Bella Akhmadoulina

La muse au mégaphone

« Et le sourire imprécis de mon âme
erre là-bas dans l’oubli, le lointain
de cette patrie dont l’erreur singulière
m’offre l’étrangeté de la terre et des mots. »
(Bella Akhmadoulina)

Bella Akhmadoulina, la très belle femme « avec ses magnifiques yeux tartares », comme l’évoquait son premier mari Evtouchenko, fut autant une très belle femme qu’une immense poétesse lyrique russe de la seconde moitié du XX° siècle, digne héritière d’Akhmatova et de Tsvetaeva.

Elle fut en fait aussi belle que rebelle, et devint l’égérie du dégel khrouchtchévien et surtout l’opposante à la nouvelle glaciation brejnévienne, au tournant des années 1960 en Union soviétique.
Avec Evgueni Evtouchenko, Robert Rojdestvenski, Andreï Voznessenski, Boulat Okoudjava – elle a participé à de légendaires soirées, organisées au Musée Polytechnique de Moscou et à des lectures enflammées dans des puissants microphones remplissant des stades pleins d’auditeurs enthousiastes. Ces « poètes de l’estrade » ont fait lever l’espoir.

Comment imaginer maintenant des lectures poétiques avec des foules de 30 000 personnes en transe !. Certes « En Russie le poète est plus qu’un poète » dira Evtouchenko, mais encore faut-il qu’une immense soif de poésie soit présente chez tout un peuple.

Bella Akhmadoulina, muse au mégaphone, a galvanisé toute une jeunesse, tout un peuple, et deviendra son porte-parole, pas tant par engagement politique que par sa voix forte et puissante, fraîche et véritable, libre, totalement libre.

Autant barde « parlant vrai » que préfigurant la nouvelle poésie à venir, Bella Akhmadoulina et avec son mari Evgueni Evtouchenko, l’auteur de l’immortel Babi Yar mis en musique par Chostakovitch en 1962, a été une des grandes voix qui ont fait fondre la banquise de l’art officiel, et fendu les murs de l’oppression.
Elle fut l’image même du dégel soviétique, la percée des voix humanistes dans un monde figé. Poétesse enflammée « des tribunes », des sonos géantes, des incantations à la foule, elle fut le porte-voix d’une jeunesse, d’un peuple.
Poétesse, mais aussi scénariste, grande actrice, elle restera comme l’icône de la déstalinisation, l’amie de Paradjanov, Pasternak, Sakharov, Vladimir Vissotski dont elle était le poète préféré, et qu’il lisait souvent dans son théâtre de la Taganka…

Elle aura été la « figure-clé de la génération des années soixante, une plume claire et autonome, une grande poétesse. » Viktor Erofeev.

Et on pourra dire d’elle ce qu’elle avait dit de Paradjanov : « Sa seule faute fut d’être libre. ». Elle est née à la poésie grâce à la mort de Staline.
Bella Akhmadoulina fut également actrice de grand talent, scénariste ainsi que traductrice en russe de nombreux poètes.

« Elle est l’héritière incontestable de la lignée Lermontov-Pasternak dans la poésie russe ». (Joseph Brodsky)

Une vie à pleine voix

Bella (Izabella) Akhmadoulina est née le 10 avril 1937 à Moscou, d’un père Tatar, haut fonctionnaire des douanes d’État et d’une mère russe d’origine italienne, Nadejda Macarovna Lazareva qui travaillait selon certaines sources comme traductrice au KGB.

Elle commence à écrire de la poésie alors qu’elle est encore collégienne. À l’âge de 15 ans, elle est déjà remarquée par des critiques littéraires.
Après avoir terminé son cursus à l’institut littéraire Gorki en 1960, elle voyage en Asie centrale et découvre la poésie géorgienne, tartare…

Elle a travaillé un an dans un journal à grand tirage Le Constructeur du métro.En 1954, elle épouse le poète Evgueni Evtouchenko. En 1955, elle entre à l’Institut Littéraire Gorki où tout en poursuivant ses études elle fait publier des poèmes et des articles dans différents journaux dès 1956.

