Alejandra Pizarnik

Toute la nuit écrite sur le mur écaillé de la vie

Toute la nuit je fais la nuit.
Toute la nuit tu m’abandonnes lentement comme l’eau tombe lentement.
Toute la nuit j’écris pour chercher qui me cherche.
Mot à mot, j’écris la nuit
.

Alejandra Pizarnik, peu connue et célébrée en France, est presque l’objet d’un culte dans sa patrie, l’Argentine, mais aussi dans le monde hispanophone. Sa noirceur, ses invocations amères, son suicide, auraient pu en faire un poète maudit. Il n’en fut rien, tant elle fut éditée et reconnue de son vivant. Mais la barrière, faite des tessons de la mort, édifiée dans son œuvre, effraie et tient en respect sans doute. Un voile noir couvre ses mots, elle glace et elle bouleverse tout à la fois.
« Ne pas oublier de se suicider. Ou trouver au moins une manière de se défaire du je, une manière de ne pas souffrir. De ne pas sentir. De ne pas sentir surtout » (Journal, le 30 novembre 1962).

La manière sera le suicide, mais jusqu’au bout elle sentira, elle ressentira son « je » écartelé, qui la happe vers le vide. Elle luttera pour circonscrire « l’épave en elle ». Elle aura appelé à jamais, parlé avec terreur et innocence pour pouvoir nommer ce qui n’existe pas. Elle aura su parler comme la nuit, comme elle calcinée d’absolu.
Elle était un poète mystique sans dieu.

J’écris contre la peur. Contre le vent avec des griffes qui se loge dans ma respiration.

Cette « tristesse fermée » dont parle Yourcenar s’est ouverte à nous par les traductions de Silvia Baron Supervielle et Claude Coufon. Elle est communicable, si proche de nous. Un météore est passé laissant une trace simple et aveuglante derrière lui.
Alejandra Pizarnik écrivait face à la nuit, face aux murs, qui se sont alors brisés pour n’être que trace de son passage, de la poussière de ses mots. Hantée par les fissures, les lézardes des choses, elle portait en elle celles enfouies dans ses os de sa vie, de son angoisse existentielle. Toutes les chambres abandonnées de son enfance mais remplies des paroles qui brûlent encore, de ses amours obscures et brèves, de ses amitiés fortes, dernière rambarde contre la mort, et toujours la main des jours qui lui serrait la gorge.
Cette fascination absolue du vide, du rien, du chaos, elle ne pourra que la déployer dans sa solitude et sa peur de mourir, sa peur de vivre.

Mais rien n’arrêtera le vide rongeant l’être. Elle était bue par son absence.

Nous vivons ici-bas une main serrée sur la gorge. Que rien ne soit possible était chose connue de ceux qui inventaient des pluies et tissaient des mots avec la torture de l’absence. C’est pourquoi il y avait dans leurs prières un son de mains éprises du brouillard.

Elle rêvait, de l’immensité des rêves, de la disparition à venir, des nuits fortes des crues du chagrin, des inondations de l’horreur. Le vent passe en elle, trouée par ses terreurs, couchée en chien de fusil sur sa vie, et sa solitude avait des ailes. Lumineuse, transparente, Alejandra Pizarnik, fille des miroirs et du vent amer, pouvait être solaire même au cœur de ses chutes.
Dans son palais de mots, dans son palais de glace, la lumière inonde et fascine.
« Le souffle de la lumière dans mes os lorsque j’écris le mot terre. Parole, ou présence, suivie par des animaux parfumés ; triste comme soi-même ; belle comme le suicide. Et qui me survole comme une dynastie de soleils » (Cité par Terres de femme).
Alejandra Pizarnik irradie par la densité de ses mots, par leur brièveté en résonance avec la brièveté de sa vie. Elle aura fait de son existence « cette cérémonie trop pure » qui nous hante encore :
Écrire, c’est donner un sens à la souffrance.
J’ai tellement souffert qu’on m’a déjà chassée de l’autre monde.
Écrire, c’est vouloir donner un sens à notre souffrance. (Journal novembre 1971)
.

Le peu de sa vie

Nous vivons ici-bas une main serrée sur la gorge. Que rien ne soit possible était chose connue de ceux qui inventaient des pluies et tissaient des mots avec la torture de l’absence. C’est pourquoi il y avait dans leurs prières un son de mains éprises du brouillard. Alejandra Pizarnik.

