Al Berto

Écrire comme on brûle

« Tu vis à jamais dans la lointaine frange de la nuit

où tu as enterré les jeux phosphorescents

de l’enfant blond en toi assassiné »

Al Berto

Né à Coimbra en 1948 dans une famille très conservatrice, exilé en Belgique de 1967 à 1975, Al Berto (alias Alberto Raposo), d’abord étudiant en Arts, choisit en 1971 la voie de l’écriture.

Une grande partie de ses œuvres - [À la recherche du vent dans un jardin en août], Salsugem [Varechs], Trois Lettres de la mémoire des Indes, [Calendrier lunaire] - reflètent fortement sa fréquentation de milieux artistiques interlopes, et son errance d’expériences extrêmes en solitude désolée.

Apparentée par ses thèmes à la littérature des Beatniks, fortement lyrique et pourtant narrative, sa poésie habitée par des images comme la brûlure, la blessure, le sel ou la rugosité exalte une constante douleur de vivre :

DALLE

La continuelle obscurité devient clarté

irisation flamme

qui incendie le cœur de celui dont la tâche

est d’écrire et de regarder le monde à partir des ténèbres

humblement

voilà le travail auquel tu as été prédestiné

vivre et mourir

dans ce simulacre d’enfer

mon dieu !

j’ai dû choisir la meilleure manière de brûler

jusqu’à ce que de moi il ne reste plus qu’un os

et une demi-douzaine de syllabes sales

calcinées

A. B., « Lettre de l’arbre triste »

Trois Lettres de la mémoire des Indes

traduction de G.Y.

Cédant aux passions du corps, ne reculant devant aucune drogue, Al Berto fut autant influencé par l’iconoclasme de Genet que par le destin fulgurant de Rimbaud. En témoignent les textes qu’il dédia à l’un et à l’autre : « Vestiges du poème mort » (1991), « Portrait de mille-pattes » (1991), « Mort de Rimbaud… » (1996). Épris du monde (personnes, objets, paysages) avec lequel pourtant il ne parvient à fusionner que durant la « nuit » (celle de toutes les ivresses) il est, comme à l’exil, condamné au statut de scrutateur hypersensible. C’est de cette communion nocturne que naît l’écriture :

« Ainsi je t’ai enlevé une nuit – anxieux et craintif. Ainsi je te garde bien vivant et je t’aime, dans et hors du poème. »

A. B., extrait de « Lisbonne : lettres d’automne »

traduction d’A. Moreau

« Désespéré, il sortait le soir et laissait les choses se faire, incapable de reculer devant ce qui se présentait à lui. Il était disponible pour tous, et pour tout. »

A. B., [Calendrier lunaire], extrait du chap.1

traduction de G.Y.

La vie secrète des images

Écriture incandescente où la « lumière de l’image », dont Breton a théorisé la naissance par « étincelle », est poussée à l’extrême. Adjectifs et substantifs y foisonnent, intensifiant la puissance lumineuse de ces flashs qui deviennent éblouissants, presque intenables.

Vu de la passion, le monde est blanc, aride, sec, poudreux. L’enfer et la mort sont au cœur de ces éclairs de vie poétiques mais irrespirables.

« Il a raconté, ensuite, comment il avait épuisé son corps dans la construction des jours, et comment il avait dressé le paysage de son ultime demeure. »
A. B., Le Livre des retours traduction de M. Chandeigne

« Transformer son corps, se métamorphoser, s’éloigner toujours plus du monde et des hommes… » A. B., [Calendrier lunaire], chap.1
traduction de G.Y.

Le choix de formes courtes, alternées, intercalées, fragmentées, en prose ou en vers, reflète la pulsation vertigineuse des désirs, et leur déchirement. Certaines proses poétiques frôlent le genre du récit ou celui du journal, sans s’y plier cependant (ainsi, la phrase n’y comporte pas de majuscules) :

« il faisait presque jour à la fin de cette fatigue. cela éveillait en nous le vague et tremblant désir d’écrire »
A. B., « atrium », [À la recherche du vent dans un jardin en août],
traduction de G.Y.

