreurs et la solitude, je parlais à peine, je ne savais ni lire vraiment, ni écrire, j’étais l’enfant sauvage. Je suis arrivé en Israël à l’âge de 14 ans et je traînais avec moi l’expérience d’un vieux de 85 ans. Je suis passé à travers tant de camps, de secrets enfouis avec tant de peuples divers. Je ne pouvais l’exprimer. Je n’avais pas les mots appropriés pour le dire, ni trop fort, ni trop doucement. »

Appelfeld a cette question rivée en lui : quelle est la langue maternelle ? « Je ne sais pas répondre. Est-ce la langue de la maison, la langue de mes premiers mots, ou l’autre langue, celle de la rue, de l’école, ou la langue que j’ai appris à lire et à écrire ? ». Il lui fallait tenter de construire sa vie à partir de rien. Ne pas céder à cette rassurante paix qui lui disait : « Oublie la diaspora plante tes racines dans la terre ». Mais il cherchera au contraire à préserver en lui ce qu’il peut du monde d’avant, à relier entre elles les différentes phases de son existence. Cet hébreu appris, comme les prières, dans la douleur et le travail laborieux et dont il dit :

« Ce fut un gros effort de faire entrer une langue articulée différemment des autres langues que je connaissais. Elle sonnait comme des ordres : Aller ! Dormir ! Ranger ! Elle sonnait comme surgie de la mer des sables, celle qui nous entouraient à Arlit. Ce n’est pas une langue qui jaillit de toi, mais c’est comme se remplir de graviers. J’ai beaucoup travaillé pour apprendre l’hébreu, comme pour creuser une montagne. »

Cette langue d’arrivée sera sa langue ultime, mais les langues cachées, les langues enfouies sonnent en lui pour leur part de magie, de rythme intérieur, de houles de l’enfance. « Entre la langue qui vous porte, et la langue qui vous hante ». Appelfeld a choisi de ne jamais écrire dans la langue des bourreaux, l’allemand, langue qu’il hait. La langue hébraïque fut sa toute première langue écrite. Cette nouvelle langue, cette langue maternelle d’adoption, l’hébreu, offre à Appelfeld à la fois une histoire à rebâtir et un refuge où contempler les choses de la vie.

Il ne peut être qu’un écrivain juif. « Vous savez tous mes proches ont été tués, mes paysages, mon enfance, mes plus doux souvenirs ont été tués. Aussi je ressens comme une ardente obligation envers les civilisations qui ont été massacrées. Je dois les restituer de la manière la plus honnête, sans niveler ni exagérer ce qu’elles furent - Juste trouver la proportion exacte pour les rendre avec le plus d’humanité possible ».

Appelfeld y apporte son profond mysticisme, sa philosophie, sa morale, sa foi, son anxiété, ses doutes.

Il sera ainsi passé tout jeune garçon sauvage, et sans le moindre espoir de retour, de son monde d’enfance enveloppé dans le cocon, mais aussi de l’horreur de la voix de l’ennemi, langue qui est aussi celle de sa famille où l’on parlait l’allemand. Et le yiddish, à un nouveau monde où la seule langue admise est l’hébreu. Les années passées à l’université lui permettront de compléter une formation scolaire presque inexistante. Sa première démarche sera de tenter symboliquement de renouer, en terre d’Israël, avec sa culture mythique d’origine, en étudiant au département du yiddish.

« L’année 1952 n’annonçait aucun changement à l’égard de cette langue : elle symbolisait la diaspora, la faiblesse et le relâchement. Tout le monde la dénigrait, elle était devenue un objet de dérision et de sarcasme. Mais il y avait dans ce mépris quelque chose qui me la fit choisir. Sa condition d’orpheline résonnait avec mon statut d’orphelin. »

Puis enfin l’hébreu qui sera son nouveau corps, sa nouvelle vie. « L’adoption d’une langue telle que l’hébreu n’est pas une chose facile, et j’ai lutté pendant des années avec elle. J’aime l’hébreu : c’est une langue simple, logique, concise ; une langue minimaliste… une langue qui convient à mon vécu apocalyptique. On ne peut parler d’une expérience telle que la mienne avec une langue qui est trop chargée de culture. ».

Appelfeld et la Shoah

« Je n’écris pas sur l’holocauste mais sur la grande solitude des juifs depuis plus de deux cents ans. J’écris sur les juifs et les non-juifs. Particulièrement aussi sur les juifs assimilés. Car ils sont l’âme à vif. Ils ont perdu le contact avec leur peuple, avec leurs racines et leurs traditions. Ils en souffrent. Je veux comprendre cette souffrance ».