En 1959, âgée de 22 ans, elle écrit le plus célèbre de ses poèmes– Le long de ma rue ». Sanctionnée en 1959 pour s’être opposée à la persécution de Boris Pasternak, elle a néanmoins pu terminer ses études en 1960. La même année elle divorce et épouse le conteur Iouri Navigine. C’est l’époque où elle est membre du mouvement "Nouvelle vague littéraire", un groupe d’écrivains qui embrasse l’idéologie occidentale.
Ses premiers vers avaient été publiés alors qu’elle n’avait que 18 ans dans la revue officielle Octobre et son premier recueil, La Corde, sorti en 1962 a un succès retentissant, mais est critiqué par le gouvernement ce qui va lui causer des problèmes d’édition.

À la même époque elle participe au Mouvement des tribunes, dont le principe était de dire des poèmes devant des milliers de personnes au stade Loujniki, à l’Université Lomonossov à Moscou, au Musée Polytechnique et ailleurs aux côtés d’ Evgueni Evtouchenko, d’ Andreï Voznessenski, de Boulat Okoudjava et de Robert Rojdestvenski. Ses lectures semi-légales, souvent interdites, donneront la grande effervescence poétique des années 60.

Après 1964, après la période de dégel et le remplacement de Nikita Khrouchtchev par Leonid Brejnev, elle fortement critiquée pour son style « individualiste ». Elle va entrer en dissidence active. Elle a fait partie des signataires de lettres de soutien aux opposants du régime soviétique comme Andreï Sakharov, Lev Kopelev, Georgy Vladimov, Vladimir Voinovich et d’autres. Elle sera une des plus célèbres résistantes au gouvernement soviétique, mais pas de la même envergure que Joseph Brodsky qu’elle défendra pourtan, malgré les reproches de celui-ci à son égard.

En 1968 elle divorce à nouveau et en 1974 épouse l’artiste Boris Messerer dont elle aura deux filles, Elisabeth et Anna.
Dans les années 70 et 80, sans parler des nombreuses récitations poétiques à peine tolérées, qu’elle donne dans tout le pays, elle a une activité débordante..

Après avoir été interdite de publication et exclue de l’Union des Écrivains, elle en a été secrétaire bien plus tard, suivant le destin de certains écrivains des années soixante, qui vont accéder aux honneurs dans les années 1980.

Bella Akhmadoulina a fait des traductions en russe de poètes géorgiens, arméniens, kazakhs, tchouvaches, français, italiens, tchétchènes, polonais, hongrois, bulgares... et a été traduite en plus du français, en allemand à Francfort et en anglais aux États-Unis en 1969, en japonais, en italien, en arabe, en polonais, en tchèque, en danois, en arménien, en géorgien, en letton, en kurde, en roumain...En outre elle a écrit des essais, des scénarios et a été comédienne à l’écran.

En 1979, elle participe à la parution non autorisée de l’almanach Metropole, qui défie la censure soviétique, avec les romanciers Vassili Axionov et Viktor Erofeev.
«Bella était une figure-clé de la génération des années 1960, une plume claire et autonome, une grande poétesse» (Viktor Erofeev).

Bella Akhmadoulina avait signé en 1993, après la chute du régime soviétique, la «lettre des 42» qui demandait l’interdiction des mouvements et partis communistes et nationalistes en Russie.

Elle est décédée à 73 ans, le 29 novembre 2010, d’une crise cardiaque à Peredelkino, le village de «datchas» dans la banlieue de Moscou où avait aussi habité Boris Pasternak.

« Avec la mort de Bella, la Russie a encore perdu un grand nom de la poésie, une digne héritière d’Akhmatova et Tsvetaïeva. Bella était un exemple de dévouement bien au-delà de la poésie, dans sa générosité civique. Elle a systématiquement pris position en faveur de ceux qui avaient sombré dans la misère. » Evgueni Evtouchenko.

