Andreï Biély

Le sonneur halluciné des mots et de l’éternité

Je rentre dans ma bouche pour y épier la création du langage.
J’ai à dire une histoire en laquelle je crois comme en ce qui fut.
L’histoire des sons.
Si elle n’est pour vous qu’une légende, elle est pour moi la vérité.
J’ai à dire la vérité sauvage du son
.

Glossolalie
(Traduit du russe par Catherine Prigent, éditions Nous, 2002)

Yeux pervenche tendus vers l’éternité, la folie en ombre opaque sur lui comme nuées, sourire angélique, Biely s’avançait dans notre pauvre monde en labourant la terre de la langue russe. Frénétiquement, tendrement, poétiquement.
Occulté en Occident par son frère-ennemi, son double astral, Alexandre Blok, ce sont les travaux de Georges Nivat qui nous parlent encore de lui. Et une grande partie de son œuvre est disponible grâce aux éditions de l’Age d’homme et à Jacqueline Chambon et, malgré l’obstacle ici certain de la langue, car les romans de Biély sont tous en prose rythmée, on peut saisir l’ombre immense du « plus halluciné des symbolistes russes ». Celui qui voulait comprendre, épouser et déchiffrer « le rythme de l’univers ».

L’âge d’Argent, qui prend fin au tournant de la grande Révolution laisse un héritage considérable, surtout au niveau poétique, mais le visage entier de la Russie change en 1917 et un profond besoin de transformation se fait sentir. En littérature comme ailleurs, c’est la chute de tout un monde qui laissera place au renouveau artistique. Andreï Biély en sera le prophète inspiré, puis brisé. Réceptacle des mystères du monde, de son origine tumultueuse, il allait toujours en quête des révélations. Assoiffé d’infini et de gnoses il allait guettant les signaux pour les initiés. Violent, exalté, de totale mauvaise foi, moine-soldat du symbolisme brûlant tout sur son passage, il portait l’incendie aux cœurs des tièdes et des raisonneurs. Il n’était pas un écrivain ou un poète, mais le fondateur d’une religion des mots, ces mots qui devaient changer la vie rabougrie du monde. Il était l’aboyeur de l’éternité. Ses transes verbales et érotiques ont fécondé la langue russe. Son aura continue à l’illuminer.

Il demeure l’inventeur du « mot vivant », le grand expérimenteur des sons et de la langue. Andreï Biély est ce chaman halluciné qui a transformé en profondeur la langue russe, aussi bien en poésie qu’en prose. Il l’aura projetée dans la modernité. Expérimentateur exalté il a tordu la langue, l’a ensemencée, a violé sa syntaxe, l’a fait danser sur les braises ardentes du tambour fou du rythme. Il a dépassé entièrement le courant symboliste russe pour interpeller l’éternité.
Écrivain prolifique et torrentiel, il est au moins l’équivalent de James Joyce pour la littérature russe. Vladimir Nabokov voyait en lui l’écrivain le plus important du vingtième siècle. Il fut aussi salué par Mandelstam.
Si la répétition continue et un peu radoteuse de ses thèses ésotériques et philosophiques assez fumeuses a beaucoup vieilli, il reste un souffle puissant, une musique débordante de ses images, qui font d’Andreï Biély le mélange entre « le fou » propre au monde russe, et le prophète des origines et des fins dernières.
Aspiré par le cosmos, Andreï Biély aura su édifier une cosmogonie. Une cosmogonie pathétique comme le fut le personnage avec ses élans, sa foi en le dépassement humain, lui le danseur aux bords des abîmes.
Il a fait entrer l’espace et l’immensité dans les lettres russes.
Derviche tourneur de la langue russe il lui a donné lumière et explosion du moi et des rythmes.

Les chemins d’un toqué

Oh non ! Ne dites pas que je suis un dérangé ! Laissez-moi bouleverser mes changements jusqu’à l’authenticité ! Laissez-moi la mortelle, la souffrante personne de Biély reposer dans l’éternel repos ; et avant sa mort, écrire son testament, raconter le transport de son Moi en lui-même par une personne morte... (Lettre de Biély)

Andreï Biély était l’instabilité même, la toupie égarée de sa propre vie. Il savait aussi se déchiffrer lucidement, cruellement, en écrivant ses Carnets d’un toqué. Il aura dansé sa vie, toujours présent sous ses multiples apparences, ses pirouettes, ses dons géniaux et effrayants.
André Biély était né Boris Nikolayevich Bugaev à Moscou le 26 octobre 1880. Son père était professeur à l’Université de Moscou où il enseignait les mathématiques. Il était d’une intelligence froide et raisonneuse, et fort laid de surcroît.

Et Biély aura voulu effacer et le nom et le poids de son père en lui.

Le parricide est une sorte de fil rouge qui parcourt son œuvre.