Dans « Le petit Démiurge », est réaffirmée la fécondité créative de cette tension entre effroi et joie :

« j’écris bateau et une quille fend la tant vaste meret les arbres poussent sur les espaces enneigésentre regard et regard se meuventdes animaux retenus à terre par leurs plumages de feret de rosée d’or quand la lune s’éclipseen leur communiquant le rut et la nomade joie de vivre

je pense automne ou hiveret le feu résineux des pinèdes goutte sur mon visagesur mon corps en gestes timidesvoici le tempsdu capricorne réduit à la cachette tatouéesur l’aile minérale de l’oiseau en plein vol je dis nuageséclair herbe eauxhommesursaut océan sel corps épuiséstranshumantes passions je diset surgit déboule goutte se dresse se meut vitmeurtmais ne croyez pas qu’il soit simple de nommerranger et désordonner le monde

pour que ne s’efface pas cette tremblante écriturej’ai besoin de rêve et de cauchemarde la proximité vertigineuse des miroirs etde passer la nuit au fond de moi avec les mains salesdu travail ardu de construire les gestes exactsde la joie que par négligence dieu a abandonné à la fatiguede la fin du septième jour

A. B., « Quelques poèmes de la rua do forte »
traduction de G.Y.

« L’art difficile de la mélancolie » (Al Berto)

« J’habite Lisbonne, comme si j’habitais à la fin du monde, quelque part où seraient réunis des vestiges de toute l’Europe. À chaque coin de rue, je trouve des morceaux d’autres villes, d’autres corps d’autres voyages. Ici, il est encore possible d’imaginer une histoire et de la vivre; ou de rester là, immobile, à regarder le fleuve, à feindre que le temps et l’Europe n’existent pas - et probablement Lisbonne non plus. » (Al Berto)

De temps à autre un souffle plus doux caresse le paysage calciné de cette existence tourmentée. En sa solitude, Al Berto baisse la voix, écrit des lettres, lèche ses plaies, semble laver son corps et son âme. Il parle d’amis, d’amour, de la grâce de l’oiseau, de la pureté transparente du vent, du « cantique » des paysages. À partir des années 1980, quand l’auteur séjourne plus régulièrement à Sines, la ville atlantique où il a passé son enfance et son adolescence, le mot « melancolia » devient de plus en plus présent dans sa poésie.

Ainsi, dans les Travaux du regard (1982) les déambulations solitaires sont l’occasion d’un recueillement plus grand, et d’une recherche de communion plus apaisée avec le monde extérieur :

« (…)

les maisons surgissent soudain éclairées de l’intérieur

le paysage s’est enveloppé de solitude

je pressens la force parfumée de la terre qui s’agrippe

à la peur de la nuit nouvelle »

A. B., Travaux du Regard, 8

traduction de M. Chandeigne

« (…)

cependant je sais que si j’arrive à écrire

un vers toutes les nuits un seul vers

cela suffira pour repousser le blanc infini de la mort »

A. B., « Trois Poèmes oubliés »,

[La nuit progresse comme un bateau halé]

traduction de G.Y.

[Présentation de la nuit], 1984, et Une Existence de papier, 1984-1985, proclament un virage. Le premier de ces deux textes est un montage d’extraits enregistrés entre 1981 et 1983. La plupart des poèmes, déjà publiés au sein d’autres recueils, ont été retravaillés. Des « pauses » y ont été insérées. Ce projet illustre la nécessité de rendre audible le silence qui entourait le travail poétique de l’auteur.

Dans le second de ces recueils, les incendies de la passion sont évoqués au passé, et le poète semble relever le défi de la maturité : « une clarté précaire de rosée » s’écoule de ses « lèvres silencieuses ». Il ne s’agit plus désormais que d’accepter « la vieillesse » et de rechercher la beauté :

« de l’humidité très ancienne de sa retraite

croissent la sagesse et le savoir abandonnés

à la laborieuse traversée de la vie

au très lent déchiffrage de la peur et des signes »

A. B., Une Existence de papier, 1,

traduction de M. Chandeigne

À la fin de la « décennie sans passion » comme il la nomme, en 1989, il écrit Le Livre des retours. Il y pleure douloureusement l’enfance assassinée, la peur de la vieillesse, la solitude, la conscience d’une intime déchirure, et la quête hallucinée du rêve, alimentée par l’écriture :

« Tu tisses dans la rosée la sérénité de l’écriture et

au corps tu imposes les rigueurs de l’ascèse »

A. B., Le Livre des retours,

traduction de M. Chandeigne

La désolation de la perte

Les années 1990 sont d’abord marquées par des notes de voyage [Apprenti Voyageur], 1991. La même année, la perte d’un ami lui inspire le Chant pour l’ami mort publié dans le recueil [Ange muet] au sein d’une série consacrée à la désolation de la perte, et à la recherche d’une issue. En voici un extrait :

LA CACHETTE DE L’HOMME TRISTE

Je ne sais pas comment j’en suis venu à être si triste.

