André Dhôtel

L’écrivain où l’on revient toujours

« La voix de Dhôtel, c’est de l’eau pure d’autant plus précieuse à mesure que la littérature à la mode se dessèche ou s’empâte ; je m’en abreuve depuis près de trente ans. » Philippe Jaccottet.

Il est un écrivain certes pouvant passer pour archaïque, relégué souvent dans la partie des livres de jeunesse, car frappé du sceau de l’enfance et que l’on peut cantonner dans les rayons du sourire.
Mais André Dhôtel est la bonté même et sa chère âme nous aura souvent touchés, comme les déambulations du Grand Meaulnes d’Alain Fournier, sorte de frère aîné en magie intérieure. Roman que Dhôtel n’aimait pourtant pas.
Ce long chemin buissonnier vers l’innocence il nous aura appris à le parcourir toujours à la recherche d’une vision perdue puis retrouvée.

Lentement, il semble ruminer toutes nos enfances, sans faire trop de bruit, par crainte de faire s’envoler les oiseaux et les papillons de nos rêves.
« Écrire, c’est s’approcher lentement » (le pays où l’on n’arrive jamais).
Et le doux André Dhôtel sait aussi bien nous promener sur les routes que nous égarer.
« Dès qu’il a placé le premier pas sur la route, le pèlerin sait qu’il se perd dans le monde, et qu’à mesure qu’il avancera il se perdra de mieux en mieux. » (Rhétorique fabuleuse)

Car il n’est pas si simple d’entrer dans son monde, apparemment si simple, de cheminer dans l’univers sensible de Dhôtel : sa poésie à mi-voix, suspendue à la brume et blanche comme neige, nous parle du dedans. Il faut prêter l’oreille à la douce colline de ses phrases.
Mais si rien ne semble tangible, réel et concret dans ses histoires, il passe parfois des noirceurs et des fantômes. Souvent ses héros sont à la poursuite de visions, de territoires entrevus, mais interdits.

Christian Bobin, qui lui aussi aura fait l’éloge du rien, a dans son livre La lumière du monde approché au plus près la magie Dhôtel et son pays imaginé, le Dhôtelland :
« Je pense que Dhôtel a toujours parlé de l’avenir: il n’a parlé que de ce qui s’entête à pousser sur les ruines. Il a su nommer les ronces, l’éclat d’une boîte de conserve ou d’un coquelicot, qui sont ce qui nous reste quand tout est défait parce qu’ils ont une lumière invincible. Dhôtel est encore un peu en avance, car on en est presque arrivé aux ruines. La bienfaisance de ses livres va grandir parce qu’on aura besoin alors de l’éclat consolateur de ces toutes petites choses. Un jour il n’y aura plus que des ruines sur terre, c’est-à-dire ce qu’il y a dans les poèmes de Dhôtel… ».

André Dhôtel est l’écrivain de l’attention patiente, et ses mots cheminent comme des pas de chat, des gouttes d’eau, et quand on a refermé l’un de ses innombrables livres, plus de soixante-dix, dont plus de quarante romans, on entend encore dans les escaliers de nos mémoires le bruit des pas de ses mots.
Et bien plus tard quand on revient enfin vers ses livres après l’avoir abandonné pour des alcools plus forts, on est là penaud, âme ballante, d’avoir laissé se disperser comme pissenlits au vent, toutes les miettes de silence qu’il nous avait données.

On retrouve une amitié qui court encore dans les prés et les forêts, et qui nous attendait au coin de tous les villages, sans reproche aucun.
L’écriture d’André Dhôtel glisse sans jamais s’éteindre, feutrée, mais lucide et sachant voir le terrible aussi.
Il semble venir à nous pieds nus dans ses mots, qui nous traversent presque paresseusement. Car Dhôtel semble un grand dilettante, une sorte de héron discret avançant sans y toucher à la surface des choses.
Il se promène sur les routes, il nous y promène, mais nous met en garde :
« Avant de nous promener sur les routes… Il faut nous envelopper d’éternel. » (La Chronique fabuleuse).

André Dhôtel est l’homme des errances, non pas dans sa vie, mais dans ses livres les jeunes gens partent vers des mondes parallèles, des contrées fantastiques, des lieux entre mémoire et sentiment de la vie brève.
« Il y a peut-être des lieux où l’on se trouve soudain comme dans le ciel. » (Mémoires de Sébastien).