Sa mère, Alexandra était bien plus jeune que son père, vingt ans de moins. Enfermée dans un silence neurasthénique et rêveur, elle ne sera pas le rempart aimant nécessaire au jeune Boris. Les innombrables disputes le poussent à se créer un monde intérieur. Et toute sa vie est pour lui apparition d’événements ayant tous un sens mystique.
Il est doué pour tout : mathématiques, philosophie, musique, sciences naturelles, peinture et dessin. Il en est presque effrayant de dons multiples. Paratonnerre de toutes les foudres du monde, il est marqué pendant son adolescence par la musique et la poésie, et les grands romanciers. Chopin, Wagner, Beethoven, Goethe et Heine, Gogol et Dickens,Dostoïevski, Ibsen, Maeterlinck, Tolstoï,l’influencent ainsi que les contemporains français.La philosophie le passionne (Schopenhauer, Nietzsche, Kant qu’il rejettera ensuite, et le philosophe russe Vladimir Soloviev).
Il va se lier profondément à la famille Soloviev, surtout avec Sergueï le jeune fils. Il va connaître et admirer le précurseur du symbolisme russe Vladimir Soloviev, frère du père de Sergueï.

Entre 1901 et 1908 André Biély écrit quatre symphonies : La Symphonie Nordique, La symphonie dramatique, Le Retour, La coupe des Tempêtes. C’est pour la parution de la Symphonie dramatique écrite en 1901, et publiée en 1902, que Mikhaïl Soloviev lui invente un pseudonyme. Boris Bougaev, jeune étudiant en sciences naturelles est oublié avec tout son lourd environnement, place à Andreï Biély, André le Blanc, André le Candide, ainsi baptisé par son ami, place à un génie turbulent et visionnaire. Le choc de ce livre est considérable. Cette irruption dans la littérature russe est une véritable épiphanie, qui change la face de la langue russe. Alexandre Blok sans le rencontrer encore en est foudroyé.
Si Alexandre Blok est le phare de Saint-Pétersbourg, Andreï Biély est celui de Moscou. Entre 1903 et 1912, Andreï Biély est de toutes les aventures littéraires, de toutes les revues, de tous les cénacles, publié abondamment. On ne peut échapper à ses écrits et à sa parole en ce temps-là.
La rencontre avec Blok ne se fera pourtant qu’en 1905.
Il va devenir avec Blok un des meneurs du courant symboliste russe. Sa relation fusionnelle, orageuse, passionnée avec Blok et sa femme Lioubov, sera le chant d’amour et de mort de la poésie russe.
C’était l’époque de ses élans d’amour fou pour la créature idéale, la Sophia, que le cercle de ses amis ainsi définissait comme l’idéal féminin, source de lumière, et proche de l’amour courtois.
En 1901, lors d’un concert, il jette sa «cristallisation», sson idéal amoureux, sur Margarita Morozova, épouse d’un riche négociant. Il l’accable de lettres enflammées sans se dévoiler. Si l’aventure resta platonique, elle engendra plus tard La symphonie Dramatique (personnage de la Fée) et surtout le recueil de poèmes Premier Rendez-vous. Les amours d’André Biély sont à l’image de sa vie : un défilé inaccompli et hallucinatoire. Sa peur du charnel, sa recherche d’une sœur plutôt que d’une femme, expliquent ses atermoiements.
Ainsi vont passer Nina Petrovskaïa, trop femme pour lui, Lioubov Mendeleïev en 1906, femme de Blok dont il est follement amoureux, rêvant d’un ménage à trois avec Blok, dont il est aussi amoureux, Assia Tourgueniev graveur et sculpteur qu’il épouse en 1911 comme une sœur et non comme une femme, et enfin Klavdia Nikolaïevna Vassilievason oasis finale.

Après la tragique liaison impossible et déchirante avec Lioubov, il s’enfuit à Munich, puis à Paris jusqu’en février 1907 où il se lie d’amitié avec Jean Jaurès. Il avait vécu le début de la révolution russe à Saint-Pétersbourg et fait les réunions révolutionnaires de Moscou. Pour lui aussi il fallait faire exploser le vieux monde corrompu.
Convalescent de ses peines d’amour il revient en Russie après ses innombrables conférences et publie sa quatrième symphonie en 1909, La Coupe des tempêtes, mais aussi un roman étrange et tragique, empli des superstitions profondes de la Russie : La colombe d’argent.
En 1910 Assia devenue sa compagne l’entraîne dans de lointains voyages :la Sicile, l’Égypte, la Tunisie et la Palestine.
Mais c’est de retour en Europe, à Bruxelles puis la Norvège et enfin Leipzig en Allemagne, que Biély commence la rédaction de Pétersbourg, son grand chef-d’œuvre, qui connaîtra bien des avatars.

En mai 1912 a lieu à Cologne la rencontre qui va changer sa vie et mettre un visage sur sa quête : Rudolf Steiner fondateur de l’anthroposophie qui « voulait réconcilier le spirituel dans l’homme avec le spirituel dans l’univers ». Biély et sa femme deviennent des disciples soumis et fervents. Ils s’intègrent humblement à la communauté à Dornach, où ils s’installent en 1914 pour construire le « Johannes Bau » qui fut dénommé ultérieurement Goethéanum. Dans un rapport d’esclavagisme intellectuel, ils suivent religieusement, comme le dernier des moines, les actes et les paroles du gourou. Biély va suivre Steiner dans ses tournées de conférences : Stuttgart, Munich, Vienne, Prague.
En 1916, Biély est convoqué par l’armée pour la mobilisation. Il rentre en Russie en passant par l’Angleterre, mais il bénéficie d’un sursis. Il reste en Russie alors qu’Assia refuse de quitter Dornach et la communauté. Lui donne des conférences exaltées où il tente d’évangéliser les gens à son nouvel ésotérisme inspiré de Steiner.