Alejandra Pizarnik est née près de Buenos Aires le 29 avril 1936, à Avellaneda, dans une famille d’immigrants juifs de Galicie, émigrée en 1934. Chez elle on parle surtout le yiddish, car ses parents auront bien du mal à apprendre l’espagnol. Son nom était Flora Alejandra Pozkarnik, simplifié par les fonctionnaires en Alejandra Pizarnik. Elle fait ses études après avoir essayé bien des voies : faculté de Philosophie et de Lettres, faculté de journalisme et atelier de peinture. Mais « elle ne peut et ne veut « qu’écrire ses rêves ». Elle le réalise dès 19 ans, âge auquel elle publie son premier recueil. Reconnue, admirée elle mène une vie littéraire et sociale importante, se liant avec des poètes et surtout avec sa grande amie, cette sœur tant recherchée, Olga Orozco.

Entre 1960 et 1964, elle vit à Paris où elle est pigiste pour un journal espagnol et écrit dans plusieurs journaux et revues.Elle étudie la littérature française à la Sorbonne. Elle se lie d’amitié avec André Pieyre de Mandiargues, Octavio Paz, Julio Cortazar, Yves Bonnefoy, Henri Michaux… Elle traduit aussi des poètes comme Artaud, Michaux, Aimé Césaire, Yves Bonnefoy. Elle est partie prenante de la vie littéraire parisienne. Pourtant en 1964, elle rentre à Buenos Aires, alors qu’elle était venue « pour s’en sortir ».
Sa vie, à part quelques voyages, se déroule alors au cœur de sa chère ville Buenos Aires, dans sa minuscule chambre où était épinglée cette phrase d’Artaud :

« Il fallait d’abord avoir envie de vivre ». Sa chambre ascétique comprenait un petit tableau noir, lieu d’alchimie de ses mots, polis et repolis pendant ses nuits de veille. Elle continue à publier et reçoit de nombreux prix. Mais cela ne saurait combler l’immense vide existentiel en elle : Ma vie manque, je manque à ma vie. (Journal).Notre besoin de tendresse est une longue caravane (Journal) Et son besoin d’amour est sans fin, orgiaque parfois, bisexuel parfois, mais pour elle la chair est infiniment triste : « Faire l’amour pour être, quelques heures durant, le centre de la nuit » (Journal).
Hantée par le travail et par sa mère haïe et adorée, elle dérive encore plus profond dans ses abîmes. La découverte de sa judaïté est tardive, mais elle ne se sent juive que parce que Kafka et Freud sont juifs, pas par culture ni religion. Elle se dira juive mais pas argentine, mais si elle se croit juive errante, elle est profondément ancrée en terre argentine.

Après des tentatives de suicide en 1970 et 1971, elle passe ses cinq derniers mois dans un asile psychiatrique. La phase de désintoxication lui est très douloureuse, elle imbibée de drogues, de cigarettes et d’alcool.
Rentrée chez elle, rue Montevideo, pour le week-end, elle avale, intentionnellement ou pas, une dose massive de psychotropes – le seconal -, et elle meurt le 25 septembre 1972 à l’âge de 36 ans. Son flirt continu avec le suicide se concrétisait enfin dans un grand baiser final et définitif.
Elle « la petite oubliée » a voulu vivre un bref instant de sa vie les yeux grand ouverts, se méfiant de l’ombre de son ombre, du silence qui la désertifiait, de la solitude qui l’étranglait. Mais elle a chanté « d’étoile en étoile, de l’ombre à l’ombre », aimant le vent, sa mémoire en feu. Elle était « une errance nue ».
J’ai fait le saut sur moi à l’aube.
J’ai laissé mon corps avec la lumière
et j’ai chanté la tristesse de ce qui est né
. (Arbre de Diane).

Le beaucoup de sa poésie

Ne plus désirer vivre sans savoir ce qui vit à ma place, ni écrire, puisque pour me blesser, la vie prend des formes si étranges. (Textes de l’ombre)
Alejandra Pizarnik aura imploré l’écriture et « sacrifié tous ses jours et ses semaines dans les cérémonies du poème ». Elle écrivait sur son tableau noir ses tentatives de poèmes, les refondant, les ramenant à l’essentiel du sens et de la sensation. Comme un travail de sculpteur elle extrayait le cœur même de l’essentiel, comme un bloc compact violent et étincelant recherchant le poème ultime.

