Alexandre Blok

L’Inconnue

Un essai de traduction par Serge Venturini

La poésie d’Alexandre Blok est par-dessus tout ondes de musique et nappes de lyrisme. Le soin extrême qu’il portait aux rimes versifiées, aux assonances de la langue russe est perdu dans le chemin de la traduction. Qu’au moins le parfum de ses mots soit ici rendu.

Ce défi de la traduction Serge Venturini, en tant que poète, le résout et s’en explique:

« Le poète est un grand musicien isolé, un évacué, un perforé, un homme troué. Ce qui est frappant et révélateur dans l’intensité du travail poétique : son caractère paradoxal, — isolant et conducteur. Si puissant à isoler, en faisant s’écrouler les murs et craquer les résistances du langage, d’autant plus qu’il pousse vers une extrême radicalité, il est conducteur d’une extraordinaire énergie, mais dans une marge sociale où l’orgueil du drapeau noir flotte, faisant ainsi passer les relations humaines presque à la trappe :

« Je pense que je suis née pour la Solitude magnifique, peuplée d’ombres héroïques, que je n’ai besoin de rien d’autre que d’elle — d’eux — de moi,… écrivait Tsvétaéva, le 14 juillet 1919, qu’il est indigne de moi de me faire chat et colombe, de câliner et roucouler dans les bras d’un autre, que tout cela est au-dessous de moi. »

Solitude de la perception, lent balbutiement des sons, comme arrachés d’un songe ou d’un cauchemar, là où s’enclenche une vision du monde, le 14 juin 1908, sur le champ de Koulikovo, - Blok le voyant, - discerne, l’oreille intime ouverte, la grande voix de la Russie :

Dans les bribes de paroles

J’entends la marche brumeuse

Des autres mondes

Et du temps le sombre vol,

Je sais chanter avec le vent…

( Traduction Serge Venturini)

L’INCONNUE (Neznakomka)

24 avril 1906 - (Ozerki)

Alexandre Blok

Après le dîner, sur les restaurants,

L’air visqueux brûle, glauque, étouffant,

Et le printanier esprit putrescent

Surnage des cris rauques de soûlards.

En haut de la rue sale à peine luit

L’enseigne d’or de la boulangerie,

Et dans l’ennui des villas de banlieue,

L’on entend geindre un enfant qui crie.

Chaque soir, derrière les barrières,

Se promènent les filous, les roublards,

Leur chapeau melon en arrière

Avec les dames près des caniveaux.

Sur le lac grincent les tolets des rames,

Retentit le cri strident des femmes.

La lune blasée là-haut dans le ciel

Fait grimacer son disque sans raison.

Soir après soir, au fond de mon verre

Vient se refléter mon unique ami,

Par l’âpre et mystérieuse moiteur,

Coi comme moi, comme abasourdi.

Tandis qu’aux tables voisines passent

Des serveurs somnolents qui paradent,

Quelques ivrognes aux yeux de lapins

Qui braillent leur « In vino veritas ! »

Pourtant, chaque soir, à la même heure,

(ou bien n’est-ce là qu’un de mes rêves ?)

Forme élancée de soie enroulée,

Bouge au-delà d’une fenêtre embuée.

Et, lentement, parmi les gens ivres,

Sans compagnie, toujours solitaire,

Respirant les parfums et les fumées

Elle vient s’asseoir près de la fenêtre.

Et les croyances anciennes remuent

Ses onduleuses soies élastiques,

Et son chapeau aux plumes endeuillées,

Et dans ses bagues ses doigts effilés.

Captivé d’étrange proximité,

À travers son obscure voilette,

J’entrevois des rivages enchantés,

De bienheureux lointains émerveillés.

D’obscurs mystères me sont révélés.

À moi l’on confie tout l’or de quelqu’un.

Et tous les rayons d’or de mon âme

Sont noyés dans l’âpreté du vin fort.

Les plumes d’autruche toutes courbées,

Balancent en mon cerveau allumé.

Et les yeux bleus où je vais me noyer

Fleurissent sur des rivages lointains.

Dans mon âme repose un trésor,

Je suis le seul à en avoir la clé.

Eh ! tu as raison, — monstre ivre-mort !

Je sais — dans le vin est la vérité !

Traduire L’Inconnue

J’ai peur soudain : Tu vas changer de visage.

A. Blok. Vers de la Belle Dame. (1901, Chakhmatovo.)

L’Inconnue de Blok, quel poème !

Quel monde devrais-je dire ! Au-delà du symbolisme de ce poème, il faut déjà y voir une préfiguration du dernier Blok, abandonné de tous, complètement désespéré, souffrant au physique comme au moral, — seul avec ses propres démons, celui qui mourra d’épuisement le 7 août 1921 à Pétrograd, pendant la guerre civile. Il y a dans cette rencontre avec celle qui fut autrefois la Belle Dame, une grande profondeur désenchantée aujourd’hui certes avec la femme fatale, mais aussi, une forte et troublante compréhension du monde et des hommes, une très belle richesse humaine et une immense sensualité, toutes chargées de visions funèbres, drapées d’une ensorcelante obsession, rythmée d’œuvres en œuvres, nuancée sous différentes figures.