Dans cet environnement où sa paranoïa naturelle peut s’épanouir, face au tragique et au grotesque de sa situation, il termine une sorte d’autobiographie : Kotik Létaïev, plongée dans son enfance. Sa mémoire monstrueuse, son « kodak » disait-il, lui font se souvenir du moindre détail depuis la forme des nuages, jusqu’aux galets de la plage.
Il écrit son livre le plus hardi, le plus hermétique, Glossolalie, poème sur le son, véritable manifeste sur l’origine du langage, et le sens du son.
Il publie aussi Le Christ ressuscité, Premier Rendez-vous, et Poèmes épiques.
C’est alors la période des doutes que son autobiographie Les Carnets d’un toqué (1918-1922) résume.
Doutes envers Steiner et sa doctrine, doutes envers la révolution léniniste qu’il avait ardemment soutenue, mais qui instaure un climat étouffant et totalitaire.

Assez ; n’attends plus ! Plus d’espoir !
Dissous-toi, mon malheureux peuple !
Disparais dans l’espace, disparais,
O Russie, ma Russie !
(Cendre)

Mais surtout l’année 1921 est l’année de la mort d’Alexandre Blok, le frère. La police politique se referme sur ses amis et sur son groupe. Ainsi Blok se sera laissé mourir de désespoir, Essenine lui se suicidera en 1925, et Biély le plus fou des trois va survivre vaille que vaille. Nikolaï Goumilev, un des fondateurs du mouvement poétique de l’acméisme et mari d’Anna Akhmatova, est fusillé. Biély considéré comme un parasite plutôt que comme un opposant reçoit l’autorisation de quitter le pays. En 1921, il revient à Berlin, où se trouvent beaucoup d’intellectuels russes. Assia le quitte alors. Il ne supporte pas ce milieu d’émigrés reclus dans la nostalgie et la haine. Malheureux, hanté par la folie, il décide en octobre 1923 de revenir dans la gueule du loup. Il rentre en Russie et Trotski l’assassine littérairement. Il vit avec Klavdia Nikolaïevna Vassilieva et publie Moscou et Masques. Il entreprend de réécrire la plupart de ses poèmes quitte à les massacrer, pour les rendre conformes à ses dernières théories sur le rythme. De cette époque datent aussi ses efforts pitoyables et dérisoires pour se mettre vainement au diapason des nouveaux thèmes léninistes.

En 1931, il s’installe près de Leningrad. Deux ans plus tard, il subit une première crise cardiaque et meurt à Moscou le 8 janvier 1934 d’une insolation. Il savait qu’un jour les flèches solaires l’atteindraient.

Il crut trop à l’éclat de l’or
et périt des flèches solaires.
Sa pensée mesura les siècles
Mais vivre sa vie – il ne sut
. (Biély, aux Amis)
Il est inhumé au cimetière de Novodiévitchi.
Il meurt méprisé par le régime léniniste, qui s’il ne le tue pas, le prend pour un fou illuminé mais pas dangereux, donc à laisser croupir dans sa pauvreté et sa solitude. Jamais il ne connut « la paix apaisée ». Il était totalement inadapté au bonheur. Lui le grand mystique cinglait vers d’autres territoires où les anges donnent rendez-vous, les démons aussi.« Je suis écrivain de la terre russe et je n’ai même pas une pierre où reposer ma tête... J’ai pourtant écrit Pétersbourg ! J’ai pourtant prévu la chute de la Russie impériale, dès 1902, j’ai vu en rêve la mort du tsar : d’un côté, une hache, de l’autre une scie… » »

Entre flamboyance et folie

Mon moi visible est miroir des pulsions,
Diamant taillé par un fantôme
En réfractions entrecroisées :
Scintillant, je me reflète en vous
Comme, inondé d’un trop-plein de destin
. (Premier rendez-vous)

André Biély entre prophétie et démence, entre sagesse et feu intérieur, aura été un génie visionnaire. Ses livres, ses poèmes portent toute la littérature moderne, avec ses trouvailles de mots, ses étincelles de rythmes et de couleurs.
Au travers de ses vaticinations, de ses incohérences, il voyait venir le grand incendie sur sa chère Russie. Il en pressentait comme un sismographe halluciné les crépuscules et le sang à advenir. Homme du surconscient il voyait aussi bien « l’ici que l’éternité ».
Il aura tenté de « Vivre dans une course hors du temps. Vivre dans l’ivresse de l’air... » (Dans les domaines, 1904).Chaman en transes verbales, tout à la fois totalement archaïque et profondément avant-gardiste, il est une voix unique, fascinante. Sa vision est apocalyptique et le monde terrible est perçu au travers de ce prisme enraciné en lui.

La parole est à ceux qui recherchent des prophètes
et le mystère du ciel pleure...
Aux pieds des siècles discordants et rugissants
je suis rebelle dans un sommeil éternel.
.. (Mag, 1903)

Longtemps il se croira habité par le Christ et la force de la lumière, surtout pendant la période délirante de 1909 à 1915.
Mais il n’est pas que ce fou crachant ses paroles face au ciel écartelé, il sait aussi merveilleusement être un nouveau Gogol. Il a cruellement portraituré aussi bien les « profondeurs inquiétants » de la Russie rurale, que la vanité stupide des villes et de leurs fonctionnaires, et la guerre civile des esprits qui va se lever entre ces deux mondes disjoints.
Les cieux rouges, les cloches hallucinées, les cantiques et les peurs des hommes, et les couleurs qui déferlent sur nous au bout des mots cloutés, font de ses romans des hymnes poétiques à l’orée de la folie.