Au centre du poème il y a un autre poème, au centre du centre il y a une absence, au centre de l’absence il y a mon ombre.

(Alejandra Pizarnik).

Mais le poème ultime est révélation du vide : « Le poème que je ne dis pas/que je ne mérite pas/Peur d’être deux/ sur le chemin du miroir : / quelqu’un qui dort en moi/ me mange et me boit.» (L’arbre de Diane) Elle cherchait elle aussi l’or du temps, le poids du silence, le miroir de l’au-delà des choses. Avec ses mots coupants, suspendus, distants, elle a voulu mourir de la mort. « Tu es amoureuse de la mort » lui disait d’ailleurs un de ses amis.

Et pourtant elle aura cette phrase magique : « Si j’ai peur de la mort, c’est à cause de sa couleur » (Journal).Et ses mots « comme pierres précieuses » brillent dans toutes les nuits, suspendus, prêts à se briser, aux portes du dicible, aux portes du silence.
Et rien n’est promesse entre le dicible qui équivaut à mentir
(tout ce que l’on peut dire est mensonge)
le reste est silence
sauf que le silence n’existe pas
. (Extraction de la pierre de folie).
En lisant Alejandra Pizarnik, on peut voir la buée de sa transparence triste.Ce ne sont pas des chants désolés qui sont tracés, mais une lucidité translucide des régions cachées, souvent interdites qui sont derrière tous les poèmes. Il monte de ses écrits une grande innocence.
Elle saute, chemise en flammes d’étoile en étoile, d’ombre en ombre. Elle meurt de mort lointaine l’amoureuse du vent. (L’arbre de Diane)
Elle voulait « une poésie qui dise l’indicible – un silence. Une page blanche » (Journal).
Et c’est bien une blancheur, parfois blafarde qui monte comme buée de ses poèmes. Elle ne nous console pas, elle nous hante.
« Si seulement je pouvais ne vivre qu’en extase, façonnant le corps du poème avec mon corps, rachetant chaque phrase avec mes jours et mes semaines, insufflant dans le poème mon souffle alors que chaque lettre de chaque mot a été immolée dans les cérémonies du vivre » (Journal). Sa production est limitée, elle n’aura publié que 7 recueils, ses récits humoristiques ne trouvant pas preneur. Mais dans son œuvre elle a quand même réussi à dire « la parole introuvable », luttant corps à corps avec les mots, les cernant, les brisant pour leur faire rendre gorge, leur faire avouer leur secret ultime, finissant par les entraîner avec elle au fond de sa solitude totale.

La carence

Je ne connais pas les oiseaux,
je ne connais pas l’histoire du feu.
Mais je crois que ma solitude devrait avoir des ailes.

Solitude faite de peurs, de fumée et de miroirs, de conscience du vide, et surtout de silence et de soif.
Elle a su « connaître le nom de ce qui n’existe pas ». Elle l’aura fait avec les pauvres mots de ce monde, elle qui était dans l’entre-monde.

J’étais la source de la discordance, la maîtresse de la dissonance, la petite fille de l’âpre contrepoint. Je m’ouvrais et je me fermais dans un rythme animal très pur. (Poèmes inédits)
Ses poèmes comme « des os qui brillent dans la nuit », défient l’avenir dont elle avait tant peur. Somnambule de son propre être, elle errait au travers du miroir sans tain des jours et des nuits. Elle vient vers nous, celle qui dépassant la vision des gouttières du monde disait « la rébellion est de regarder une rose ». Elle se voyait comme une fleur qui s’ouvre et dévoile qu’elle n’a pas de cœur.

Elle en avait un, mais il était en lambeaux de sang. Elle était celle qui écrit, celle qui tremble, seule face au silence de son écriture.

« Cette chose qui tombe en silence » et qui pousse des cris de louve dans ses poèmes. Sa peur de la folie l’amène à l’autodestruction, déclinant pour elle cette phrase de Dylan Thomas : « Je veux déchirer ma chair ». Sa poésie sera une vaste entreprise de conjuration d’elle-même.

« Qui suis-je ? » aurait pu être le titre de tous ses poèmes. De ses beaux yeux verts et myopes elle regardait à l’intérieur de soi.