Dans un livre de Dhôtel on déambule, à moitié éveillé, dans un monde empli de clefs des songes, où l’amour et l’amitié servent de bougies fragiles dans la pénombre. Christian Bobin écrit que Dhôtel cache des merveilles dans ses livres, comme à Pâques on cache des œufs en chocolat dans les jardins, pour émerveiller petits et grands.
« Il semble parfois que les circonstances sont attachées les unes aux autres comme les wagons d’un grand train de marchandises chargés de fleurs, de bêtes, de minéraux, de glace, d’ennuis, de joie et de rêves, et aussi, de loin en loin, parfaitement vides. » (Le Plateau de Mazagran).

Ce hasard fabuleux qui semble guider les pas à la fois des héros et des lecteurs est souvent convoqué par une histoire d’amour ou d’amitié.
« La vie est singulièrement brève, mais pourquoi l’histoire de mon amour est-elle en moi plus longue que ma vie?»

(La nouvelle chronique fabuleuse).

Toutes ces chroniques fabuleuses, cette rhétorique de l’imaginaire pourraient sembler maintenant surannées, mièvres, enfantines, et alors pourquoi lire encore Dhôtel maintenant ?
Tout simplement parce Dhôtel demeure notre compagnon, notre compagnonnage du rêve.
Et ses livres traversent le temps, demeurent flottants comme écharpes de tendresse et de bonté.
Bien sûr nous n’avons lu qu’une petite part de ses livres. Mais ils sont tous contenus dans certains, et la même histoire et atmosphère les imprègnent, les irriguent.
On peut avec Dhôtel comprendre le tout par quelques parties glanées le long de ses nombreux romans.

Ces grains de blé ainsi volés sont déjà du pain pour tous les jours.

L’histoire d’un fonctionnaire

André Dhôtel aura eu une vie presque banale de professeur jusqu’à la retraite, simplement illuminée par un séjour en Grèce et un long voyage main dans la main avec la nature. Produisant comme un pommier produit des pommes un à deux livres par an pendant ses vacances scolaires, il se souciait que peu de la gloire, ayant subi tant de refus de la part des éditeurs, et il se savait si éloigné de la mode de son temps qu’il se contentait de suivre sa route inconnue, entre haute enfance et paradoxes.

André Dhôtel est né le 1er septembre 1900 à Attigny dans les Ardennes.
Il passe ses six premières années dans les paysages sauvages des Ardennes et près de son cher fleuve, l’Aisne.
Ensuite son père greffier de justice, prenant la charge de commissaire priseur est muté à Autun en Bourgogne en 1907. Malgré la déchirure d’avec la campagne et surtout avec les Ardennes et ses camarades et ses lieux de jeux, Dhôtel vit une enfance et une adolescence heureuses, entre ses amis, ses lectures et ses vacances en Ardennes chez ses grands-parents. Il s’intéresse aussi à la botanique, l’archéologie et la minéralogie.
Il fait donc ses études au collège d’Autun.

En 1918, il entre comme surveillant au collège Sainte-Barbe (Paris). Parallèlement, il prépare une licence en philosophie.
« Si j’ai enseigné la philosophie c’est pour ne pas être tenté d’en écrire » dira-t-il, mais l’écriture le rattrapera.
La grande boucherie de la Première Guerre mondiale le traumatise durement. Sa chère ville natale « Attigny la coquette » n’est plus que ruines. Il se replie sur lui-même et se crée un monde intérieur fantasmé loin de la cruauté des hommes. Là où le mal ne l’atteindra plus.

De 1920 à 1923, il effectue son service militaire à Paris dans « le peloton des étudiants ». Il se lie d’amitié avec Georges Limbourg, Roger Vitrac, Marcel Arland et Robert Desnos. Il fonde avec Arland et Vitrac la revue Aventure en 1921, et publie également l’unique numéro de la revue Dès avec Malraux et Mac Orlan.
Il enseigne très brièvement comme répétiteur au lycée de Saint-Omer de janvier à juillet 1924, car il est nommé professeur à l’Institut supérieur d’études françaises d’Athènes d’octobre 1924 à juillet 1928. Il rentre en France et publie ses premiers poèmes.
Il est nommé d’abord à Béthune puis à Provins de 1929 à 1935.
En 1930, il publie son premier roman. En 1932, il épouse Suzanne Laurent. Leur fils François naît en 1933.
C’est une période difficile, marquée par le refus des éditeurs de publier ses manuscrits. Il est proie au doute profond et c’est seulement en 1942 que paraîtra son second roman, Le village pathétique. Il connaît aussi de nombreuses périodes de maladie (dépression…).