Conférencier exalté il est décrit ainsi :
« Il gesticulait et il dansait comme une ombre chinoise, on eût dit un chef d’orchestre dirigeant quelque partition inachevable devant des salles vides. Lorsqu’il prononçait ses conférences, encadré par deux candélabres, ses traits aigus s’accusaient au reflet des flammes, son haut front luisait, et ses yeux doux devenaient alors perçants. ».
Ses emprunts au christianisme (Apocalypse de Saint-Jean surtout), au Zohar et d’autres écrits juifs, à Rodolf Steiner longtemps son gourou anthroposophe, mais aussi à Jacok Bôhme et bien d’autres font un mélange hermétique et ésotérique assez confus. La beauté de l’écriture nous permet de sortir de ce magma de mots, où tournoient les sons et le cosmos. Terreurs et utopies sont la glaise ardente de son œuvre.

« Le monde est ma représentation » et dans ce monde, et dans les mondes parallèles auxquels il croyait, Andreï Biély joua tous les rôles.
Il n’était pas voué au raisonnable et n’aspirait qu’aux miracles. Le feu de Saint-Elme des mots lui tombait dessus, il en était illuminé.
La particularité intrigante chez Biély est ce mélange entre un symbolisme millénariste, un mysticisme halluciné et un réalisme aigu.

Ses « romans-monstres », ses « romans-fleuves » sont des déferlements de phrases folles. Le meurtre du père (surtout dans Pétersbourg) hante ses livres. Entre fureur dionysiaque et ses plongées obscures, Andreï Biély laboure la terre des paroles. Elle a fait moisson depuis.

Biély cogne contre l’avenir : « le présent est plus vieux que jamais ». Et il fuyait par-dessus tout « la sèche idiotie des évidences », lui l’homme des rêves sublimes.
Intègre et fou, il enjambe son siècle. Écartelé entre l’immensité de son moi cosmique, et le repliement de son moi calfeutré parcouru de cauchemars et de terreurs.

La danse des paroles

Je tisse et fais voler sur mon sentier céleste
avec ma vaporeuse pourpre
monde après monde, siècle après siècle
. (Premier rendez-vous)

André Biély croit au pouvoir des mots, lui si imprégné de la Genèse et des paroles de Jean sur la création des origines par le verbe.
Mais Biély autodestructeur et plein d’autodérision et de fascination pour le Mal, utilise souvent son don de la parole comme magie noire.
Tendu entièrement par le rythme et la musique, il compose de véritables contrepoints, des structures complexes proches des symphonies classiques. Biély écrit :
«Je me sentais plus compositeur que poète. La musique a obscurci pendant longtemps la possibilité d’une carrière littéraire pour moi, et je suis devenu écrivain par pur accident.» (À la frontière de deux siècles, Moscou, 1930). La primauté de la musique sur les mots est pour lui un dogme absolu, issu de son admiration pour Wagner. Il joue des formules incantatoires, des assonances, des leitmotive, la polyphonie, le contrepoint verbal. Glossolalie (1917) est sa tentative la plus délirante et la plus extraordinaire de poésie sonore. Il se rapproche en fait beaucoup de Scriabine et de ses tentatives d’art total.

Il sent toujours frapper en lui le « rythme apocalyptique du temps ». Il veut le restituer, et pour cela il brise les formes classiques, les mètres habituels. Il invente une nouvelle langue, jouant avec une infinie virtuosité de toute la palette des sons, des allitérations, des rimes. Il est un explorateur, un expérimentateur qui préfigure le formalisme.
Il peut rédiger fiévreusement en quelques mois des œuvres entières, et ensuite, bien plus tard refaire et défaire ses œuvres en les revisitant, en les mutilant. Certains avaient fondé une association de défense des œuvres de Biély contre lui-même. Pétersbourg, son haut chef-d’œuvre aura connu au moins quatre versions connues, et les éditeurs se perdent dans les versions infinies de ses poèmes et autres écrits.
Les sens de ses récits sont toujours triples : sens musical pour la construction, sens satirique souvent, sens philosophico-symbolique le plus apparent, mais pas le plus intéressant.
En fait pour lui le chevalier blanc du symbolisme, tout était symbole. Et tout dansait comme atomes au soleil.
Les astres théosophiques tournoyaient follement dans sa tête et faisaient grand chaos en lui.
Archéologue de la mémoire, attentif aux bruits de l’explosion du cosmos, sensible par les antennes de l’art à tous les surgissements des apocalypses surgissantes, des tumultes passés et à venir, il est une sorte de radiotélescope des ondes de l’inconscient et de son éclatement. Entre magie incantatoire, autodérision, et folie lyrique, il est une toupie divinatoire.