Appelfeld dresse un autel de mémoire à tous les morts, et surtout à tous les survivants. Il parle ainsi de cette terrible période :

« La Shoah a été mon enfance. Il y a eu des moments de peur, des moments de désespoir, mais aussi des moments merveilleux de silence, de contemplation, de joie, de pensée que je retrouverais mes parents, que je partirais en vacances… Comme j’étais un enfant, la Seconde Guerre Mondiale fut pour moi tel un conte, un conte coloré, et comme tout conte, extrêmement effrayant. J’ai vu le Mal dans sa pureté, et le Bien dans sa noblesse. J’ai vu des hommes sous forme d’esprits mauvais, des hommes qui n’en sont pas, qui torturent d’autres hommes. Et j’ai vu de bons esprits, qui avaient une apparence humaine ; cet homme qui vous a tendu une tranche de pain alors que vous étiez sur le point de mourir, ou cette chrétienne qui vous a fait entrer dans sa maison… »

Appelfeld veut donner une leçon de courage et d’humanité et aussi des clés pour comprendre l’Israël d’aujourd’hui. « Je vois parfaitement qu’il existe un danger pour les personnes et qu’il existe une véritable insécurité et une incertitude, mais tout cela est très exagéré. Je ne compare rien à la Shoah, toute comparaison est nulle et non avenue, je tiens seulement à préciser que j’ai vécu au cours de mon enfance des situations extrêmement angoissantes, étant dans la crainte constante de mourir à partir de l’âge de huit ans, et j’ai vu comment les gens faisaient avec, comme j’ai fait avec. »

Il n’aime pas le mot Shoah trop petit pour parler de cette tragédie, il emploie plutôt le terme de catastrophe.

Par ses récits on comprend mieux le glissement vers l’abattement et la mort de la plupart des autres qui ont renoncé. Et aussi ceux qui luttèrent et comment la survie fut possible. Mais il sait désormais que rien n’est entre les mains d’un destin inéluctable écrit par Dieu. « Nous n’avons pas vu Dieu dans les camps mais nous y avons vu des justes. La vieille légende juive qui dit que le monde repose sur une poignée de justes était vraie alors, comme elle l’est aujourd’hui. Dieu n’y est pour rien ».

Il a appris dans son corps, et sait que celui, qui, enfant, a vécu l’horreur en sortira sa vie durant en relativisant les choses, mais plus fort et avec une autre représentation de la vie et de son quotidien.

« Son destin est avant tout entre ses mains. La chose la plus facile, c’est de renoncer immédiatement, et malheureusement, beaucoup de gens ont préféré renoncer. Vous pouvez accepter la faim, par exemple, vous résigner à avoir faim et dire que cela vous dépasse, que c’est plus fort que vous ; vous pouvez capituler, agoniser pendant plusieurs jours et disparaître plutôt que d’essayer toute autre voie pour continuer à vivre. Pour celui qui décide de lutter et court après la moindre miette de pain, bien que dans une telle course, il y ait quelque chose de bestial, de pas toujours noble et souvent même de pas très esthétique, s’il s’est débrouillé pour avoir de la nourriture – il reste en vie. »

« J’ai promis de tenir le coup » semble avoir été sa devise et il jette un regard sur les survivants et leur capacité qu’ils ont eue à vouloir vivre à tout prix : « Oui, et il est extrêmement fort, mais cela ne suffit pas. Vous devez croire en quelque chose, il faut que vous ayez un but. Le psychologue Victor Frankel, qui fut interné à Auschwitz, dit que les gens qui avaient un but dans la vie – que ce soit achever un travail de recherche, retrouver leur femme, rester en vie pour revoir leurs enfants – ont pour la plupart survécu. Il faut donc prendre en compte également le facteur de la foi. Foi religieuse ou foi dans le communisme il était essentiel d’avoir une forte constitution spirituelle ».

Comment parler de la Shoah maintenant ?

« Les gens de ma génération ont très peu parlé à leurs enfants de leur maison, et de ce qui leur était advenu pendant la guerre. L’histoire de leur vie leur a été arrachée sans cicatriser. Ils n’ont pas su ouvrir la porte qui menait à la part obscure de leur vie, et c’est ainsi que la barrière entre eux et leurs descendants s’est érigée. (.) Chaque fois que vous êtes enfin prêt à parler de ce temps-là, la mémoire fait défaut et la langue se colle au palais. Et puis, vous ne dites rien qui vaille. Il arrive parfois que les mots commencent à sortir de votre bouche, vous racontez, vous abondez, comme si un cours d’eau bouché s’était ouvert. Mais vous vous rendez compte aussitôt que c’est un écoulement plat, chronologique et extérieur, sans flamme intérieure. La parole coule, coule, mais vous ne révélez rien et vous sortez tête basse. »

« Ce que j’ai vécu nul ne pouvait me l’expliquer, car cela était au-delà des mots. Et comment expliquer quoi que ce soit à un tout jeune garçon en plein traumatisme. Nous étions poussés violemment dans les wagons, tués, comme des animaux ».