En 1935, il est muté à Charolles.
En 1938, il enseigne à Valognes, dans la Manche, où il est muté pour raison de santé en 1943. Il est pris dans sa solitude, mais l’amitié de Jean Paulhan et d’Henri Thomas le conforte.
Il sera mobilisé brièvement en 1940.
En 1943, il est enfin transféré à Coulommiers, grâce à l’entregent de Jean Paulhan où il restera jusqu’à sa retraite en 1961. Il crée la revue 84. Et ses romans continuent à être refusés par Gallimard, à raison d’un à deux par an..
En 1955, il reçoit le prix Femina pour Le pays où l’on arrive jamais à cinq ans de sa retraite. Ceci va lui apporter gloire et reconnaissance, et dorénavant ses romans nombreux sont publiés. Il va désormais vivre à Paris après sa retraite.
En 1961, il reçoit le grand prix de la littérature pour la jeunesse, le prix de l’Académie Française en 1974 et le Grand prix de littérature en 1975.

Il meurt le 22 juillet 1991 à Paris, un an jour pour jour après son épouse et est inhumé au cimetière de Provins.
Vie de petit fonctionnaire discret, écrivain de bien des illuminations, il a perverti la banalité apparente de son existence en voyages intérieurs fabuleux.

Car « Il ne se sentait pas mûr pour cette solution désespérée qui consiste à adopter un mode de vie normal. » (Dhôtel)

La redoutable simplicité de Dhôtel

« Méfiez-nous de Dhôtel, méfiez-vous de sa redoutable simplicité. » Henri Thomas.

J’écris rien que pour retrouver
en quel lieu j’eus la révélation
parce que j’ai oublié ce lieu
ainsi que toute révélation
(Poèmes comme ça).

André Dhôtel disait de lui-même : « …Je suis plutôt une espèce d’artisan ou de brocanteur qui se voue à l’inattendu... ». Et cet artisan du bonheur des simples, aura su enchanter nos heures, par un merveilleux ancré dans le quotidien, et par la restitution du frémissement de la terre.
Son art de vivre semble être celui de regarder pousser les brins d’herbe et de croire en l’amitié et l’amour.

Tout semble en attente, car « Il va se passer quelque chose », qui va bousculer l’ordre naturel des choses. Et les villages deviennent des décors d’irréel et parfois d’espoir.
Toujours en partance vers une lointaine lumière du monde, Dhôtel nous entraîne vers un pèlerinage sans autre but que de se perdre soi-même.
« Le pèlerin se rend dans un lieu avec la conviction qu’un tel lieu est en dehors de tous les lieux et de tous les buts. Dès qu’il a placé le premier pas sur la route, il sait déjà qu’il se perd dans le monde, et qu’à mesure qu’il avancera il se perdra de mieux en mieux. Une science subtile de l’égarement illuminera les plus humbles choses…» (Le vrai mystère des champignons).

Dhôtel est le doux écrivain de la fin des errances, et son lecteur et ses héros errent jusqu’à la fin de l’aventure, souvent heureuse.
Histoires après histoires se déroule le conte des contes.
Tendre et malicieux Dhôtel fait une exploration à tâtons des mots vers l’envers de notre univers.
Avec une « hésitation émerveillée à l’approche d’une dimension fantastique et irréfutable », il nous désoriente dans ces vagabondages qui sont un éternel retour, déjà entrevu, entre hasards et rêves éveillés.
Comme un livre d’enfant, devenu herbier des pays, les livres de Dhôtel nous amènent dans les méandres de l’inconnu et de la poésie, parfois en nous faisant fausse route, mais qu’importe l’important est de voir les feuilles des arbres et la candeur de ses personnages, un pied hors du monde, un pied parmi nous.

Tout est chez lui expérience de l’égarement : il faut d’abord se perdre pour que quelque chose arrive. Et il importe peu de s’y retrouver ou de revenir sur ses pas. Le pays des merveilles ne s’explique pas, il faut accepter de suivre ce somnambule rêveur, au milieu des riens, au milieu des choses, en vacances buissonnières de la raison. Homme des fables Dhôtel n’essaie pas d’enchanter, mais simplement de conter. Avec des aventures toujours recommencées, et souvent les mêmes, avec des chemins qui ne vont nulle part.
Souvent semblables ses livres sont différents, comme la rivière pareille et toujours nouvelle. Il faut donc entendre couler la voix de Dhôtel sans crainte du ressassement.
Ces héros, ou plutôt ces antihéros semblent tous vivre la même histoire, les mêmes aventures, dans la banalité du monde d’où émergent des lueurs oniriques, et bien des énigmes. Ils sont dans la terre réelle et aussi dans la terre imaginaire, perdus « dans le labyrinthe des rumeurs ». Et le trottoir des villes, de sa ville natale, Attigny, est aussi le miroir du monde.