Il aura inventé une sorte de danse verbale pour rendre compte du monde. Écrivain du « réalisme onirique », il fait se télescoper descriptions au ras du réel et envolées cosmiques. Il roule les mots, il en fait de la lave en fusion, de la musique des sphères, de la matière hallucinée.
« Je suis le four qui crépite et s’éteint
où cuit la forme farcie de strophes » (Premier rendez-vous).
Andreï Biély se sera parfaitement défini lui-même : « Je suis un prophète de la lumière ». Il est aussi « le collecteur d’espaces ».
« Andreï Biély fut l’un des plus extraordinaires geysers de mots dans la littérature russe » (Georges Nivat).

Gil Pressnitzer

Sources : Cet hommage au grand Andreï Biély doit tout aux écrits de Georges Nivat, en particulier :

Histoire de la littérature russe, pages 110 à 131.
Le « jeu cérébral », étude sur Pétersbourg.
Le piège mystique, ou la Colombe d’Argent.
Catalogue de l’exposition«Trésors du siècle d’or russe, de Pouchkine à Tolstoï ».
Parcours dans l’histoire russe, entretien pour la Revue Esprit.
Vers la fin du mythe russe
. Essais sur la culture russe de Gogol à nos jours (téléchargeable).

Les préfaces et les traductions lumineuses de Christine Zeytounian-Beloüs ont fait le reste.

Choix de textes

« […] et elle a brûlé mon corps ; et mon corps s’est embrasé ; il
est devenu la brillante torche des passions les plus viles ; et puis
il s’est consumé ; à l’endroit où l’homme avait vécu, il n’est resté
qu’une pincée de cendres froides ; le vent a soufflé : la cendre
s’est envolée, s’est dispersée dans l’air. L’homme n’est plus. »
« Carnets d’un toqué » d’Andréï Biély.

Premier rendez-vousÉtoile du souvenir, surgis ;
Années revécues.
Poème : premier rendez-vous,
Poème : premier amour.
Je vois des appels venteux.
je vois des ténèbres soufflantes :
Le courant cramoisi de la guerre,
Où nous nous sommes noyés…
Mais point d’« hier» ni d’« aujourd’hui » :
Le passé tout entier s’éclaire,
Et seul un chant, hirondelle divine,
Lance son cri brûlant par la fenêtre…
Brille, mon étoile, au lointain !
Sur le chemin, les ans dressés comme des bornes :
Je les longe tel un pèlerin,
Cheminant au-devant de moi-même…
Frissons d’eau par les vents épandus,
Faites courir, journées d’un printemps qui n’est plus,
Vos mètres rayonnants,
Vos rêves vibrants de baisers.
Mille neuf cent, année pleine d’aurores !..
Questions jetées vers le levant…
…..
Mais l’hiver au hurlement de rue…
Silhouette au pied rapide,
S’arrachant aux semelles, l’obscurité
Grandit et chagrine enténèbre
Les immeubles aux flancs blancs ;
Il semblerait que des lémures,
Que les mimes muets de l’hiver
Élaborent des tours, mirés
En paroles écloses :
Toi et nous !
Je vais, docile et déprimé,
Tel un sosie à quatre pieds :
L’esprit biptère se fige en étoile ;
Et l’amas encroûté gèle ;
Givrant et scintillant,
jouant en essaims cristallins,
je verserai du miroir de ma face
Des lys de reflets croisés,
Et sous le masque, criblé de péchés,
je hérisserai ma honte sans issue,
Pour que surgisse de la vie, obscur,
Un temple fou et dépourvu de sens…
......
Entourez-moi, humains :
Pour me sauver de moi-même ;
Resserrez vos poitrines de foudre,
Vos cœurs emplis de feu.
Mon moi visible est miroir des pulsions,
Diamant taillé par un fantôme
En réfractions entrecroisées :
Scintillant, je me reflète en vous
Comme, inondé d’un trop-plein de destin,
Un couronnement qui vous incombe :
Je mûrirai, me livrant au battement
De cœurs chers et chaleureux.
Vous, approchez : je suis enfoudré ;
Vous, reculez :je suis un autre,
Je suis disloqué, débordant
De vides qui fuient débâcle,
Tel l’envol de l’ombre en cône creux,
Tel un nuage au firmament,
Tel le tonus éternel et sans cœur
De faîtes inexistants.
Des formes s’édifient dans les nuées :
Et moi, visage confisqué,
Assombri, fragmenté, morose,
je cours le long des congères,
Des pieds d’un fêtard de passage
je m’étire, sans poids, sans qualités :
Les démons me font pousser.
D’une angoisse inexprimable…
Nous sommes sans vie et distants,
Spirales de regards étrangers,
Miroirs en vagues déferlants,
Nous jouons à danser pour rien,
Comme des taches claires sur les murs d’été,
Dans un verre, un remous de lumière,
Tout est bizarrement inconcevable ;
Et tout ressemble à un labyrinthe…
Yeux dans les yeux ! Tout s’enturquoise…
Entre les yeux et nous, je suis ressuscité ;
Un souffle annoncera la première nouvelle :
Pas toi, ni moi !.. Mais nous : mais Lui !
L’esprit, moqueur comme un faune,
Nous mène sur un autre plan :
Nous grattons nos calvities roses
Sous les turquoises du printemps ;
Nous voulons être trop malins,
Nous renonçons, nous ne comprenons rien,
Abandonnant un rêve trop précoce,
Nous errons encombrés par la vie ;
Et lassés, nous honnissons
La fumée des brillances passées :
En taureaux plaintifs nous jouons des cornes,
En vieux hongres nous ruons aux brancards.
Notre bon sens, comique au groin de truie,
Parfois énonce à l’appel des aubes :
Mieux vaut une maisonnette de bois
Que ces pierres si maladives;
Il cache sa tête comme une autruche,
S’écarte en sursaut comme un chien,
Casant le chaos sans issue
Dans les cahots d’un méchant quotidien.
Digérant les dons de la nature
Dans nos ventres obtus,
Nous foulons aux pieds les années;
Nous piétinons vers l’obscurité.
.....
Traduction Christine Zeytounian-Beloüs, copyright édition Anatolia