Une voix légendaire

« Bella Akhmadoulina figure parmi les poétesses russes les plus fines et les plus lyriques. Son œuvre constitue un élément cohérent de la grande littérature russe. Elle a su apporter fraîcheur et raffinement à la poésie. Sa poésie remonte à Alexandre Pouchkine, en passant par Pasternak, Akhmatova ou encore Tsvetaieva ». (Evgueni Rein)

Bella Akhmadoulina est considérée comme "l’un des plus grands poètes russes vivants".
Son écriture classique, mais forte l’a rendue accessible immédiatement en Union soviétique, mais hélas presque pas du tout pour les lecteurs francophones, si ce n’est par sa traductrice, Christine Zeytounian-Beloüs, qui nous l’a révélée.

« Le style ancien m’attire
Le vieux parler a son charme
il est parfois plus moderne
et plus âpre que nos paroles. »

Telle est sa manière d’écrire, qui a pourtant fortement évolué au fil du temps, passant d’un style oratoire à une réflexion plus intérieure, souvent mélancolique et poignante, s’étendant sur plus de cinquante ans de création littéraire.
« Son écriture a évolué, au cours des années 1970 et 1980, vers davantage de complexité et de métaphores, en approfondissant la plongée dans un paysage intérieur reconnaissable entre tous et toujour s aussi poignant. » (Christine Zeytounian-Beloüs).

Elle utilise les rimes multiples et la musicalité naturelle de la langue russe et veut se rattacher aussi bien « à l’âge d’argent » de la poésie russe qu’à ses grands prédécesseurs : Alexandre Blok, Ossip Mandelstam au travers de son épouse Nadjeda, Boris Pasternak, Anna Ahkmatova, Marina Tvsétaïeva. Elle leur a dédié bien de ses poèmes.
Une autre raison de sa faible notoriété hors de son pays, est qu’elle écrit le plus souvent des poèmes très longs, très touffus, avec des métaphores étonnantes, parfois très ironiques.
Elle est pourtant traduite dans bien des langues et encore l’icône poétique des lecteurs russes, comme une aube possible après la disparition de Staline.

Dans ses lectures publiques, par son engagement courageux, voire téméraire, dans les combats de l’époque pour une plus grande liberté d’expression, elle a parlé au peuple. Elle a parlé de la vie simple, des petits bonheurs, des grands malheurs, des maladies, du rôle et de la responsabilité du poète dans la société.

Dans le monde mort de la poésie officielle du réalisme socialiste, elle a fait apparaître, avec ses amis, un ton tout à fait individualiste, personnel, humaniste. Elle aborde dans des longs poèmes, aussi bien les thèmes de la nature, la pluie surtout et l’hiver, mais aussi la condition du poète et le mystère de l’acte créateur. Elle était le chantre de la liberté individuelle, comme son ami Paradjanov qui la fit tourner dans un de ses films, hélas inachevé, Le Printemps.

Pour comprendre le choc immense que fut l’apparition de cette génération dite « du dégel », il faut se replonger dans l’année 1953 avant la mort de Staline. La plupart des poètes sont soit en déportation, soit menés à la mort (Blok (Zabolotski, Smeliakov), soit ne sont pas publiés et vivent misérablement de traductions, soit interdits de tout et seule la poésie officielle du « réalisme socialiste soviétique » s’étale dans les revues et les journaux et les livres. Le style est uniforme, ampoulé et creux, les thèmes politiques et patriotiques et la valeur poétique nulle.