Son écriture évidente, claire et couleur d’herbes folles, est une petite mélodie souvent mélancolique. On se promène en Dhôtel, doucement, émerveillé souvent avec l’amitié des choses. Un monde d’apparitions nous attend et qui viennent par tous les chemins de terre. Et le monde devient habitable.
Il disait de l’un de ses livres : « Voici un livre qu’on pourra lire quand on n’aura absolument rien à faire, et qu’il pleuvra dehors sur les sentiers ».Il pleut du Dhôtel en nous et c’est une pluie tendre et douce, un pardon pour le monde.
Une belle lumière tendre berce les mots de Dhôtel. Et ses romans de brume et de grisaille demeurent comme une espérance. Et quand on n’y prend garde, on voit venir vers nous le cheval pie blanc.
Dhôtel c’est « une transparence sur un fond de verdure ». Un des rares écrivains qui prend l’enfance au sérieux et aux mots,et qui refuse de quitter la forêt des songes.
Lui délicieusement suranné, au regard ouvert, archaïque dans sa façon d’écrire, sait aussi la condition humaine et ses signes étranges :
« Notre présence sous la banalité d’un ciel incompréhensible ».

Certes le tragique affleure très peu chez Dhôtel et la mort n’est qu’une passante qui fuit, une mendiante furtive.
Sans doute y a-t-il trop de lumière dans le monde que nous tend Dhôtel, pas assez de terrible qu’il semble vouloir ignorer. Le chaos du monde il l’avait vu pendant la guerre, il ne voulait plus le voir.
« Dans un siècle dont tant de livres disent les noirceurs alors que ne s’y opposent souvent que des simplismes à la Coué´, l’œuvre de Dhôtel s’avance un peu seule et sans tapage vers cette raie de lumière sous la porte qu’il y a au fond de chacun de nous. » Jean Grosjean.
Et notre présence au monde se résout dans les nuages, les enfants, les lilas, et le sommeil de la terre. Et le ciel se penche vers lui, qui dans son écriture souvent proche et lointaine à la fois nous distend tous les ponts de repère. Transparent, Dhôtel est la transparence même, une belle ruse de la vie.
« L’écriture de Dhôtel, c’est comme les lucioles : quand c’est dans les fossés ça brille, mais quand on les prend dans la main pour les montrer, il n’y a plus rien. » Bobin, La lumière du monde.
De flâneries en surprises, dans un monde de décalages, au travers des banalités de la vie, Dhôtel nous amène vers ce pays où l’on devrait toujours arriver : la poésie.
Et bientôt il y aurait des étoiles !

Nonchalamment, humblement, auto-proclamé cancre, Dhôtel est un maître de vie, qui nous donne des romans initiatiques, des romans d’apprentissage, sorte de chroniques fabuleuses. Il rejoint ainsi les romantiques allemands comme Eichendorff, Novalis.
« Chacun en somme se trouve dans ses idées comme dans un pays différent des autres » (Lumineux rentre chez lui).

Lire Dhôtel c’est faire l’école buissonnière de la banalité de la vie, c’est prendre des chemins de traverse.
« Nous ne sommes pas très nombreux à savoir que les romans d’André Dhôtel sont l’honneur de notre temps » Jean Paulhan. Mais insidieusement le cercle s’‘élargit. Et Bobin, Pirotte, Jaccottet maintiennent la lampe allumée.

« La merveille n’est pas mon écriture, mais la lecture inespérée. » (Dhôtel).

Gil Pressnitzer

Sources :

Christian Bobin La lumière du monde
Dossier Librairie Initiales Dhôtel comme çà

Un site dédié à André Dhôtel :La Route Inconnue

Choix d’extraits de textes

J’écris rien que pour retrouver
en quel lieu j’eus la révélation
parce que j’ai oublié ce lieu
ainsi que toute révélation.
Alors selon l’usage
Je célèbre l’inconnu
pour tant bien que mal
assurer mon existence.
C’est l’utilité des fantômes
que de figurer ce qui
n’a jamais eu de figure
et se doit de naître au jour.
Poèmes comme ça

Et par instants, à travers des temps prodigieux
tombait de la pompe une goutte d’eau
en l’écuelle d’étain qui chantait longtemps. Poèmes comme ça

Si tu veux découvrir ce que tu cherches, Gaspard, tu dois tâcher de lire les signes qu’il y a dans les choses. Observe ces jardins, ces parcs, avec des massifs de fleurs, les carrefours des chemins. Peu de personnes les connaissent et ont l’occasion d’en parler. Le pays d’Hélène t’apparaîtra peut-être dans un de ces lieux inconnus dont il y a des milliers par nos contrées. Le Pays où l’on n’arrive jamais.