Extraits Symphonie Dramatique

Le temps était lourd et torride. La chaussée brillait d’un éclat aveuglant.
Les cochers de fiacre circulaient bruyamment, exposant leurs dos bleus et usés au brasier du jour.
Les balayeurs soulevaient des trombes de poussière sans prêter attention aux grimaces des passants. Leurs faces sales et bronzées ricanaient.
Des roturiers exsangues de chaleur et des bourgeois méfiants parcouraient les trottoirs.
Ils étaient pâles, et sur eux tous pesait la voûte d’un ciel tour à tour bleu, gris-bleu, gris ou noir, imprégné d’un ennui musical, d’un ennui éternel, avec l’œil du soleil planté au centre.
Qui déversait des flots d’incandescence métallique.
Chacun fuyait sans savoir où ni pourquoi et craignait de regarder la vérité en face.
Un poète écrivait un poème d’amour, mais n’arrivait pas à trouver la rime ; il fit une tache, regarda par la fenêtre, et l’ennui céleste lui fit peur. Le ciel gris-bleu à l’œil cyclopéen lui souriait.
..........
La vieille chapelle en pierre grise dressait sa silhouette sombre parmi les tombeaux ; la rosée couvrait déjà l’inscription gravée : « Paix à toi, Anne, mon épouse !... »
C’était une nuit sainte. Le dernier nuage s’était dissous dans le ciel émaillé.
Des étoiles d’or y brûlaient ; les rues étaient vides, propres et blanches.
Du balcon d’un immeuble à deux étages, on pouvait apercevoir deux rangées de feux dorés s’étirant le long des rues endormies.
Ils se fondaient au loin en un seul filet d’or.
Toute la nuit, la lueur demeura à l’horizon, comme si quelqu’un y avait allumé un cierge.
On eût dit que saint Jean y passait la nuit en prières, accomplissant un sortilège pourpre.
Un long nuage ambré zébrait le couchant.
La fée au cœur lourd s’assit sur le rebord de la fenêtre pour le regarder.
Ses cheveux roux étaient répandus sur ses épaules; les étoiles d’or lui brillaient au visage.
Elle devait quitter Moscou le lendemain et elle disait adieu à ses rêves.
...Un cierge semblait brûler derrière l’horizon.
On eût dit que saint Jean y passait la nuit en prières, accomplissant un sortilège pourpre.
C’était déjà le blanc lundi de la Pentecôte. Tous dormaient et leurs rêves étaient purs.
Seul, dans une maison de deux étages, un homme, ni vieux ni jeune, était sorti sur son balcon.
Il tenait une bougie qui brûlait d’une flamme blanche comme le jour qui se levait.
Soudain, il y eut un coup de vent, malgré le ciel qui était d’une pureté sans bornes.
Une poussière grise s’éleva en hautes volutes.
Les cheminées se mirent à geindre et la bougie s’éteignit.
On entendit nettement un bruit de trompe au-dessus de Moscou, et des trombes de lumière déferlèrent dans le ciel.
.......
Le jeune printemps arriva. Dans l’enceinte du monastère, l’église rose dressait ses coupoles blanc et or parmi les tombeaux de marbre et les chapelles.
Les arbres bruissaient au-dessus des défunts solitaires.
C’était le royaume des larmes figées.
De nouveau, comme l’an passé, le pommier fleurissait devant la petite maison rouge.
Ses fleurs blanches et parfumées apportaient l’oubli des souffrances et des peines ; c’étaient les fleurs des jours nouveaux…
Et de nouveau, la petite nonne allait s’asseoir sous l’arbre, serrant convulsivement son chapelet entre ses doigts.
De nouveau, la lueur rouge riait à l’horizon et envoyait un vent léger sur le pommier…
Et l’arbre répandait sur la petite nonne les fleurs blanches de l’oubli…
On entendait crier les martinets, et la nonne se consumait vainement sous les feux du couchant…
Une belle jeune femme en robe de printemps errait de nouveau parmi les tombes…
C’était la fée…
La petite nonne et elle se regardaient et se souriaient comme de vieilles amies.
Sans un mot, elles se disaient que tout n’était pas perdu, qu’il restait beaucoup de joies saintes pour les hommes de la terre…
Et que l’impossible approchait, doux et tendrement pensif…
La fée, comme ensorcelée, s’immobilisait parmi les sépultures pour écouter le bruissement des couronnes de fer agitées par le vent.
Le futur s’ouvrait devant ses yeux et la joie envahissait son cœur...
Elle savait.
Des lumières éclairaient les tombes çà et là.
La petite nonne allumait des veilleuses sur certaines d’entre elles, et pas sur certaines autres.
Le vent faisait bruire les couronnes de fer, et l’horloge marquait lentement les heures.
La rosée tomba sur la chapelle de pierre grise où étaient gravés ces mots : « Paix à toi, Anne, mon épouse ! »
Traduction Christine Zeytounian-Beloüs, copyright édition Jacqueline Chambon