Il faut cependant dire cette horreur et Appelfeld sans rage et sans vengeance le fait avec amertume. Il s’interroge encore sur ce moment historique où le peuple juif se sera trouvé en face d’un monde noir, archaïque, plein de mythes sanglants et de haine millénaire. Devant cette tornade d’irrationnel surgie de l’enfer au milieu d’un monde technique avec ses trains, bras armés de la déportation, sa science, ses philosophes devenus comme Heidegger l’idéologue des ténèbres. Il ne comprend toujours pas, mais il est une victime et il est plus fondamental de vouloir comprendre les victimes plutôt que les bourreaux. Ces bourreaux étaient parfaitement pratiques, efficaces et savaient totalement ce qu’ils voulaient. Le peuple juif avec ses doutes et ses profondeurs ne pouvait qu’être balayé sans comprendre.

Il faut signaler qu’Appelfeld longtemps ne retournera jamais en Europe (excepté l’Angleterre et la Bucovine en 1986, car grande est sa défiance envers l’Allemagne et par-dessus tout envers l’Autriche). Puis la renommée de ses livres l’améneront par exemple souvent en France.

Les survivants qui ont vécu en Israël ont eu peur de ses livres, ce sont leurs enfants qui lisent Appelfeld.

Appelfeld et la culture juive

Entièrement voué à la langue et à la culture juive, Appelfeld est en fait un autodidacte tardif, qui a retrouvé sens à sa vie par cette immersion profonde, ardente, sans retour possible dans ces eaux originelles.

La fuite pour lui est définitivement finie, il s’est ancré dans son nouveau pays, il est un maillon de la population juive : « Je veux vivre parmi les Juifs, car je ne me vois vivre nulle part ailleurs. J’ai été à l’étranger en année sabbatique, mes livres sont traduits dans de nombreuses langues, trente -quatre actuellement,et je fais beaucoup de voyages. Je refuse toutefois de vivre dans un endroit où on ne parle pas l’hébreu dans la rue et à l’école. Je suis heureux que mes voisins soient Juifs, qu’il y ait des vendeurs juifs dans les épiceries et que je n’aie pas à m’inquiéter de mon environnement immédiat. ». Et par l’université hébraïque, il cherche à entretenir les langues de ses pères, fréquente les penseurs du retour à la spiritualité juive, comme Sholem et les porteurs de la renaissance de l’hébreu littéraire comme Agnon. Il devient écrivain. Il a conquis les mots, lui qui s’en méfie tant et parvient à dire par eux les mystères, la contemplation, le silence.

« La littérature, si elle est littérature de vérité, est la musique religieuse que nous avons perdue ».

Pour cela il vit dans la culture juive, ancienne et présente. Sa seule errance est maintenant dans les livres. Il devient écrivain : « Ce ne fut pas un choix. C’était une nécessité. Je suis arrivé seul en Israël, je n’avais personne : le papier est devenu mon ami. Avec lui je pouvais commencer à dialoguer. C’est-à-dire : au commencement fut le journal… la volonté de faire le lien entre ce qui s’était passé, ce qui m’était arrivé, et les mots. Je ne suis pas venu en littérature avec une grande richesse culturelle. J’y suis venu comme un homme pauvre, un homme qui appelle au secours. »

Ce secours sera la culture juive, biblique, laïque, la vie des juifs en somme. Car pour Appelfeld un juif doit avant tout contempler. Il sera la contemplation de tout un peuple. « La contemplation, cela veut dire que vous contemplez ce qui vous entoure, vous l’absorbez, puis vous scrutez à l’intérieur, vous scrutez votre âme. Dans la mystique juive, la contemplation est un certain degré spirituel. La contemplation, ce n’est pas regarder, c’est prendre de l’extérieur et intérioriser. C’est quelque chose qui, me semble-t-il, est bon aussi pour l’écrivain. Chaque être peut parvenir à ce degré, et s’il le souhaite, je pourrai facilement le lui enseigner ».

Appelfeld n’est pas religieux, mais il est totalement empreint de religiosité. Sa vie est une quête existentielle. Il se bat pour que : « l’histoire des vies de nos parents, et des parents de nos parents, ne soit ensevelie sans qu’il en demeure aucun souvenir. »

Grande sera pour lui l’influence de Samuel Agnon, de Kafka, de Franz Werfel, de Bruno Schulz et de Celan aussi. Kafka dont il rencontrera tous ses amis survivants sauvera son écriture en lui apprenant le détachement et le fantastique créé par petites phrases concises, détachées et terribles.

« Je ne suis qu’un petit et vieux juif avec des lunettes et qui porte en lui toute la tendresse de son peuple et de la Thora » sera son autoportrait, son épitaphe.

L’écriture d’Appelfeld

Je suis un écrivain souvent triste, cela vient des griffes du réel sur moi.