Et ce combat l’épuisait :« Mon désir de mourir vient de mon incapacité à être à l‘intérieur de moi-même » (Journal).Écrire des poèmes était pour elle vital, seul rempart contre la mort et les tremblements. « La condition même de mon corps vivant et se mouvant est la poésie » (Journal). Sur son petit tableau noir ce dernier poème, non recopié sur son cahier d’écolière comme habituellement :
Créature en prière
en rage contre la brumeÉcrit
Au
crépuscule
contre l’opacité
je ne veux plus aller
nulle part
qu’au tréfonds
Oh vie
oh langage
oh Isidore
(septembre 1972) Traduction Anne Picard.

«Alejandra Pizarnik fut un grand silence mis en mots. A peine un moineau aux ailes de condor : poète immense » (Cristina Castello).

Gil Pressnitzer

Sources :

sites: Terres de femmes

Poèmes en espagnol

Choix de textes

Arts invisibles

« Toi qui chantes toutes mes morts,
Toi qui chantes ce que tu ne livres pas
au sommeil du temps,
décris-moi la maison vide,
parle-moi de ces morts habillés de cercueils
qui habitent mon innocence.

Avec toutes mes morts
je me remets à ma mort,
avec des poignées d’enfance,
avec des désirs ivres
qui n’ont pas marché sous le soleil,
et il n’y a pas une parole matinale
qui donne raison à la mort,
et pas un dieu où mourir sans grimaces. »
(Les Aventures perdues, Actes Sud, 2005, Silvia Baron Supervielle et Claude Couffon)

Cold in Hand Blues

et qu’est-ce que tu vas dire
je dirai seulement quelque chose
et qu’est-ce que tu vas faire
je me cacherai dans le langage
et pourquoi
j’ai peur
(L’Enfer musical, 1971, traduction Silvia Baron Supervielle et Claude Couffon)

Il faut sauver le ventLes oiseaux brûlent le ventdans les cheveux de la femme solitairequi revenant de la naturetisse des tourmentsIl faut sauver le vent.
(L’arbre de Diane, traduction Silvia Baron Supervielle)

Présence

ta voix
là où les choses ne peuvent s’extraire
de mon regard
elles me dépouillent
font de moi une barque sur un fleuve de pierres
si ce n’est ta voix
pluie seule dans mon silence de fièvres
tu me détaches les yeux
et s’il te plaît
que tu me parles
toujours
(traduction Silvia Baron Supervielle)

Le chien de l’hiver mordille mon sourire. C’était sur le pont. J’étais nue et je portais un chapeau à fleurs et je traînais mon cadavre également nu et avec un chapeau de feuilles mortes.
(Un songe où le silence est d’or, traducteur inconnu)

Exercice pour la main gauche

En passant dans l’obscurité
vers un nuage de silence
vers un nouveau silence compact
qui brûlera lorsque je ferai silence
différemment
ce sera comme un tatouage
comme ses yeux bleus
soudain enchâssés dans les paumes
de mes mains
indiquant l’heure du silence
le plus beau
auquel nul n’a jamais imposé silence
alors
je n’aurai plus peur
d’être moi et de parler de moi
car je serai diluée dans le silence
ce que je dis est promesse
(extrait du Journal 1964 traduction Anne Picard)

Le Réveil (El Despertar, 1958)

Ô Seigneur
la cage est devenue oiseau
et s´est envolée
et mon cœur est devenu fou
il hurle à la mort
et sourit à mes délires
à l´insu du vent…

Que ferai-je de ma peur?
Que ferai-je de ma peur?

La lumière de mon sourire ne danse plus
les saisons ne brûlent plus les colombes de mes songes.
Mes mains se sont dénudées
et sont allées là où la mort
enseigne à vivre aux morts.

Ô Seigneur
l´espace condamne mon être.
Et derrière lui des monstres
boivent mon sang
C´est le désastre.
C´est l´heure du vide sans vide,
il est temps de verrouiller mes lèvres,
d´écouter crier les condamnés,
contempler chacun de mes noms
suspendus dans le néant...

Ô Seigneur
jette les cercueils de mon sang…
Je me souviens de mon enfance,
lorsque j´étais vieille
et que les fleurs mouraient entre mes mains
car la danse sauvage de mon allégresse
leur détruisait le cœur.