Extrait Le Retour

Il faisait nuit. Sur l’énorme falaise noire qui éventrait le ciel, le vieillard, tout entier tendu vers les hauteurs, se tenait debout, appuyé sur son bâton.
Les vents froids le frappaient; ses vêtements assombris se confondaient avec l’obscurité ambiante.
Les vents froids le frappaient et les pans de son habit battaient derrière son dos comme des ailes ténébreuses.
On aurait dit que c’étaient là les ailes de la nuit et que le vieillard dressé dans le noir planait comme une chauve-souris au-dessus du monde.

Sa barbe ressemblait à un nuage argenté, à une nébuleuse prise dans le tourbillon nocturne des siècles, prête à éclater en sanglots de feux stellaires.
Son collier lumineux paraissait un prolongement des étoiles. De temps à autre, une comète, diamant tombé de sa poitrine, tourbillonnait dans les ténèbres.
Le vieillard dispersait ses joyaux et ceux-ci, telles des graines de mondes nouveaux, se répandaient dans la nuit.
On aurait pu croire que des formes de vie inédites y naissaient pour y clore leurs destins.
Le vieillard planait toujours, agitant ses ailes, et criait « L’enfant connaîtra un nouveau commencement. Il renaîtra sur chaque diamant pour se répéter sans cesse. »
Mais ce n’était qu’une illusion. Le vieillard ne volait pas. Les vents glacés le frappaient et les pans de son habit flottaient dans son dos.

Et au fur et à mesure que le jour montait dans le ciel, son vêtement s’éclaircissait jusqu’à retrouver sa blancheur de neige.
La mer, couleur d’émeraude translucide, luisait sur toute sa surface et heurtait la rive en houles sonores. Le ciel de cristal, tendre et fragile, semblait inondé d’or vert… Seuls les horizons étaient hantés de brumes mauves et pourpres.
Sinon, tout était vert.
Traduction Christine Zeytounian-Beloüs, copyright édition Jacqueline Chambon

Extrait de Pétersbourg

Les habitants des îles vous étonnent.

C’était le dernier jour de septembre.
Dans l’île Vassilevski, au fin fond de la dix-septième ligne, émergeait du brouillard une maison énorme et grise ; un escalier douteux menait aux étages : ce n’était que portes et portes ; l’une d’elles s’ouvrit.
Et un inconnu aux fines moustaches d’un noir de jais apparut sur le seuil.
Au bout de son bras se balançait régulièrement un petit baluchon, non, pas si petit que ça, mais pas grand non plus, noué avec une serviette sale dont les bords rouges, ornés de faisans, avaient passé.
L’escalier était noir, jonché d’épluchures de concombres et de feuilles de choux piétinées.
L’inconnu glissa.

D’une main il se rattrapa à la rampe ; de l’autre (celle qui tenait le baluchon), il décrivit un zigzag; l’inconnu voulait préserver son baluchon d’un accident regrettable, empêcher qu’il ne tombât sur une marche de pierre, car la pirouette de son coude fut digne d’un acrobate.
Et quand il croisa le portier qui montait avec un fagot jeté sur les épaules, l’inconnu redoubla de prévenances à l’égard de son baluchon qui aurait pu s’accrocher à une branche.
Au bas de l’escalier, un chat noir, dressant la queue, lui fila entre les jambes, en laissant tomber à ses pieds des boyaux de volaille ; une convulsion crispa le visage de l’inconnu.
Ces mouvements nerveux sont naturels aux demoiselles.

