André Du Bouchet

Une poésie aux aguets de l’immobile

André Du Bouchet reste un poète dont la clarté n’a pas encore traversé toutes nos routes. Antoine Emaz reconnaît sa dette envers lui. Poète exigeant, poète d’une haute conscience morale, il reste pour nous à jamais associé à son ami et maître Paul Celan dont il partagea souvent le souffle et les pensées. D’ailleurs son écriture éclatée, fragmentée en langue française fait bien sûr référence au travail de Paul Celan sur la langue allemande.

Mais alors que Celan réinvente de l’intérieur une nouvelle langue, usant du granit des mots hébraïques pour la concasser avec de nouveaux mots, André Du Bouchet, humblement, reprend les mots de la tribu. Les mots obsédants reviennent : froid, souffle, montagne, neige, air, eau,...

« Le nuage - eau en poudre » comme il est dit dans l’ajour. La poésie d’André Du Bouchet est aussi un lent cheminement vers la montagne, celle de « L’entretien sur la montagne » de Paul Celan où se fera la révélation de l’identité.

Séparé de la montagne par l’air que j’ai à respirer, mais la montagne c’est l’air encore. L’air aux lèvres entr’ouvertes, comme accroché. Là, je heurte.

Lui semblait détester toute biographie, aussi quelques indices sans plus. Naissance à Paris en 1924. Adolescence aux États-Unis. Professeur d’anglais. Fondateur de la revue Éphémère en 1967. Écritures, traductions, amitié avec Paul Celan. Il est mort le 19 avril 2001 à Truinas dans la Drôme. Il vaut mieux le lire, saisir son souffle arraché au silence. Il aura écrit dans les intervalles, dans la déchirure des mots séparés.

Sa grande défiance envers les images, « les images arrondies ont disparu », et les grandes trouées de vide, de blanc vertigineux au cœur du texte créent une nouvelle occupation de la page blanche. Très attentif à la mise en page, en la mise en rythme de ses souffles, il fait du néant un tamis pour ses mots. Les rares mots qui ont encore droit de cité chez lui sont compacts, soit à peine rapportés sur la page. Ils prennent alors une dimension presque effrayante. Sorte de derniers signes sur les cavernes du temps, d’ultimes graffitis comme mains positives sur la vie qui s’en va.

Poésie, poussière sculptée !

Un souffle en suspens

Ce souffle en suspens, cet air qui vient manquer font de chacun de ses poèmes un escarpement, lieu où l’oxygène du réel vient à manquer, car trop concentré, trop en altitude.

Aucune certitude, une affirmation et son contraire, solitude et pans, « blocs » comme cela est dit, figent la page. Ces grands trous font sur sa dernière période ( l’ajour) des champs de neige glacée au cœur de la parole.

Je vois la route – entre nous la route et la part de soi
dont sans se séparer on doit se détacher encore comme entre nous
plus loin la route sans paupière
.

Apprendre à se détacher, sans aucune valise d’ici-bas, pour être plus léger que les morts. Voir la route et la refuser.
Et l’inespéré pourrait ainsi advenir.
Des mots, des paroles, non quelques pierres roidies qui affleurent encore.
On ne lit pas André Du Bouchet, on est face à lui.
Ce que l’on prendrait pour de la sécheresse est une ascèse. « Ce que j’ai vu est gardé par les eaux ».
Retenir le souffle, pas un mot de plus, pas un mot de trop pour retenir le vent.
Tout va lentement dans ce voyage d’hiver que sont les poèmes d’André Du Bouchet.
Tout va à son terme.
L’espace ouvert comme vertige n’est que le froid différé. « Soi devenu froid où il me faut passer par ce froid ».
Abrupts, perdus pour toujours, les mots du poète sont paysages. La poésie se réduit, ou se transmue en « des rafales de l’immobile ». Le regard, qui tient une si grande place, est âpre, dénudé, violent. Une tension constante est en marche vers "le ciel de face". Construite et détruite sans cesse, la poésie de Du Bouchet semble vouloir effacer ses pas: « Un pas, et la route ira où j’ai été ».