Je me souviens des sombres matins de soleil
quand j´étais petite fille,
c´était hier,
c´était il y a des siècles.

Ô Seigneur
la cage est devenue oiseau
et a dévoré mes espérances.

Ô Seigneur
la cage est devenue oiseau
et que ferai-je de ma peur?
Les Aventures perdues (Las aventuras perdidas, 1958) – Traduction Noëlle-Yábar Valdez.

L’Obscurité des eaux

«J’écoute le bruit de l’eau qui tombe dans mon sommeil. Les mots tombent comme l’eau moi je tombe. Je dessine dans mes yeux la forme de mes yeux, je nage dans mes eaux, je me dis mes silences. Toute la nuit j’attends que mon langage parvienne à me configurer. Et je pense au vent qui vient à moi, qui demeure en moi. Toute la nuit, j’ai marché sous la pluie inconnue. On m’a donné un silence plein de formes et de visions (dis-tu). Et tu cours désolée comme l’unique oiseau dans le vent. »

(L’Enfer musical, traduction Jacques Ancet,)

Derrière la parole le chaos.
Le hurlement n’accède à aucun monde.
Je chante.
Nulle invocation.
Rien que des noms qui reviennent.

Tu choisis la blessure, le lieu
où nous parlons notre silence.
Et tu fais de ma vie
cette cérémonie trop pure.

(Les travaux et les nuits, 1965).

Présence d’ombre

Quelqu’un parle. Quelqu’un me dit.

Extraordinaire le silence de cette nuit.

Quelqu’un porjette son ombre sur le mur de ma chambre.

Quelqu’un me regarde avec mes yeux qui ne sont pas les miens.

Elle écrit comme une lampe qui s’éteint, elle écrit comme une lampe qui s’allume. Elle marche en silence. La nuit est une vieille femme la tête pleine de fleurs. La nuit n’est pas la fille préférée de la reine folle.

Elle marche en silence vers la profondeur la fille des rois.

De démence la nuit, de temps nul. de mémoire la nuit, d’ombres toujours.

(traduction Jacques Ancet)

Celle des yeux ouverts la vie joue dans le jardin
avec l’être que je ne fus jamais
et je suis là
danse pensée
sur la corde de mon sourire
et tous disent ça s’est passé et se passe
ça va passer
mon cœur
ouvre la fenêtre
vie
je suis là
ma vie
mon sang seul et transi
percute contre le monde
mais je veux me savoir vivante
mais je ne veux pas parler
de la mort
ni de ses mains étranges.

(Œuvre poétique © Actes Sud 2005, La dernière innocence (1956)

Ceux de l’obscur
Pour que les mots ne suffisent pas, une mort dans le cœur est nécessaire.
La lumière du langage me couvre comme une musique, image mordue par les chiens de la peine, et l’hiver grimpe sur moi l’amoureuse plante du mur.
Quand j’espère cesser d’espérer, survient ta chute au-dedans de moi.

Je ne suis rien qu’un dedans.

(L’Enfer musical, traduction Jacques Ancet)

Yeux primitifs

Là où la peur ne raconte ni contes, ni poèmes, elle ne forme pas de figures de terreur et de gloire.

Un vide gris est mon nom, mon pronom.

Je connais la gamme des peurs et cette manière de commencer à chanter tout doucement dans le dé-
filé qui reconduit vers mon inconnue que je suis, mon émigrante de moi.

J’écris contre la peur. Contre le vent et ses serres qui se loge dans mon souffle.

Et quand, au matin, tu crains de te retrouver morte (et qu’il n’y ait plus d’images) : le silence de l’oppression, le silence d’être là simplement, voilà en quoi s’en vont les années, en quoi s’en est allée la belle allégresse animale.

( L’enfer musical © Ypsilon.éditeur 2012, traduit par Jacques Ancet)

En l’honneur d’une perte

La certitude pour toujours d’être de trop à l’endroit où les autres respirent. De moi je dois dire que je suis impatiente qu’on me donne un dénouement moins tragique que le silence. Joie féroce quand je rencontre une image qui m’évoque. À partir de ma respiration désolante je dis : qu’il y ait du langage là où il doit avoir du silence.
Quelqu’un ne s’énonce pas. Quelqu’un ne peut pas s’assister. Et toi tu n’as pas voulu me reconnaître quand je t’ai dit ce qu’il y avait en moi qui était toi. La vieille terreur est revenue : n’avoir parlé de rien avec personne.