L’écriture d’Appelfeld est claire et à double fond car tout à la fois symbolique, faisant référence toute à la fois au quotidien et aux mythes du peuple juif. Soucieux comme Kafka de détails troublants mais presque cliniques, il bâtit un monde proche et étrange. Il fait entrevoir un univers qui cache ses fautes et continue à nous renier. Un immense « déclin muet » semble nous entourer. Appelfeld utilise une écriture par petites touches, subtile où parfois surgit la violence la plus cauchemardesque. Ses scènes sont souvent brèves, ses héros des narrateurs parfois muets (Tsili), le plus souvent inaccomplis (un écrivain qui ne peut publier dans « L’amour soudain »), un étranger qui ne peut revenir dans le pays de son enfance...,

« Romancier de la sensation, de la trace et de l’absence Appelfeld est celui qui aura le mieux écrit sur la perte d’humanité et sa reconquête, ce que sont la déréliction et l’amour de la vie ». (Geneviève Brisac) -

Le poids des silences est important dans son œuvre. Appelfeld capte surtout des regards, des sourires ou des larmes sur un visage. « Écrire, c’est faire surgir des choses de l’oubli ». Et le passé se recompose plus lumineux grâce au présent. Il est l’écrivain du silence, de l’ombre et des nuances subtiles. L’horreur est à deviner, car il la laisse à peine entrevoir et il appartient au lecteur de deviner les scènes cachées dans ses phrases lapidaires. Ainsi dans Tsili, il écrit simplement : « Quand la haine se déchaîna, ils s’enfuirent tous en laissant la garde de la maison à Tsili. Ils se disaient qu’il n’arriverait aucun mal à une petite fille débile et qu’elle veillerait sur leurs biens jusqu’à ce que la colère fût passée. Tsili obéit sans implorer. L’affolement était considérable et on n’avait pas le temps de penser ». Et tout est dit des malheurs.

Marqué par Bruno Schulz, par Kafka surtout qui fut sa passion et qui a changé son écriture, par Scholem, il a transformé la langue de l’écriture sacrée, pour en faire un témoignage simple et prenant, sans le côté autoritaire de l’hébreu. Il est d’abord parti de courtes nouvelles et devant les limites du genre, incapable d’embrasser toute une vie, il a commencé à écrire des romans. Il part d’abord sur un thème général et bâtit le schéma général. Puis vient le moment du doute et des changements perpétuels, et il retravaille chaque jour son texte initial pour rendre les phrases simples et concises. « Quand je suis devenu un écrivain et suis devenu conscient de mon écriture, je sus que je ne pouvais pas écrire des mots comme ils avaient été écrits auparavant. Vous ne pouvez pas écrire sur l’Holocauste de manière réaliste, vous ne pouvez pas en parler en termes sociaux, économiques ou politiques. Vous devez parler dans un nouveau langage. Et Kafka est le premier qui écrivit dans une nouvelle direction faite de réel et d’imaginaire. Kafka a sauvé mon écriture ».

Le fait d’écrire enfin sans effort en hébreu lui sert, car cette langue est directe et droite. Des reflets de culture bibliques affleurent en des phrases qui claquent comme des aphorismes. Il veut « que chaque phrase ait en elle son propre sens ». Le vécu et l’imaginé, l’expérience et le recréé s’entrelacent dans son écriture. Il a longuement lu les écritures bibliques et il en a retenu que l’important n’était pas de "faire de la psychologie" et d’infinies paraboles, mais de restituer les faits.

« La littérature ne doit pas essayer de retranscrire l’histoire mais de révéler la vérité au sein de la vérité. C’est la tension continue entre le particulier et le général qui donne l’œuvre. le particulier seul ne donne que la mémoire ou l’histoire. Le général seul ne donne que la philosophie ou la sociologie. Seule la confrontation entre les deux permet d’écrire. Mon particulier aura été la catastrophe, le ghetto, la forêt, la mort aux trousses. Le général pour moi est l’homme qui souffre et qui cherche l’amour. Pour moi les mots ne sont pas des pierres mais des êtres vivants » (Appelfeld juin 2011 à Toulouse).

Appelfeld s’est forgé difficilement un style, une écriture. « Ce fut une lutte. J’ai lutté pour relier les mots au vécu, des mots choisis avec soin, des mots qui ne se tiennent pas au centre, mais qui permettent au sentiment et à la pensée de s’élever. Le danger, en littérature, est que les mots recouvrent la pensée et le sentiment. C’était une lutte pour conserver le silence : le silence entre les phrases, le silence dans le paragraphe, pour que l’ensemble pénètre le cœur du lecteur, avec les dits et les non-dits. »

L’écriture d’Appelfeld n’est pas réaliste, mais elle refuse le lyrisme et la poésie. Elle peut comme Kafka et Schulz aborder les rives du fantastique, car Appelfeld est avant tout un écrivain métaphorique. Ses livres ont des clés, sa vie fait partie de ces clés, mais aussi la Bible, les légendes grecques... Mais toujours son écriture reste lumineuse.