Le narrateur, ou plutôt le voyageur, du texte est dans la perte du soleil, la vacance de la chaleur. Perdu, il ne s’atteint jamais, pris dans la gangue de lui-même. Il semble au bord de l’horizon, prêt à tomber et ses bords ont disparu. Le choix méticuleux des titres de ses parcimonieux recueils est plus révélateur que ses très rares confidences : Désaccordée comme par la neige, L’incohérence, De plusieurs déchirements, Qui n’est pas tourné vers nous, D’un trait qui figure et défigure.
Toute la fragmentation, la pulvérisation de sa poésie procède sans doute de déchirements profonds.

Malgré son côté immuable, figé et lent, la poésie d’André Du Bouchet est surtout celle de l’instant. Les vers deviennent des aphorismes saisissants (« le jour est là comme une pierre sur la route »), mais ne doivent pas se lire ou se comprendre sans le contexte du champ de vide et de silence qui l’entoure. On ne doit pas les détacher pour en faire des citations, car Du Bouchet a patiemment bâti sa demeure poétique, tuile à tuile. Alors donner à lire quelques mots de ce poète ne sera utilisé que pour rendre maladroitement compte ici de son écriture.

Du Bouchet veut rendre compte de l’illimité, il cite ces vers de Hugo : « l’attitude effarée et terrible de la création devant l’éternité » , qui pourraient aussi définir son œuvre. Son œuvre qui est acte de voir par-delà le monde objectif.

« Comment la poésie nous apprend à vivre » fut le titre de ses chroniques.

Par le dénuement, l’exigence morale et spirituelle, la distanciation extrême, il nous l’aura appris. Il aura su suffisamment s’écarter de lui-même pour nous laisser place. Antoine Emaz célèbre « la morale poétique » d’André Du Bouchet. Il s’agit bien d’une œuvre morale qui se sera toujours interrogée sur les contradictions entre l’écriture et la vie, et il aura choisi l’écriture. Les éclats de l’écriture, l’escarpement du secret.

Personne ne témoigne pour le témoin, écrit Paul Celan dans Renverse de souffle.

Ce titre de Renverse de souffle serait aussi adéquat pour l’œuvre d’André Du Bouchet, témoin par la paume de ses mots, par le secret de sa parole d’un souffle renversé. Par cette page nous témoignerons pour ce témoin. Il peut sembler hautain, glacial parfois. Mais à qui perçoit ses mots faits de brefs éclats, ses regards de vision, son univers réduit à si peu d’éléments, la poésie si secrète d’André Du Bouchet est un pan compact d’une tentative de vie essentielle. Dense, nous ne pouvons prétendre tout saisir, loin de là. Mais ses hiéroglyphes de l’effacement nous hantent longtemps.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

André Du Bouchet polissait sans trêve ses recueils et exigeait de ses éditeurs, une parfaite fidélité à sa mise en page. Car le vide devait faire affleurer les mots.
Aussi il est impossible de reproduire la plupart de ses textes sans le trahir sur une page de site. Seules quelques exceptions sont ici reproduites, toutes parues dans Poésie/Gallimard.

Cession

Le vent,
dans les terres sans eau de l’été, nous
quitte sur une lame,
ce qui subsiste du ciel.

En plusieurs fractures, la terre se précise. La terre demeure stable dans le souffle qui nous dénude.

Ici, dans le monde immobile et bleu, j’ai presque atteint ce mur. Le fond du jour est encore devant nous.
Le fond embrasé de la terre. Le fond
et la surface du front,
aplani par le même souffle,
ce froid.

Je me recompose au pied de la façade comme l’air bleu
au pied des labours.

Rien ne désaltère mon pas.
Face de la chaleur, p. 106, Poésie/Gallimard

Pourquoi... j’oublie..., la parole en déplacement
s’oublie.., pour aveugler... Et le sol — toujours
un peu plus haut, à hauteur de la tête forée par ce qu’elle
profère autant que par ce qu’elle a sans mot dire
perçu déjà... à hauteur de la tête levée, là
— et pour l’aveugler..., jusqu’à un fond où quelque
ajour sans fin, comme on avance, criblant, aura tout
emporté même emporté la question.