Le jour doré n’est pas pour moi. Pénombre du corps fasciné par son désir de mourir. Si tu m’aimes je le saurai même si je ne vis pas. Et je me dis : vends ta lumière étrange, ton enclos invraisemblable.
Un feu dans le pays non vu. Images de candeur proche. Vends ta lumière, l’héroïsme de tes jours futurs. La lumière est un excédent de trop de choses beaucoup trop lointaines.

Je réside dans d’étranges choses.
(Cahier Jaune © Ypsilon, traduit par Jacques Ancet)

Un jour, peut-être, trouverons-nous refuge dans la réalité véritable. En attendant, puis-je dire jusqu’à quel point je suis contre ?

Je te parle de solitude mortelle. Il y a de la colère dans le destin parce que s’approche, parmi les sables et les pierres, le loup gris. Et alors ? Parce qu’il brisera toutes les portes, parce qu’il jettera les morts pour qu’ils dévorent les vivants, pour qu’il n’y ait que des morts et que les vivants disparaissent. N’aie pas peur du loup gris. Je l’ai nommé pour vérifier qu’il existe et parce qu’il y a une volupté inexprimable dans le fait de vérifier.

Les mots auraient pu me sauver, mais je suis bien trop vivante. Non, je ne veux pas chanter la mort. Ma mort...le loup gris...la tueuse venue du lointain...N’y a-t-il âme qui vive dans la ville ? Parce que vous êtes morts. Et quelle attente peut se changer en espérance si vous êtes tous morts ? Quand cesserons-nous de fuir ? Quand tout cela arrivera-t-il ? Oui quand ? Où ça ? Comment ? Combien ? Pourquoi ? Et pour qui ?

(Cahier Jaune © Ypsilon, traduit par Jacques Ancet)

I-
nul ne me connaît je parle la nuit
nul ne me connaît je parle mon corps
nul ne me connaît je parle la pluie
nul ne me connaît je parle les morts

II-
rien que des mots
ceux de l’enfance
ceux de la mort
ceux de la nuit des corps

III-
le centre
d’un poème
est un autre poème
le centre du centre
est l’absence

au centre de l’absence
mon ombre est le centre
du centre du poème

XIII-
une idée fixe
une légende enfantine
une déchirure
le soleil
comme un grand animal sombre

il n’y a que moi
il n’y a quoi dire

XVIII-
tu reflètes des paroles qui parlent seules
dans des poèmes stagnants je fais naufrage
tout en moi parle avec son ombre
et chaque ombre avec son double

(Alejandra Pizarnik, Los pequeños cantos, 1971, Les petits chants, 1971, traduit par Silvia Baron Supervielle et Claude Couffon)

Je voulais que mes doigts de poupée pénètrent dans les touches. Je ne voulais pas effleurer le clavier comme une araignée. Je voulais m’enfoncer, me clouer, me fixer, me pétrifier. Je voulais entrer dans le clavier pour entrer à l’intérieur de la musique pour avoir une patrie. Mais la musique bougeait, se pressait. Quand un refrain reprenait, alors seulement s’animait en moi l’espoir que quelque chose comme une gare s’établirait ; je veux dire : un point de départ ferme et sûr ; un lieu depuis lequel partir, depuis le lieu, vers le lieu, en union et fusion avec le lieu. Mais le refrain était trop bref, de sorte que je ne pouvais pas fonder une gare puisque je n’avais qu’un train un peu sorti des rails, qui se contorsionnait et se distordait.

Alors j’abandonnai la musique et ses trahisons parce que la musique était toujours plus haut ou plus bas, mai non au centre, dans le lieu de la rencontre et de la fusion. (Toi qui fus ma seule patrie, où te chercher ?

Peut-être dans ce poème que j’écris peu à peu.)
Alejandra Pizarnik, extrait de "Figures du pressentiment", in l’Enfer musical (1971), Œuvre poétique, traduction de Silvia Baron Supervielle, Actes Sud, 2005,

Adaptations personnelles

Ombres du jour à venir à Ivonne A. Bordelois

Demain je m’habillerai de cendres à l’aube
Me remplirai la bouche de fleurs
Dans la simple mémoire d’un mur
j’apprendrai à dormir
dans la respiration
d’un animal qui rêve.