La première vague du dégel suit la mort du tyran Staline et se place de 1953 à 1954.
Ce dégel voit le rejet total de la poésie officielle et la redécouverte par exemple d’Essenine par la jeunesse. La seconde vague de dégel, 1955-1956, suit l’époque de Kroutchev et sa relative ouverture. « Le jour des poètes » est reconnu avec l’instauration de la déclamation en public des nouveaux poèmes des nouveaux auteurs, de l’impression de ces textes avec dédicace en librairie. La poésie commence à dénoncer, certes au nom de l’idéal révolutionnaire, la tyrannie stalinienne. Evtouchenko en est la figure de proue avec sa femme Bella Akhmadoulina, moins politique. «La Station hiver», d’autres cycles de poème d’Evtouchenko ont un retentissement immense auprès du public, mais le retour de bâton se fait vite. L’écrasement de l’insurrection de Budapest à l’automne 1956 marque la fin de l’ouverture et de la libéralisation. L’affaire Pasternak en 1957 accentue la fin des illusions de ceux qui avaient cru en la liberté.

Evtouchenko et Bella Akhmadoulina sont exclus de l’Institut littéraire et du Komsomol, mouvement de jeunesse soviétique. Mais le mouvement est en marche et la troisième vague de dégel (1959-1963), se met en marche, toujours sous l’impulsion d’Evtouchenko, 1961 Babi Yar et 1962, Les Héritiers de Staline.

Sous Brejnev (1964 jusqu’en 1982), la censure revient et elle fut un long moment de glaciation culturelle, mais sans la terreur stalinienne, et les blagues et les satires sont un défouloir devant le ridicule de l’homme Brejnev, croulant sous ses médailles et sa sénilité. Ainsi est apparues les limites de la déstalinisation culturelle, d’abord timidement entre 1962 et 1964, puis brutalement après 1968. Mais « la nouvelle vague russe » continue à déferler, souvent clandestinement, ou en publication hors de l’URSS. La dissidence s’installe.

Et ce combat pour le renouveau et la vérité va s’épanouir sous la Glasnot, 1985-1991, et hâter l’agonie du système en 1991, malgré son ultime tétanisation dans les années 80.

Bella Akhmadoulina est donc une de ces voix fortes, libres, qui à force de tirer dessus ont renversé le pieu du stalinisme, comme l’aurait dit l’ami Lluis Llach dans sa chanson L’Estaca (c’est-à-dire « le pieu » en catalan), qui devint un hymne révolutionnaire. Bella Akhmadoulina a eu beaucoup de ses poèmes mis en chansons, notamment par son admirateur Vissotski, et elle aussi a secoué le pieu rouillé du communisme.

Et je dormais tous les siècles du passé,
lumineuse et calme au fond de la nature,
Dans la terre humide, plus noire qu’un brouillonS’ébauchaient à peine les blés verts de mon âme…
(Ma généalogie)

Gil Pressnitzer

Source : Histoire de pluie et autres poèmes, Buchet Castel

Choix de textes

Seul existe en français le petit livre Bella Akhmadoulina, Histoire de pluie et autres poèmes chez Buchet-Castel.
La plupart des poèmes ici cités proviennent de ce recueil à partir des « traductions-recréations » de Christine Zeytounian-Beloüs.
Elle s’en explique ainsi :
« Les poèmes de Bella Akhmadoulina sont rimés de manière classique, ce qui n’est plus guère de mise en français, la rime syllabique aplatissant d’ailleurs – souvent mortellement – la richesse et l’harmonie du jeu des accents russes. Mes choix de traduction sont en grande partie intuitifs, fondés sur le rythme et les assonances, l’attachement à l’esprit sans bafouer la lettre. Par-dessus tout, il m’a toujours semblé indispensable de faire passer chaque poème traduit par une sorte de vibration intérieure, proche de l’inspiration ressentie quand on écrit soi-même et que j’espère faire partager au lecteur français. » Grâce soit donc rendue à Christine Zeytounian-Beloüs qui nous aura permis d’approcher Akhmadoulina, la belle Tartare.

1-Traduction Christine Zeytounian-Beloüs.