Je me souviens d’avoir parcouru la moitié de la planète à la recherche d’images. On m’avait dit : c’est dans le mouvement incessant de celui qui voyage que tu trouveras l’immobilité que tu cherches. »

Mais moi je ne savais pas où aller. J’ai déambulé pendant des années et des années, et n’ai jamais trouvé les images que je voulais. À ce travail, je dépensai le peu de forces que j’avais, jusqu’à ce qu’un jour je me perde près de la mer.

Je décidai de construire, là même, une maison.

J’avais l’intention de ne plus jamais sortir de cet endroit où je m’étais perdu. M’immobiliser, vivre et vieillir à l’intérieur de quatre murs nus érigés de mes propres mains. Mourir face à la mer, seul, comme dans un roman que j’avais lu des années avant. Attendre que la maison s’effrite, et pour finir, me serve de tombeau.

C’est ce qui n’arriva pas. Quelque temps après, la maison se transforma soudain en prison. Et peut-être fut-ce ce qui me rendit, comme je le suis à présent, irrémédiablement triste. J’avais du mal à croire que ce que j’avais construit moi-même finisse par me trahir.

Je pris peur et m’enfuis le soir même. J’ignore ce qu’il est advenu de la maison. Je ne sais pas si elle existe encore… ce que je sais, c’est qu’au milieu de cette fuite désespérée, je découvris ce qui me permettrait enfin de trouver une cachette pour mon immobilité.(…) »

A. B., L’Ange muet, III

traduction de G.Y.

[Rouille], en1993, et Jardin d’incendie, 1997, évoquent la « fin » d’une époque, le deuil de la passion, le souvenir ému. Ainsi, dans « Vestiges », extrait de ce dernier recueil, l’écriture est en sursis comme la vie du poète :

« en d’autres temps

quand nous croyions à l’existence de la lune

il nous fut possible d’écrire des poèmes et

nous nous empoisonnâmes bouche à bouche avec le verre pilé

par les salives interdites – en d’autres temps

les jours couraient au fil de l’eau et lavaient

les lichens des masques immondes

aujourd’hui

aucun mot ne peut être écrit

aucune syllabe ne tient sur l’aridité des pierres

ni ne s’amplifie dans le corps étendu

dans la chambre au vert-de-gris et à l’alcool – on passe la nuit

où l’on peut – dans un vocabulaire réduit et

obsessionnel – jusqu’à ce que l’éclair foudroie la langue

et qu’on ne puisse plus rien entendre

malgré tout

nous continuons à répéter les gestes et à boire

la sérénité de la sève – accompagnant la fièvre qui monte

au long des cèdres – jusqu’à ce que nous touchions le mystique

arbuste stellaire

et que

le mystère de la lumière nous fustige les yeux

en une euphorie torrentielle »

A. B., Jardin d’incendie

traduction de G.Y.

Al Berto est mort en 1997 des suites d’un cancer de la lymphe.