Il décrit par fusion et compassion beaucoup d’autres vies que la sienne. Il a son style, et sa voix unique claire belle et transparente comme l’eau. Sans aucun pathos ni sentimentalisme, il retrace les douleurs du monde. Il ne provoque pas les larmes mais la réflexion et la contemplation. Chaque lecteur est touché profondément.

Quand on lui demande, comment êtes-vous Aharon Appelfeld, il répond « Je suis Appelfeld car j’écris et j’efface ! ». Le temps n’a pas sa place dans son œuvre.

Appelfeld est maintenant ce sage souriant qui sait qu’il a pu dire l’indicible, il est reconnu mondialement, et esprit toujours malicieux il dit aux journalistes. « Oh vous me reconnaîtrez facilement, je suis ce petit gros complètement chauve ». Avec ses grands yeux de chouette qui observent le monde sous sa casquette, il témoigne simplement. Replié à Jérusalem, au centre de l’âme juive, il est le scribe humble du destin du peuple juif. « Je suis un écrivain juif, je vis parmi mon peuple, j’essaie de décrypter la complexité de l’âme juive. Alors où ailleurs qu’à Jérusalem pourrait vivre un écrivain juif ? »

Il passe son temps à Jérusalem à enseigner et à écrire, car pour lui on ne peut pas passer sa vie à être simplement un écrivain. Et chaque jour qui continue à s’écouler il tente de percer plus profondément les vertiges de la langue hébraïque. La cohabitation native de la mémoire et de l’imagination, de l’amour de la vie et surtout des autres juifs et leurs douleurs qu’ils traînent encore derrière eux, tout cela fait son écriture si personnelle. Écriture sans aucun pathos, simple comme l’eau, terrible comme la mémoire enfouie. « La littérature n’est pas la sociologie, la psychologie… ce n’est pas la politique ni le journalisme. C’est descendre, et toucher ce qu’il y a d’archaïque en nous. »

Appelfeld semble la fusion miraculeuse de Kafka et de Proust. Mais il y a en lui tout autre chose: une naïveté, une innocence d’écriture. Son écriture apparemment simple fait toujours écho à l’enfant qui est en lui, qui ne l’a jamais quitté, et lui a permis de survivre.

Les livres d’Appelfeld ne sont en fait que « des fragments de mémoire et de contemplation ». Cela est immense. Appelfeld a atteint une dimension biblique. Lui-même est pour nous l’un de ces « Juifs célestes » qui savent joindre la banale vie quotidienne et la plus inouïe des métaphysiques. Son écriture est très moderne, et Samuel Beckett est une de ses grandes influences, par sa recherche désespérée de la métaphysique. Mais il refuse la mystique. Pour lui les secrets doivent rester secrets.Sans explication.

« J’ai simplement voulu écrire la saga de la tristesse juive, longuement car la tristesse juive a d’infinies variations. »

Pour clore ce voyage auprès d’un grand écrivain laissons-lui dire le sens de sa vie et de son écriture:

Aharon Appelfeld : « Voyez-vous, en premier lieu, l’amour, l’amour de mes parents, que je ressens jusque dans mes os, aujourd’hui encore. Ils m’aimaient, et par leur amour ils ont donné un sens à ma vie. « Tu n’es pas seul, tu as des parents, il y a des gens qui t’aiment et tu viens au monde pour donner un sens à ta vie ». Ça a été ainsi dès le début. Puis c’est resté avec moi pour toujours. Je crois que c’est le début d’une croyance, car nos parents nous amènent à la religion, ils nous donnent un but, ils nous ouvrent à tous les sujets métaphysiques. Cela doit commencer avec une mère et un père. Si vous avez un père et une mère, vous avez un chemin ici-bas, vous avez une voie vers le ciel. C’est arrivé parce que ça s’est passé comme ça s’est passé. Ça m’a donné, au moins, le dessein de faire quelque chose pour tous ces gens qui n’ont pas vécu cela. En quelque sorte, je suis leur bouche, leur dernière voix. »

Et il ajoute :« Je ne peux pas m’occuper de toute l’humanité, car elle ne peut pas contenir dans ma petite tête, alors je ne m’occupe que des quelques humains que je connais.»