Dans ma rue depuis des années

Dans ma rue depuis des années
j’entends des pas : mes amis s’en vont.
Le lent départ de mes amis convient
à l’obscurité derrière la vitre.

Mes amis ne s’occupent plus de rien,
chez eux plus de musique ni de chants,
et seules les fillettes de Degas
lissent encore leur plumage bleu.

Mais pourvu que la peur ne vous réveille pas
désarmés au milieu de cette nuit.
Une passion étrange pour la trahison,
mes amis, vous embrume les yeux.

Solitude, ton caractère est rude !
Faisant luire l’éclat de ton compas de fer,
si froidement tu refermes le cercle,
sans écouter les promesses vaines.

Appelle-moi et récompense-moi !
Cajole-moi, ainsi choyée
je me consolerai, pressée contre ton sein,
ton froid d’azur me lavera.

Laisse-moi me dresser sur la pointe des pieds
dans ta forêt, au bout d’un geste ralenti
trouver des feuilles qui toucheront mon visage
pour sentir le délice de mon abandon.

Offre-moi le silence de tes bibliothèques,
les thèmes rigoureux de tes concerts :
devenue sage, j’oublierai les morts
et ceux qui sont toujours en vie.

Je connaîtrai la sagesse et la peine,
chaque chose me confiera son sens caché.
Prenant appui sur mes épaules, la nature
m’apprendra ses secrets d’enfant.

Alors, du fond des larmes, de la nuit
et de la pauvre ignorance du passé,
les merveilleux visages de mes amis
m’apparaîtront avant de s’effacer encore.

(1959)

Bella Akhmadoulina, Histoire de pluie et autres poèmes

DORMIR

(Poème écrit à Tbilissi durant une insomnie.)

Moi qui danse sous la lune de Mtskheta,
qui pleure par tous les muscles de mon corps,
devenue une ombre rétrécie,
qui n’entre pas dans l’église de Sveti-Tskhoveli,
moi, fil d’argent nu qui s’enfile
dans ton aiguille, Tbilissi,
moi qui vis sous les astres dans l’attente de l’aube,
gelée jusqu’au sang dans ta serre,
qui ne sais pas m’endormir dans tes nuits,
dont la folie pervertit mes amis,
qui possède une prunelle de cheval dans les yeux,
et rue aux brancards des rêves,
moi qui chante à l’aube sur le pont :
«Pardonne-nous tous nos péchés, matin,
et dore la misère de nos ventres brûlés
de ton présent, soupe aux tripes khachi»,
moi qui galope de travers et recule
dans l’insomnie, dans son méchant canular,
Seigneur, comme je voudrais dormir
au sein du lit profond tel un berceau.
Dormir en m’endormant. Dormir en m’éveillant.
D’un sommeil lent, comme on goûte une boisson.
Dormir et sucer le bonbon du sommeil,
versant l’excès de douceur en salive.
Et me réveiller tard sans ouvrir les yeux,
prolonger la tentation du secret de la météo qui illumine le lit
d’un salut pour l’heure ajourné.
Le cerveau non voyant comme une étoile morte.
Le pouls doux comme la sève d’un arbre endormi.
O dormir à nouveau ! Longtemps. Dormir toujours.
D’un sommeil aussi clos qu’au ventre maternel.

(I960)

Bella Akhmadoulina, Histoire de pluie et autres poèmes

Nocturne

Idées nocturnes, qui êtes-vous, qu’êtes-vous?
J’ai pitié de votre nudité timide.
Dommage, je n’ai pas la force de clore
les stores sur la pluie et les fleurs humides.

J’essaye d’écarter les ailes d’un chérubin
du minuscule enfer de la veilleuse.
Une branche de merisier, danseuse aveugle,
entame tristement son dernier acte.

Écrits nocturnes, qu’est-ce qui nous relie?
Vous êtes le discours de la nuit blanche.
Elle passée, vous n’appartenez à personne.
Faut-il vous conserver en sa mémoire?