Chambre seule

La vérité de ce vieux mur
si tu oses me la demander
et ses fissures, ses déchirures
formant visages, sphinx
mains, sabliers
viendra alors inéluctablement
une présence pour ta soif
sans doute s’en ira
cette absence qui te bois
(Les Travaux et les Nuits)

Dans l’attente de l’obscurité

Ce moment que tu ne peux pas oublier
Tellement ton vide profond fut renvoyé par des ombres
Tellement ton vide fut rejeté par les montres
Ce pauvre instant que je pris pour tendresse
Nues toutes nues les ailes de sang
Sans les yeux souviens-toi des angoisses d’antan
Sans les lèvres pour recueillir le jus de la violence
Perdue dans le chant des clochers de glace.

Jeune fille aveugle de mon âme protège-toi
Jette des cheveux couverts de givre dans le feu
Serre contre toi la petite statue de la terreur
Plie à tes pieds le monde convulsé
à tes pieds là où meurent les hirondelles
tremblantes de peur de l’avenir qui vient
Dis que le soupir de la mer
humidifie les mots uniques
fait que la vie vaut la peine d’être vécue.
Mais de cet instant suinte le néant
Blottis-toi dans la caverne du destin
Sans des mains pour dire jamais
Sans des mains pour offrir des papillons
Aux enfants morts.

Nuit

Ne sais où aller
ici ou là
singuliers tournants dénudés
suffit de courir !
tenir mes tresses de nuit tombée
pellicules et eau de Cologne
rose allumette brûlée de la cire
création sincère en sillons de cheveux
la nuit dénoue ses bagages
de blancs et noirs
arrêter de jeter son avenir

La nuit

Je connais si peu de la nuit
mais la nuit semble bien me connaître
et plus encore elle m’assiste comme si je le désirais
elle recouvre l’existence avec ses étoiles
Peut-être la nuit est-elle la vie et le soleil la mort.
Peut-être que la nuit n’est rien
toute conjecture à ce sujet n’est rien
et rien les êtres qui l’ont vécu
Peut-être que les mots seraient tous là uniques
dans l’immense vide des siècles
on fouaille l’âme avec leurs souvenirs
mais la nuit sait la misère
qui boit notre sang et nos idées
elle doit vomir nos regards
sachant notre trop plein d’intérêt et de confusion
Mais il se peut que j’entende pleurer la nuit dans mes os
Ses immenses larmes délirantes
et ses cris parce que quelque chose s’en est allé depuis toujours.
Redevenir encore une fois un être.

À l’aube

Nue résonnant d’une nuit solaire
là gisante dans les jours animaux.
Le vent et la pluie m’ont effacée
comme un feu, comme un poème
écrit sur un mur.
Chant nocturne

Joe, macht die Musik von damals nacht...
(Jo rejoue moi encore la chanson de la nuit d’avant)

Celle qui est morte dans sa robe bleue chante maintenant
Chant imprégné de mort et du soleil de son ivresse
dans sa chanson il y a une robe bleue, il y a
un cheval blanc, il y a un cœur vert tatoué
des échos de son cœur
mort.
Ouverte à tous les vents de la destruction, elle chante
pour la petite fille perdue : son amulette pour conjurer le sort. Et il passe
de la brume verte sur ses lèvres et dans ses yeux du gris très froid,
sa voix abolit la distance qui s’ouvre entre son être et sa main qui cherche son verre.

Elle chante.

Cendres

La nuit pourfend les étoiles
regards hallucinés
l’air rejeté et haï
embellit son visage
avec de la musique
Bientôt nous irons
arcanes ensommeillées
Ancêtre de mon sourire
le monde est décharné
et il n’est pas de clés pour le cadenasser
et il n’est pas de larmes pour la peur.
Que faire avec moi ?
Car à toi je dois ce que je suis
mais je n‘ai aucun lendemain
Parce que tu es toi…
La nuit souffre.

Cold in Hand Blues

et que dire
dire seulement cela
et puis aller
se cacher dans la langue
et pourquoi
vais-je avoir peur.

Anneaux de cendres À Cristina Campo Et ma voix chante
de ne point les chanter,
cette grisaille bâillonnée à l’aube,
cette parure d’oiseau ravagé dans la pluie.