Ainsi l’on remet toujours naïvement l’heure de la séparation, comme nous l’avons maintes fois observé et comme nous le dirons encore. La séparation apparaît tellement fatale qu’il est doux de gagner quelques heures et n’importe quelle histoire, si vous y songez bien, n’est jamais qu’une histoire de gens qui s’entretiennent, se querellent ou se saluent longuement pour prolonger leur réunion sur une terre où tout semble passager et où tout s’enfuit au fond du temps. Le Pays où l’on n’arrive jamais.

Ils prirent ensemble l’ascenseur.
Ma phrase n’était pas finie, dit l’homme. J’écris la suite : « Sans l’espérance, on ne trouvera pas l’inespéré qui est introuvable et inaccessible. »
L’ascenseur grimpa ses huit étages et on redescendit :
Qu’est-ce que cela veut dire : l’inespéré ? demanda Bertrand.
Ce n’est pas moi qui vous ferai comprendre, dit l’homme. Voyez-vous c’est un mot, il existe et il parle de ce qu’on ne connaît pas. Figurez-vous une fleur que personne n’a jamais vue.
Vous êtes un vrai collectionneur, dit Bertrand.
Après quoi, ils sortirent ensemble. Le jour était loin encore. Une neige fine tournoyait sous les lampadaires.
Ce serait beau d’écrire des mots dans la neige, dit Bertrand.
C’est comme vous voulez, dit l’homme. (Lumineux rentre chez lui)

Si peu de temps qu’on se trouve à ne rien faire, le monde change et devient intéressant. C’était d’abord la chaleur qui semblait plus profonde. L’étendue entre terre et ciel prenait toute son ampleur jusqu’aux horizons qui semblaient reculer. Et cela devenait d’autant plus étonnant de voir les dessins minutieux de cette ombelle portant des fleurs infimes, et de ces tiges velues d’épervières. Dans une prairie sèche, la végétation privée d’eau doit s’abreuver à des sources imaginaires (...) Les racines forment des réseaux divisés à l’infini, et la plus mince corolle calcule avec une ingénieuse économie ce qu’il faut dépenser pour aviver ses couleurs et fournir de miel les abeilles perdues dans l’azur. Des trottoirs et des fleurs.

Je n’étais pas loin de croire qu’il y avait dans ces lisières quelque chose d’insolite, pas une légende inventée, mais un renversement de tout éclairage connu, un regard qu’il suffit de porter selon un angle qui révèle une autre vision, j’entends bien à jamais autre. Une divergence essentielle. (Lointaines Ardennes)

Odile ne rencontra personne. Elle éprouvait le désir de blasphémer,
tandis que les libellules se lançaient au-dessus des blés.
Un merle s’enfuit d’un tas de crottin et, se perchant sur un pommier,
il siffla un thème enregistré probablement lors de la naissance du monde. Le Village pathétique

Dès qu’il se mit à marcher le long des rails, la voie lui apparut toute rayonnante. Les rails reflétaient invraisemblablement le ciel bleu. Ils se perdaient dans un lointain rectiligne. Les talus étaient semés de fleurs intactes, coquelicots, linaires et vipérines, dont il avait appris les noms à l’école, mais qui semblaient étrangères à tous les noms, tellement elles étaient pures. Le soleil inondait les cailloux du ballast qui brûlaient malgré la fraîcheur du vent léger. Gabriel oubliait tout. Les maisons de Bermes, pas très loin, défilaient tandis qu’il avançait, et il les croyait à cent lieues.…Par cette belle et incertaine matinée, il s’agissait d’autre chose, de quelque aventure située dans un autre temps et dans un autre espace. Entre les fleurs roses, les rails se perdaient dans une campagne renouvelée. Les nuages s’entrouvrirent bientôt d’ailleurs, et une lune blanche apparut à l’angle d’un pan d’azur, alors que le soleil demeurait masqué. Rien n’existe, en vérité, se disait Gabriel, que ce qui apparaît ici ou là. (Le train du matin).