Traduire L’Inconnue de Blok, cela requiert une grande modestie. S’attaquer à un tel Monstre énorme, effrayant, ingénu ! m’a toujours semblé une insigne gageure, — un pari risqué, taillé dans les envoûtantes brumes métaphysiques du symbolisme, un tour de force, un pari jamais gagné d’avance. Si le choix des cadences n’est pas l’entreprise la plus difficile, même si la question de la rime demeure, surtout pour un poème tiré du symbolisme, la contrainte de la rime éloigne le plus souvent les précédentes traductions du sens littéral. Il faut le regretter, car de la musique avant toute chose ici, — cela oblitère la vraie portée du poème et rend donc sa traduction impertinente.

Pour m’aider dans cette lourde tâche, j’ai dû faire appel aux connaissances linguistiques et analytiques de mon épouse, Élisa, traductrice par ailleurs de littérature arménienne ancienne (cf. Sayat Nova) et russophile. Il appert qu’à la lecture des précédentes traductions, hormis celle de François Kérel, l’interrogation philologique du sens ne semble pas être une urgence fondatrice, — une nécessité première.

Il y a dans les plus fluides harmoniques de la mystique nihiliste de Blok, si proches par moments de la vague et soluble musicalité du vers de Verlaine, une odeur pestilentielle de charogne, un profond goût du morbide. La Belle Dame de ses premiers poèmes, où régnait une Sagesse divine tant désirée, s’est vite transformée d’abord en prostituée de luxe, grande cocotte huppée, puis en fille à soldats, catin saoule et déchue, avant de se métamorphoser en demoiselle de commissariat du peuple.

Mais, la Russie allait suivre après 1905 d’autres chemins. En 1921, Alexandre Blok sur le point de mourir, faisait depuis 1918, encore face à ses vieux démons. D’après Korneï Tchoukovski, il délirait. La dernière figure de la Russie subissait une dernière hypostase, comme le rappelle Efim Etkind dans un article. « C’est qu’elle m’a bouffé, écrivait Blok malade comme jamais selon ses dires en mai 1921, cette garce, cette nasillarde, cette bien-aimée mère Russie, comme la truie qui avale son petit. »

Blok n’eut point de disciple. Pourtant sa poétique toute baignée d’onirisme demeure toujours d’actualité. À l’image de son Inconnue, fusion de prosaïsmes et d’apparitions, d’accablement et de légèreté, elle semble comme la Beauté de Baudelaire surgir du ciel ou de l’enfer. — Qu’importe, en effet !

Serge Venturini

Inactualité de Blok

Et dans la silencieuse lumière aurorale

Tout ce qui n’est pas visible sur terre s’illumina.

A.B.

Qu’est-ce qui aujourd’hui me retient dans le versant noir de Blok, dans l’obscur de ce poète russe ? Si l’écriture de Blok a la souplesse froide du serpent, elle a aussi la puissance d’un sphinx, si sa brume d’aube est diaphane, elle recèle une algèbre précise et rigoureuse, — étincelante et mystérieuse dague.

Oui, je rends grâces à Sophie Bonneau-Laffitte d’avoir regardé de près l’homme-Blok et de l’avoir fait connaître un peu plus en France. Elle a su voir le voyant, le médium, le mage. Son travail écrit pendant l’occupation allemande, publié après la guerre en 1946, fut pillé comme le sont toutes les riches œuvres, — celles qui savent vraiment explorer. Blok dans sa solitude, comme Beethoven avec sa musique ou le pauvre van Gogh avec ses couleurs, entendait des bruits terribles, percevait des sons venus de la fin d’un monde, — un ancien monde s’écroulant.

Le monde était clameur, et sa poésie, musique, écho de cette clameur. Sa poésie est douce comme un poison, si elle est obscure c’est qu’elle renferme tant de ciels bleus, tant d’indigo qu’elle a viré au noir. J’aime — l’inachevé en lui, le flou magistral mais avec un enchaînement léger, ce rien qui ne pèse ni ne pose, d’une logique propre et d’une clarté unique.

Blok le minéral (!), le hautain, ainsi l’appelaient ses nombreux détracteurs était en fait — plusieurs. Il avait d’immenses yeux à l’intérieur, des ailes brisées, une ouïe très fine, il tenait du séraphin et de l’ange noir, son regard trouble voyait des images déchiquetées de vérité.

Quelque chose de très noble et d’orgueilleux, de patricien, émanera toujours de son visage jusqu’à la fin. Certains trouvaient sa voix trop nasillarde, son port de tête trop élégant, sa culture trop livresque. En vérité, il fut bien seul en son temps avec ses visions, avec son désespoir. Inexorablement seul.