Comme Milan Kundera, Aharon Appelfeld est un écrivain au-delà de l’histoire, et il ne s’occupe que des hommes et de leurs relations entre eux, leur vie, leurs amours, leurs souffrances. Sans donner des leçons de morale, il témoigne aussi bien sur le mal dans le monde, que sur l’amour qui le sauve.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Dans le ghetto, les enfants et les fous étaient amis. Tous les repères s’étaient effondrés : plus d’école, plus de devoirs, plus de lever le matin ni d’extinction des feux la nuit. Nous jouions dans les cours, sur les trottoirs, dans des terrains vagues et de multiples endroits obscurs. Les fous se joignent parfois à nos jeux. Eux aussi avaient tiré profit du chaos. L’hospice et l’hôpital psychiatrique avaient été fermés, et les malades, livrés à eux-mêmes, erraient dans les rues en souriant. Dans leurs sourires, et en dehors du sourire lui-même, il y avait quelque chose d’une joie maligne, comme s’ils disaient : « Toutes ces années vous vous êtes moqués de nous car nous mélangions un sujet et l’autre, un temps et l’autre, nous n’étions pas précis, nous nommions les lieux et les objets par d’autres noms. À présent il est clair que nous avions raison. Vous ne nous avez pas crus, vous étiez sûrs de votre bon droit et vous nous méprisiez, vous nous avez envoyés dans des hospices et vous nous avez enfermés derrière des portes verrouillées. ». Il y avait quelque chose d’effrayant dans le sourire joyeux des fous.

Histoire d’une vie, Éditeur : L’Olivier,

Aucun étranger ne comprendrait

Je m’appelle Manfred et j’habite la pension Pracht, à Jérusalem. N’attendez pas grand-chose de moi. Je suis un marchand de la vieille école, et comme tous les marchands, je parie. Rassurez-vous, pas toute la cagnotte. J’ai divisé mon avoir comme on fait chez nous : un quart dans l’immobilier, un quart d’actions et le reste sur moi. J’aime sentir l’argent liquide sur mon corps. Billets et bijoux dans mes ourlets me rassurent et je prends mes repas en paix. Les repas à la pension ne sont pas toujours calmes, surtout ces derniers mois. Je préfère me lever tôt et être le premier. À six heures et demie, il n’y a personne dans la salle à manger. Hanna met une nappe sur ma table et me tend le plateau du petit-déjeuner. Hanna est bonne et dévouée, si on lui demande un supplément, elle n’est pas femme à lésiner. À cette heure-là, mes idées sont claires, je mange sans me presser et à la fin du repas je m’allume une cigarette. Une cigarette en fin de repas ouvre sur un monde idéal. En hiver je reste jusqu’à sept heures et demie. À sept heures et demie les locataires envahissent la salle par toutes les portes et interrompent mon repos. Je me sauve éperdument.

À huit heures je suis déjà dans la rue. À cette heure-là, à la fin de l’été, la rue est humide et pleine des odeurs de la nuit. Si quelques agités n’erraient pas dans les rues, le matin serait plus clair. Ces gens éveillent toujours en moi des pensées moroses. Une pensée morose, je l’ai remarqué, est difficile à chasser...

Parfois, après le repas, je me permets de me recoucher et de somnoler. Un assoupissement d’une heure ou deux apaise mes appréhensions. Une fois par semaine je reste au lit jusqu’à midi. Quand je sors à midi dans la rue, il me semble que l’on me suit. Ce sont là des craintes futiles, mais qu’y faire ? Elles aussi me dominent. Quand mes angoisses, ou quel que soit leur nom, m’inondent, je retourne à la pension. Chacun arrive à l’heure pour le déjeuner, et les tablées font du bruit. Il y a des moments, je dois le reconnaître, où cette agitation habituelle m’est agréable et m’enveloppe d’une chaleur familière. À deux heures exactement on nous met à la porte. Parfois, en automne ou en hiver, Frau Pracht nous fait une faveur et nous permet de rester jusqu’à trois heures, mais en général elle est stricte sur les horaires. Frau Pracht est sévère, mais non sans charme.

Tous les hommes de la pension sont amoureux d’elle, mais qui oserait l’approcher ? Elle a cinquante ans, peut-être moins. Elle est grande, belle, et sans doute très cultivée, puisqu’on l’a vue plus d’une fois en compagnie de Sholem et de Buber. Son ami, lui aussi sans doute très cultivé, est d’allure identique, grand et vêtu d’un costume blanc...

La pension Pracht est située dans le centre, et modestement entretenue. Il fut un temps où n’habitaient ici que des Juifs allemands, mais ces dernières années la population a changé. Maintenant, la plupart d’entre nous sont de Bucovine ou de Galicie. Frau Pracht parle allemand et ne s’en excuse pas. Il fut sans doute un temps où elle a essayé d’apprendre l’hébreu. À la fin elle a décidé : je ne suis pas venue au monde pour bégayer. Le yiddish la dégoûte, bien entendu. Le yiddish est une langue dégradée, qui en plus sonne mal. Les rues de Berlin ou de Paris lui conviendraient mieux, mais qu’y faire, elle s’est, comme nous tous, retrouvée ici. Elle a eu de la chance, elle est riche et propriétaire, et nous devons lui obéir. Mais rassurez-vous : les règlements figurant au tableau d’affichage ne sont pas respectés. Bien sûr, on ne reste que jusqu’à neuf heures dans la salle à manger, mais dans les chambres il n’y a pas d’extinction des feux. Nous jouons aux cartes jusqu’après minuit, quelquefois jusqu’au petit matin. Frau Pracht sort parfois de ses gonds, réunit tous les pensionnaires dans la salle à manger et leur fait un sermon. Il faut dire tout de suite une chose en sa faveur : elle n’intervient pas dans la vie privée.