Gabrielle Yriarte

Choix de textes

les bateaux sont la dernière image qui nous reste pour fuir

mais seules les paroles nous enivrent

ce sont les longues flammes qui dévorent les bateaux et la mémoire

où nous voyageons

nous oublions ce qu’on nous a enseigné

et si par hasard nous ouvrions les yeux

l’un vers l’autre

nous trouverions une autre immobilité un autre abîme

un autre corps raidi

palpitant dans l’imperceptible et nocturne blessure

je passe la nuit dans la vie précaire du feu

cette rumeur de mains qui effleure le corps

endormi dans la surface du miroir

je suis saisi du désir trouble de te réveiller

et de la peur de vouloir encore tout réinventer

A. B., Une Existence de papier, 6

traduction de M. Chandeigne

*

c’est dans le silence

que je sais déjouer la mort

non

je ne m’accroche à rien

je reste suspendu à cette fin de siècle

je réapprends les jours pour l’éternité

parce que là où s’achève le corps doit commencer

une autre chose un autre corps

j’entends la rumeur du vent

va

mon âme va-t-en

là où tu voudras t’en aller

A. B., Une Existence de papier, 14

traduction de M. Chandeigne

*

les mains pressentent la légèreté rougeoyante de la flamme

répètent des gestes semblables à des corolles de fleurs

des vols d’oiseau blessé dans le clapotis de l’aube

ou restent ainsi bleues

brûlées par l’âge séculaire de cette lumière

échouée comme un bateau aux confins du regard

tu lèves de nouveau ces mains lasses et sages

tu touches le vide de nombreux jours sans désir et

l’amertume humide des nuits et tant d’ignorance

tant d’or rêvé sur la peau tant de ténèbres

presque rien

A. B., Le Livre des Retours

traduction de G.Y.

*

elle se dresse, l’après-midi marine, et ensevelit

le corps qui refuse les nouvelles du monde

et sur la corde azurée des ondes brûle le regard

de celui qui de toi s’approche sans sommeil

peut-être n’y aura-t-il plus de mots après

ces derniers vers le visage oublié

contre la vitre l’ongle rayant le nom

dans la poussière indique au navigateur fatigué

le limpide plancton de la mort

A. B., « Finita Melancolia »

traduction de G.Y.

CARTE GÉOGRAPHIQUE

tu ouvres la carte de l’europe et

tu indiques l’endroit perdu près de la mer – le soleil

foudroie la bécassine et le lait sage des mères

a caillé en un goût de plancton et d’humus

dans la jardinière de la fenêtre tournée vers la mer

ont séché les giroflées des navigateurs et un chardon jaune

a surgi hirsute et ferme – le temps pluvieux

se répand dans les ruelles en s’insinuant dans l’âme

un gros crachin de houle – l’europe s’éloigne

avec ses désillusions au son des tambours d’eau

tu te rappelles ainsi la nuit échouée au seuil des grands froids

le corps carbonisé qui a perdu sa nationalité

les villes sans nom l’accident l’autoroute

le message laissé au café la bière renversée

l’alarme de la nuit la fuite

la terre des glaces éternelles le voyage sans fin le couteau

contre la gorge et les trains et le pont reliant

les ténèbres aux ténèbres

un pays à un autre pays – où nous avons dit des choses qui tuent

et laissent des traces d’acier dans les paupières

mais

dans la fatigue du voyage du retour dans le découragement général

la carte de l’europe est restée ouverte à l’endroit

où tu as disparu

j’entends l’atlantique hurler d’abandon

tandis que mes doigts se fatiguent peu à peu

en écrivant lentement un journal – ensuite

je ferme la carte et je m’en vais

dans la cruauté de cette décennie sans passion

A. B., Jardin d’incendie

traduction de G.Y.

Bibliographie sommaire

- Bibliographie des œuvres d’Al Berto en traduction française:

À L’Escampette, Bordeaux :

- La Peur et les Signes, trad. Michel Chandeigne,1993

- La Vie secrète des images, trad.. J.P. Léger, 1996

- Jardin d’incendie, trad. de J.P. Léger, 2000

- Trois Lettres de la mémoire des Indes, trad. Michel Chandeigne, 2001

- Salsugem, trad. Michel Chandeigne et A. Witkowski, 2003

Bibliographie des œuvres d’Al Berto en portugais :

Chez Assírio e Alvim, Lisbonne :

- À procura do vento num jardim de agosto, 1977

-Meu Fruto de morder, todas as horas, 1980

- Trabalhos do olhar, 1982

-O ultimo Habitante, 1983

- Salsugem, 1984

- A seguir o deserto, 1984

- Três Cartas da memória das Índias, 1985

- Uma Existência de papel, 1985

- Lunário, 1988

- O Livro dos regressos, 1989

- A secreta Vida das imagens, 1991

- Canto do amigo morto, 1991

-O Anjo mudo, 1993

- Luminoso Afogado, 1995

- O Medo, 1997

- Horto de Incêndio, 1997

-Vigílias (anthologie organisée par J.A. Baptista), 2000

- Apresentação da Noite, 2006