Ce qui au plus profond comme au centre — du
sommeil (où le rêve sera resté d’un tenant) se
découvre soustrait toujours, silence dans la mutité du
rêve, est à nouveau parole opaque, parole qui insiste,
substrat épais, compacité de parole sur-le-champ
réfractaire à ce qui est dit, que la parole à prononcer soit
émise ou tue de nouveau - jour qui froisse.., au
plus près.
Poussière sculptée (extrait) Poésie/Gallimard

... chute de neige, vers
la fin du jour, de plus en plus épaisse, dans laquelle
vient s’immobiliser un convoi sans destination — je
tiens le jour... La paupière du nuage porteur de la
neige se levant, je me retrouve inclus dans le bleu de
l’autre jour.

Son pourtour semblable aux montants mal ajustés
d’un cadre métallique mobile, je l’avais cependant — sans aucune application possible — solidement tenu
entre mes mains, déjà: chemin ferré étréci sur
l’enclume de l’un des forgerons ayant donné de loin en
loin, autrefois, dans la vallée, le timbre de lieux
habités aujourd’hui déserts. Hier encore, nous en
parlions. La brusquerie du froid qui s’était abattu, par
la suite, avec l’orage, n’est plus, entre mes draps,
qu’un souvenir dont je démêle mal en plein été, s’il
provient d’un livre ou d’un village.
Le froid soudainement avivé par la sonnerie inattendue de l’orage, et
auquel, toute trace de chaleur disparue, s’ajoutait
alors celui de la nuit, se déposait en neige dans ma
tête, bloquant les voies...

Un livre ou un village, les lignes
étrécies étant celles d’une tranche — au possible —
jusqu’à ces lèvres...

Enclume de fraîcheur, de cela, comme je le tiens, je ne
serai pas délogé.

... parole - non: cela, la parole, elle seule, le dit,
scindant.

Le convoi est bloqué. Pas de destination, étant là
dans la consistance de cette neige...

... après soi comme inclus dans la langue — le jour.
... pas de destination : j’ai rejoint.

Mais la parole qui le rapporte, je dois encore aller
jusqu’à elle: comme à pied. Une glose obscurcit ou
éclaire.
Porteur d’un livre dans la montagne, La chaleur vacante, p. 205-206-207, Poésie/Gallimard

J’occupe seul cette demeure
blanche
où rien ne contrarie le vent
si nous sommes ce qui a crié
et le cri
qui ouvre ce ciel
de glace
ce plafond blanc nous nous sommes aimés sous ce plafond.
Ajournement, p. 69, Poésie/Gallimard

SCINTILLATION

Ce feu qui nous précède dans l’été, comme une route
déchirée. Et le froid brusque de l’orage.

Où je mène cette chaleur,
dehors, j’ai lié le vent.

La paille à laquelle nous restons adossés, la paille
après la faux.

Je départage l’air et les routes. Comme l’été, où le froid
de l’été passe. Tout a pris feu.

*

Le jour qui s’ouvre à cette déchirure, comme un feu
détonnant. Pour qui s’arrête auprès des lointains. Le
même lit, la même faux, le même vent.
Face de la chaleur, p. 89, Poésie /Gallimard

Bibliographie

Dans la chaleur vacante suivi de Ou le soleil, Poésie/Gallimard, 1991 (poèmes de 1961 et 1968) L’ajour (version définitive), Poésie/Gallimard, 1998 L’emportement du muet, Mercure de France, 2000 Traduction Poèmes de Paul Celan, Mercure de France, 1986 Traduction Poèmes de Hölderlin, Mercure de France, 1986 Traduction William Faulkner, Le Gambit du cavalier, collection Du Monde Entier, 1951 Un hommage : Saluer André Du Bouchet, William Blake And Co (12 avril 2004)

« Et plus vaste en avant / de moi », lectures d’André Du Bouchet, par Ronald Klapka, avec dossier documents et textes sur http://remue.net