Débauché pour les uns, ivrogne pour les autres, sa beauté pourtant ne faisait que rejaillir de son être, car en lui le pur à l’impur sans cesse s’opposaient. Il aura été à la fois, un classique et un décadent, un aristocrate et un révolutionnaire. Il était — d’ailleurs, — d’au-delà du monde visible. Libre, indépendant, il demeura d’aucune école, ni d’aucun parti, sauf peut-être le sien, et, pas tous les jours, pas toutes les nuits. Sa grande ombre parfois s’éclipsait avec ses démons vers des soleils pourpres-violets, — vers d’autres mondes tissés de l’étoffe dont sont faits les rêves.

Son ironie amère grinçait fort, un peu trop au goût de l’époque et des modes. Là encore, trop de lucidité, trop de désillusion aussi. Tant pis donc pour ceux qui n’ont vu dans « les Douze » que des vers politiques.

Dans la fureur de la tempête de la révolution russe, Blok y cherchait l’âme de cette révolution, l’âme de tout un peuple, l’âme d’une terre : la Russie. Et c’est pour cela qu’il y vit l’arc-en-ciel.

Cette goutte de politique restée dans le poème se révèle aujourd’hui le ferment grâce auquel on lit toujours « les Douze » en un temps qui n’est plus celui de Blok.

Alexandre Blok, — le possédé, l’inactuel.

Serge Venturini

De l’obscur

Dans des bribes de paroles

La marche brumeuse

Des autres mondes

Et le sombre envol du temps,

Je sais chanter avec le vent...

Aleksander Blok

L’OBSCUR, du grec skoteinos, du sanscrit skauti « il couvre », mot « qui ne se laisse pas analyser en latin » (Ernout-Meillet), fut appliqué à nombreux esprits. À commencer par Héraclite, l’un des premiers voyants, car il parlait en son art divinatoire par énigmes, en oubliant même où mène le chemin.

Rappelons-nous la parole de Zarathoustra ;

— trop menteurs sont les poètes ! « Et qui parmi nous, poètes, n’aurait pas falsifié son vin ? »

(Des poètes) Alexis Tolstoï interrogeait un jour Alexandre Blok sur le sens d’un très beau vers mystérieux : « Elle a fait tomber dans les miroirs ses mains mates... »— Je vous assure que je ne le sais pas, répondit-il. Se promenant à Chakhmatovo avec Andréï Biély, ce dernier rapporta ceci de leur conversation :

« Nous le prenions pour quelqu’un de lumineux ; c’était faux : il était quelqu’un d’obscur. " Tu as tort de penser que... Je ne comprends pas que... " La voix parut s’assécher ; une voix de nez, un peu embrumée, fissurée ; il découpait les mots à la hache comme des copeaux de bois résineux et me demandait inconsciemment pardon par un regard de ses yeux bleus qui semblaient ne pas voir :

— Oui, je suis obscur ! »

Paul Celan, dans le diamant noir de sa prose du Méridien, cite le mot de Blaise Pascal repris par Léon Chestov : « Ne nous reprochez pas le manque de clarté car nous en faisons profession ! » Avant d’ajouter :

« Oui, si elle n’est pas congénitale, c’est venue, je pense, de quelque étrange ou reculée région — d’elle-même peut-être se projetant — qu’à la poésie, en vue d’une rencontre, échoit pareille obscurité. »

Dans ses Maximes et réflexions, le grand Goethe lui-même avertissait déjà : « Celui qui prétend reprocher à un auteur son obscurité ferait bien de regarder d’abord en lui-même pour voir s’il y fait bien clair. Dans la pénombre, une écriture même fort nette devient illisible ».

La lumière du soleil à midi nous laisse dans l’Obscur. À l’heure de l’ombre la plus courte, la poésie nous plonge dans un soleil noir, — celui des voyants. O, symbole alchimique, lumière aveuglante et nuit de la lumière. O, — musique !

Les mots ne sont que les cendres de la vision.

Serge Venturini

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Traduction d’un poème d’Alexandre Blok(Livre troisième, 1908-1916)ÀAnna Akhmatova

Quand on vous dit : « Terrible est la beauté » —
Sur vos épaules, indolente,
Un châle espagnol vous jetez.
Dans vos cheveux — une rose amarante.

Quand on vous dit — « Simple est la beauté »
Un peu maladroite, vous couvrez
L’enfant d’un châle chamarré.
La rose amarante est tombée.

Mais à ces mots, indifférente,
Qui autour de vous résonnent,
Vous resterez absente et morne
En répétant à voix haute :

« Je ne suis ni terrible ni simple :Pour tuer, pas assez terribleTout simplement ; ni assez simplePour ignorer que la vie est terrible. »

16 décembre 1913

Traduction Serge Venturini