Or les champignons n’ont aucune éducation. Leurs formes affirment une méconnaissance totale de tout usage. Ils ne sont même pas monstrueux. Ambigus et radieux, ils tournent en dérision les plus élémentaires principes.
S’ils se pourvoient de ce qu’on appelle un chapeau, chaque espèce sur ce thème d’une pauvreté remarquable, s’ingénie à des variations dont la gratuité confine à l’insolence.
Le Vrai Mystère des champignonsRhétorique Fabuleuse.

En vérité, il n’était pas question de bonheur ni de malheur, mais de passer comme passent les mouches, les oiseaux ou les crapauds. Pas inutilement.
Cela demeurait très nécessaire pour la figuration du monde. Il ne fallait pas mépriser les plus simples démarches.
Ce qui arrivait c’est que tout se plaçait sur le même plan: les occupations, les allées et venues, le bistrot, le canal et l’Étoile.
La Tribu Bécaille

Il ne s’agit pas de savoir si certaines paroles doivent signifier quelque chose, mais d’abord de les prononcer et de leur donner une tournure et un accent. Vous parlez pour promouvoir un sens toujours arbitraire ou conforme, alors que je parle en cherchant le sens de ce que je dis, quitte à n’en pas trouver. Vous voulez m’imposer une signification tyrannique et que vous prétendez normale, acquise une fois pour toutes. Vous voulez que ça tienne, alors que je m’intéresse aux divergences et à la liberté à tous vents des phrases dans l’espoir de trouver une brise pure qui nous emporte ensemble et qui ne sera ni mienne ni vôtre, mais toute soudaine vérité.
(Rhétorique fabuleuse.)

Bibliographie partielle

Quelques romans

Le village pathétique, Gallimard, 1943 ; " Folio ", 1975.
Les Rues dans l’aurore, Gallimard, 1945.
Le Plateau de Mazagran, Marabout, 1977.
Ce lieu déshérité, Gallimard, 1949 ; 1997.
Les Chemins du long voyage, Gallimard, 1949 ; " Folio ", 1984.
Bernard le paresseux, Gallimard, 1952 ; " L’Imaginaire ", 1984.
Mémoires de Sébastien, Grasset, " Les cahiers verts ", 1955.
Le Pays où l’on n’arrive jamais, P. Horay, 1955 ; " J’ai lu ", 1960 ; Gallimard,
Le Ciel du Faubourg, Grasset 1956 ; " Les Cahiers rouges ", 1984.
Dans la vallée du chemin de fer, P. Horay, 1957.
Ma chère âme, Gallimard, 1961 ; Phébus, " Libretto ", 2003.
La Tribu Bécaille, Gallimard, 1963, 1977; "Folio", 2003.
Le Mont Damion, Gallimard, 1964; Phébus "Libretto", 2006.
Pays natal, Gallimard, 1966, Phébus " Libretto ", 2003.
Lumineux rentre chez lui, Gallimard, 1967, Phébus, " Libretto ", 2003.
L’Azur, Gallimard, 1968 ; " Folio ", 2003.L’Enfant qui disait n’importe quoi, Gallimard, 1968 ; " Folio Junior ", 1978.
Un jour viendra, Gallimard, 1970, Phébus, " Libretto ", 2003.
L’Honorable Monsieur Jacques, Gallimard, 1972.
Le Soleil du désert, Gallimard, 1973, 1997.
Le Train du matin, Gallimard, 1975.
Les Disparus, Gallimard, 1976.
Bonne nuit Barbara, Gallimard, 1978.
L’Ile de la croix d’or, Gallimard, " 1000 soleils ", 1978.
La Route inconnue, Phébus, 1980.
Des trottoirs et des fleurs, Gallimard, 1981; "Folio", 2004.
Je ne suis pas d’ici, Gallimard, 1982.
Histoire d’un fonctionnaire, Gallimard, 1984.
Lorsque tu reviendras, Phébus, 1986.

Poèmes

Poèmes comme ça, Le temps qu’il fait, 2000.
La vie passagère, Phébus, 978
Le petit livre clair, 1928, Deyrolle & Théodore Balmoral, 1997.

Essais

Rhétorique fabuleuse (1990)
Rimbaud et la révolte moderne (Gallimard, 1952)
Le Vrai Mystère des champignons
Jean Follain
, Poètes d’aujourd’hui Seghers, 1984.