Un locataire qui introduit dans sa chambre une femme la nuit n’est ni réprimandé ni puni, et des femmes se faufilent la nuit, et à la première lueur du jour, elles s’esquivent. Plus d’une fois on a entendu Frau Pracht répéter : moi, de ces affaires-là, je ne me mêle pas. En raison de cette largeur de vues, fleurissent ici des amours hâtives, des amours prolongées, des amours secrètes ou secrètes à demi. Frau Pracht sait tout et garde le silence.

Il y a à peu près un mois, le poète Zeidel a amené dans sa chambre une jeune fille d’à peu près vingt-cinq ans. Depuis, on ne le voit presque plus à la salle à manger. Sans ses brèves courses à l’épicerie, sa présence à la pension ne se ferait pas sentir. On dit qu’il est amoureux d’elle à la folie. Quoi qu’il en soit, depuis qu’il l’a amenée, chacun guette l’explosion qui ébranlera les corridors, mais, comme par un fait exprès, aucun mot ne s’échappe de sa chambre. Au contraire, un épais silence y coule, comme s’ils avaient plongé ensemble dans un profond sommeil.

III

La fin de l’été à Jérusalem est changeante : tourbillons de poussière et rafales de vent. C’est pourquoi la pension est plus d’une fois saisie de panique. Parfois c’est un mauvais rêve et parfois une humeur sombre. Il vaut mieux moins dormir et jouer aux cartes. Les rêves sont des tyrans qui vous ramènent dans les camps et les forêts et broient votre chair. On se réveille rompu et parfois blessé. Les rêves de fin d’été sont les pires. Un mauvais rêve peut vous faire mal toute une semaine. Les cachets ne servent à rien, il vaut mieux rester éveillé et s’adonner au poker. Parfois une femme peut vous sauver. Dormir avec une femme est une autre sorte de sommeil, mais il arrive quelquefois que la femme elle-même soit la source des troubles, elle se réveille au milieu de la nuit baignée de visions. En vain vous essayez de l’arracher à son rêve, elle est plantée en lui comme une racine têtue.

Il y a un an j’ai invité dans ma chambre une femme belle, assez jeune, pharmacienne, et j’étais sûr quelle me procurerait un automne calme, mais j’ai réalisé bien vite qu’elle avait elle aussi son paquet de souvenirs. Au début, ses souvenirs me semblaient des expériences pénibles mais maîtrisées, mais bien vite j’ai réalisé qu’ils étaient débridés jusqu’à la douleur. Chaque nuit, elle se réveillait avec un cri de terreur. Vainement j’essayais de la repêcher de l’horreur. Seuls cafés et cigarettes la calmaient au matin. Tout l’automne j’ai combattu ses rêves, mais ils étaient plus puissants que moi. Finalement on s’est séparés.

Nos femmes forment un peuple spécial. Les visions de la guerre ont été implantées en elles avec toutes leurs racines et mieux vaut s’en éloigner, mais qu’y faire ? ; Les autres, celles qui n’étaient pas à la guerre, qui étaient ici ou en Amérique, leur douceur est si vide que je ne sais que faire d’elles ni quoi leur dire. Leur vocabulaire est comme leur garde-robe, tout y est repassé et plein de parfum bon marché. Je préfère, en fin de compte, nos femmes. Une femme de chez nous ne vous parlera pas de sa garde-robe, de son régime ni des films qu’elle a vus. Nos femmes sont chargées de vie et d’expérience, elles n’exigent pas de promesses et ne réclament pas un autre bijou chaque nuit. Elles le savent : on n’achète pas l’amour pour le prix d’une paire de boucles d’oreilles bon marché. Tout cela est bel et bien, mais qu’y faire, la potion quelles vous versent la nuit n’est qu’amertume et terreur. Après une nuit avec une femme de chez nous, vous vous retrouvez vidé, et il ne vous reste qu’un seul désir : fuir, et le plus loin possible.

Les hommes sont différents, semble-t-il. Eux aussi rêvent, mais ils savent maîtriser leurs rêves. De leurs chambres on n’entend pas de cris mais des espèces de ronflements lourds. Les hommes, semble-t-il, réagissent différemment.