Et ils dénoncent parfois l’insomnie qui dévore nos contemporains. L’inconnu souffrait d’insomnie. L’air enfumé de sa chambre le laissait penser et la coloration bleuâtre de son visage délicat en était une preuve.
L’inconnu s’attarda dans la petite cour, simple carré d’asphalte enserré dans la masse des cinq étages que trouaient les fenêtres. Au milieu de la cour étaient entassés des stères de bois, tout gonflés d’eau, et par la porte cochère, on voyait une partie de la dix-septième ligne, déchirée par le sifflement du vent.
O lignes !
Vous gardez le souvenir du Pétersbourg de Pierre-le-Grand.
Jadis, Pierre traça ces lignes parallèles ; puis elles se sont garnies de granit, de murs bas, de palissades ; la ligne tracée par Pierre devint plus tard la ligne adoucie par Catherine, ordonnance de colonnades.
Entre les masses énormes ont subsisté les maisonnettes de l’époque de Pierre ; là-bas, c’en est une en rondin ; ici, c’en est une verte ; plus loin, une bleue, basse, avec une enseigne rutilante : « Buffet » ; toutes sortes d’odeurs vous prennent à la gorge : odeur de sel marin, de hareng, de filins, de vestes de cuir, et de pipe, odeur de goudron des prélarts sur les quais.
O lignes !
Comme elles ont changé ! Et comme les a changées la rigueur des temps !
L’inconnu se remémora : c’était un soir d’été, à la lucarne de cette petite maison lustrée, une vieille, édentée, mâchonnait ; au mois d’août déjà, la lucarne s’était refermée ; en septembre, on avait emporté le cercueil tapissé de brocart.
Il pensait que la vie devenait plus chère ; que l’ouvrier avait du mal à vivre ; que, de là-bas, Pétersbourg enfonçait jusqu’ici les poignards de ses avenues, et poussait la horde de ses géants de pierre.
Là-bas, se levait Pétersbourg ; surgis de la vague des nuages, flamboyaient les bâtiments ; là-bas, quelque chose de froid, de haineux, semblait planer ; du chaos hurlant, un regard de pierre s’appesantissait sur les îles ; et émergeaient dans le brouillard un crâne et des oreilles.
Tout cela traversa la pensée de l’inconnu ; son poing se serra dans sa poche ; et il se souvint que les feuilles tombaient.
Tout cela, il le savait par cœur. Ces feuilles mortes, pour combien étaient-elles les dernières ? Il se dressa, ombre bleue.
Quant à moi, j’ajouterais : ô hommes russes ! ô hommes russes ! ne laissez pas échapper de leurs îles ces foules d’ombres. Déjà au travers des eaux léthéennes, sont lancés des ponts noirs et humides. Ah! pouvoir les démolir !
Trop tard… Et les ombres se pressaient sur le pont; parmi elles, l’ombre obscure de l’inconnu.
Au bout de son bras se balançait régulièrement un petit baluchon, non, pas si petit que ça, mais pas grand non plus.
Traduction Jacques Catteau et Georges Nivat, copyright éditions L’Age d’homme

Extrait de La Colombe d’Argent

Au loin, une paysanne rouge allait à l’étang avec ses seaux, elle puisait de l’eau et déjà revenait, et à sa rencontre venait une paysanne bleue avec ses seaux, elle puisait de l’eau et déjà revenait, quand à sa rencontre arriva une fille en jaune, avec sa palanche, la jupe retroussée ; mais celle-là, il faisait déjà trop sombre pour qu’on puisse bien la voir ; elle a disparu, comme si elle était tombée dans l’étang ; mais les buissons près de la rive ont encore remué longtemps, et, volant sur la rosée, il en sortait des rires et des bruits de baisers sonores.
Traduction A.-M Tastis-Botton, copyright éditions L’Age d’homme

Juste à titre d’exemples deux adaptations très libres de poèmes de Biély

MARS

Le rideau est tombé: et
- encore une fois
Les couchers de soleil démembrés-

Dans le fossé,
des Vieux
Rampent -

- Et dans le bleu
Lignes
Forêts.

Poussée mesurée une étape
Nous passons sur la falaise noire...
Éclats -
Infertile
Zigzag: -

- Éclatée
Froid
Goût.

Extinction - comme dans les cendres - la route;
L’herbe sèche rugueuse...

Enflé
Courbé
Pieds.

Brûlé
Enflammé
Les paupières...

Sourds,
Aveugles -
- A jamais!
1924, Moscou

Printemps

Tout est épuisé. Trop de bourgeons.
Fleurs venues trop vite, trèfles.
Voici les nuages flottants comme moutons.
assourdissante sonne la bonne nouvelle encore plus fort.

Je suis inquiet crissant paresseusement
Ceux qui sont tombés, et toi Thekla en colère,
Vous pesez dangereusement sur la rue
on essuie les fenêtres.

Voici la chaux à nettoyer avec un couteau...
Voici des tasses de poison... Voici la laine...
La poitrine d’Avril gonflée d’enthousiasme.
Le vent tourne à l’extérieur de la poussière.

Fenêtres grandes ouvertes et pleurer, et parler,
et les fleurs se balancent sur leur tige,
et donnent sur la cour livide
pieds nus battus contre les meubles.

Chat pelé et l’auge pour siège,
patte de velours délavé.

Voici un garçon dans une chemise de calicot
Qui court, qui court vers sa grand-mère.

À la lumière du bout du puits sous la lumière d’après-midi.
Sentiment nouveau, comme avant, le feu.
Tout est ciel bleu et encore le bleu,
nuages flottants comme moutons, cheveux ondulés.

Dans le bleu de mon errance tes yeux de dahlias bleus.
Toutes les aspirations terrestres tellement désolées...
Des bottes de vieux paysan jetées dans la cour
avec le tonnerre tombant des grosses poutres.

1903, Moscou

Bibliographie

Friedrich Nietzsche
Symphonie dramatique (1902)
Symphonie héroïque (1903)
La Symphonie nordique (1904)
Le Symbolisme comme vision du monde (1904)
Or sur Azur (1904) poèmes et prose
Le Retour (1905)
La Coupe des Tempêtes (1908) - (Quatrième symphonie)
Urnes (1909) recueil en vers
Cendres (1909) recueil en vers
La Colombe d’argent (1909)
Kotik Létaïev (1915)
Pétersbourg (1916/1922)
Glossolalie (1917)
Christ est ressuscité (poème, 1918)
Carnets d’un Toqué (1918-1922)
Premier Rendez-vous (1921)
Poèmes épiques (1919)
Souvenirs sur A. Blok (1922)
Moscou (1926)
Souvenirs sur Rudolf Steiner (1929)
Problèmes actuels de la dialectique
Le collecteur d’espaces
, notes, mémoires, correspondances