Là, dans l’attente,
une rumeur d’un lilas rompu.
Et là, quand vient le jour,
un partage du soleil en de petits soleils noirs.
Et quand vient la nuit, toujours,
une tribu de mots mutilés
cherchant asile dans ma gorge
parce que je ne les ai point chantés,
eux les funestes, les maîtres du silence.

La solitude

La solitude ne peut être dite
Car on ne peut en faire le tour
Car on ne peut lui mettre un nom
Car on ne peut le faire comme pour un paysage.
la solitude est mélodie brisée de mes phrases.

L’oubli

de l’autre côté de la nuit
l’amour est possible

Prenez-moi-

Prenez-moi entre des substances sucrées
qui meurent chaque jour dans votre mémoire.

prends garde

seulement la soif
le silence
aucune rencontre

prends garde o mon amour
prends garde à la silencieuse dans le désert
à celle qui voyage avec un verre vide
ombre de son ombre

Si tu oses surprendre

Si tu oses surprendre
la vérité de ce vieux mur
et ses fissures, ses larmes,
formant des visages, des sphinx,
des mains, des clepsydres,
sûrement viendra une présence
pour ta soif,
probablement repartira
cette absence qui te boit.
(Alejandra Pizarnik – « Chambre seule » – Les Travaux et les Nuits, 1965)

L’éveil

Je me souviens des noirs matins du soleil...

Seigneur
j’ai vingt ans
Mes yeux aussi ont vingt ans
et cependant ils ne disent rien...

Seigneur
Ma vie s’est consumée en un instant
La dernière innocence s’en est allée
Maintenant c’est jamais pour toujours
ou simplement ce fut...

Comment ne pas me tuer dans un miroir
et disparaître et réapparaître dans la mer
où m’attend un grand bateau
avec toutes ses lumières allumées?

Comment puis-je me sortir les veines
et en faire une échelle
pour fuir à travers la nuit?...
Mais mes bras veulent encore embrasser le monde
ils n’ont rien appris
il est trop tard....
(Fragments extraits du recueil Les Aventures Perdues)

Bibliographie

Bibliographie en espagnol :

La tierra más ajena, (La Terre la plus contraire)1955La última inocencia, (La Dernière Innocence), 1956Las aventuras perdidas, (Les Aventures perdues), 1958
Árbol de diana, (Arbre de Diane), 1962Los trabajos y las noches, (Les Travaux et les Nuits), 1965Extracción de la piedra de locura, (Extraction de la pierre de folie), 1968Nombres y figuras, (Nombres et figures), 1969El infierno musical
, (L’Enfer musical ), 1971Los pequeños cantos,( Les petits chants) 1971La condesa sangrienta, (À propos de la comtesse sanglante), 1971
Publications posthumes

Zona prohibida, (Zone interdite), poemas, 1982
Textos de la sombra y últimos poemas,( Texte de l’ombre et derniers poèmes),1982

En français :

Où l’avide environne, poésie, traduction de Fernand Verhesen, Éditions Le Cormier, 1974; avec un poème “in mémoriam” de Robero Juaroz.L’Enfer musical, Éditions Payot, « Petite collection poétique », 1975.Poèmes, anthologie, traduits par Claude Couffon, Centre culturel argentin, « Nadir » n° 8, 1983.
L’autre rive, traduction de Jacques Ancet, Éditions Unes, 1983.
Les Travaux et les nuits. Œuvres poétiques 1956-1972, préface d’Octavio Paz, traduit de l’espagnol par Silvia Baron Supervielle et Claude Couffon, Éditions Granit, 1986À propos de la Comtesse sanglante, traduction Jacques Ancet, Éditions Unes, 1999Œuvre Poétique, traduction de Silvia Baron Supervielle et Claude Couffon, préface de Silvia Baron Supervielle, postface d’Alberto Manguel, Actes Sud, 2005.
Journaux 1959-1971
, édition établie et présentée par Silvia Baron Supervielle et Claude Couffon, traduction Anne Picard, édition José Corti 2010.

Extraction de la pierre de folie, traduction Jacques Ancet, édition Ypsillon, 2013

L’enfer musical, traduction Jacques Ancet, édition Ypsillon, 2012

Cahier Jaune, traduction Jacques Ancet, édition Ypsillon, 2012