Traduit de l’hébreu par Colette Salem

« Avec une semaine de retard, nous apprîmes la fin de la guerre. On nous raconta que le premier jour de la fin de la guerre, il y avait eu une grande fête. En effet, par - delà le voile de mystère, et jusque dans le bunker, nous étaient parvenues des voix qui nous rappelaient le début de la guerre, et nous, ignorant qu’il s’agissait des tourments de l’après-guerre, nous restions en silence, et absorbions ces voix. Pour nous, c’était différent. Quand nous enlevâmes la porte du bunker et que la lumière du jour nous eut éclairés dans toute sa profusion, nous ne sûmes que faire. Une confusion innocente s’abattit sur les visages des gens, leur donnant un air gauche. Tzeitl dit : « Ne sortez pas précipitamment dans le froid. » Berl et Hershel se replièrent sur eux-mêmes et refusèrent de sortir. Le premier à sauter, dans un mouvement puissant, envoyant sa barbe voler, fut le vieux Reb Yitzhak. « Sonia », cria-t-il, comme s’il s’était attendu à trouver celle-ci l’attendant à l’entrée. À l’extérieur, l’hiver était clair, les larges étendues scintillant de grands feux, trop puissants pour la vue humaine. Le ciel était d’un bleu rigide. Le soir venu, nous refermâmes le bunker. « Que voyez-vous ? » demanda Tzeitl au milieu de la nuit, mais comme nous étions las, nous lui répondîmes « rien du tout ». Ensuite, nous nous rendormîmes. »

Aviv Kar (en français, Un printemps froid)

Bibliographie

En français

Histoire d’une vie, Récit - Prix Médicis étranger 2004, Traduction Valérie Zenatti, Points Seuil

Le Temps des prodiges, Traduction Arlette Pierrot, Points Seuil

L’Amour soudain, Traduction Valérie Zenatti, Points Seuil

Tsili, traduction d’Arlette Pierrot, Points Seuil

L’immortel Bartfuss, Gallimard

Katerina, Traduction Sylvie Cohen, Points Seuil

La chambre de Mariana, Traduction Valérie Zenatti, Points Seuil

L’héritage nu, Traduction Michel Gribinski, Éditions de l’Olivier

Floraison sauvage, Traduction Valérie Zenatti, Points Seuil

Badenheim, 1939, Traduction Arlette Pierrot, Éditions de l’Olivier

Le garçon qui voulait dormir Traduction Valérie Zenatti, Éditions de l’Olivier

Et la fureur ne s’est pas encore tue, Traduction Valérie Zenatti, Points Seuil

En hébreu

Ashan, nouvelles, Fumée, Achshav, 1962

Ba-Gai Ha-Poreh, nouvelles, Dans la vallée fertile, Schocken, 1963

Kfor Al Ha-Aretz, nouvelles, Gel sur la terre, Massada, 1965

Be-Komat Ha-Karka, nouvelles, Au rez-de-chaussée, Daga, 1968

Adanei Ha-Nahar, nouvelles, Les piliers du fleuve, Hakibbutz Hameuchad, 1971

Ha-Or Ve-Ha-Kutonet, roman, La robe et la peau, Am Oved, 1971

Ke-Ishon Ha-Ayin, nouvelle, Comme la prunelle de son œil, Hakibbutz Hameuchad, 1973

Ke-Meah Edim, nouvelles, Cent témoins, Hakibbutz Hameuchad, 1975

Shanim Ve-Shaot, nouvelles, Des années et des heures, Hakibbutz Hameuchad, 1975

Tor Ha-Plaot, roman, L’âge des merveilles, Hakibbutz Hameuchad, 1978

Masot Be-Guf Rishon, essais, Premiers essais d’une personne, WZO, 1979

Badenheim Ir Nofesh, roman, Badenheim 1939, Hakibbutz Hameuchad, 1979

Makot Ha-O r, roman, Lumière incandescente, Hakibbutz Hameuchad, 1980

Ha-Kutonet Ve-Ha-Pasim, nouvelle, La chemise et les rayures, Hakibbutz Hameuchad, 1983

Tzili:Sipur Haim, roman, Tzili: L’histoire d’une vie, Hakibbutz Hameuchad, 1983

Be-Et U-Be-Ona Ahat, roman, En même temps, Hakibbutz Hameuchad, 1985

Ritzpat Esh, Langue de feu, Keter, 1988

Katerina, roman, Katerina, Keter, 1989

Mesilot Ha-Shahar, roman, Le chemin de fer, Keter, 1991

Laish, Laish, Keter, 1994

Timion, Perdu, Keter, 1995

Ad She-Ya’ale Amud Ha-Shahar, Jusqu’à la lumière de l’aube, Keter, 1995

Michreh Ha-Kerah, La mine de glace, Keter, 1997

Col Asher Ahavti, Tout ce que j’ai aimé, Keter, 1999

Sipur Haim, L’histoire d’une vie, Keter, 1999