Le jour aussi est blanc de brume, blanc de nuit.
Et regarder en bas de la falaise revient
à sortir un poignard de son souple fourreau :
tant paraît aiguisé l’argente de ces eaux froides.

La vie diurne est ruse, stratagème
pour rapprocher la nuit. Mais ma crainte grandit :
Et si la veille, dans la combe au-dessus du Ladoga,
le rossignol avait brûlé?

Non, mon Phénix est indemne, il sifflote :
Syllabe, syllabe — tiret, syllabe, tiret — tiret, tiret.
Le pointillé tâtonne, en quête d’un sens obscur,
et l’embarras des mots est plus doux que les mots.

Minuit tout rond. Chaque chose est neuve et fraîche.
Je sors des terres étrangères qui nous sont communes
pour revenir chez moi, dans le nocturne… quoi?
Dans le nocturne de ce qui me plaît.

(1985)

Bella Akhmadoulina, Histoire de pluie et autres poèmes

INCANTATION

Ne me pleurez pas, je saurai vivre
en mendiante heureuse, en gentille bagnarde,
en méridionale glacée par le climat nordique,
en Pétersbourgeoise poitrinaire et méchante
dans la malaria du sud je vivrai.

Ne me pleurez pas, je saurai vivre
en cette boiteuse aux portes de l’église,
en cet ivrogne la tête contre la table,
en ce pauvre barbouilleur de madones,
en peintre malchanceux je vivrai.

Ne me pleurez pas, je saurai vivre
en cette fillette apprenant à lire
qui, dans un avenir brumeux,
sous ma frange rousse saura mes vers
par cœur comme une sotte. Je vivrai.
Ne me pleurez pas, je saurai vivre
en sœur plus charitable que de charité,
dans l’insouciance mortelle de la guerre,
sous la clarté de mon étoile,
quoi qu’il advienne, malgré tout je vivrai.
(I960)

Bella Akhmadoulina, Histoire de pluie et autres poèmes

Sonorité pressante

Sonorité pressante, depuis dix jours
je t’attends sur une route de campagne.
Et je t’attends encore sous la pleine lune.
Sonorité pressante, tu es là, tout près.
Viens tomber dans la fécondité de ma blessure.
Pourquoi te caches-tu en m’épiant?

Sonorité pressante, si lourde soit
ma faute, bien grande est ma douleur.
Quelle ouïe apprécies-tu, sinon la mienne?
La pleine lune me pardonne.
Mais nulle sonorité ne vient pour me guider.
Elle est absente. Pourquoi me fut-elle donnée?

Je ne partagerai ma lune avec personne,
elle n’aimera jamais que moi.
La lune découvre qu’elle est une avant-mort,
Sonorité pressante, je m’adonne
au jeu avec ton absence lunaire.
Sonorité pressante, pardonne-moi.

(Taroussa, 29-30 mars 1983)

Bella Akhmadoulina, Histoire de pluie et autres poèmes

Hiver

Ô geste de l’hiver,
d’une froideur appliquée.
L’hiver a quelque chose
d’une tendre médecine.

Puisque la maladie
lui tend les mains, confiante,
du fond de sa souffrance
et de l’obscurité.

Cher hiver, soigne-moi,
mon front sera marqué
du baiser curatif
de ton anneau glacé.

La tentation grandit
de me fier aux mensonges.
Dévisager les chiens
et enlacer les arbres.

Pardonner, comme par jeu,
d’un élan, dans un virage,
finir de pardonner
pour pardonner à d’autres.

Copier ce jour d’hiver
et son ovale vide,
Être à jamais en lui,
comme une simple nuance.

Et cesser d’exister,
faire naître au-delà du mur
non mon ombre, mais la clarté
que je ne cacherai plus.

(1961)

Bella Akhmadoulina, Histoire de pluie et autres poèmes

LEÇONS DE MUSIQUE

Dédié à Marina Tsvetaïva

J’aime ceci : comme à tout un chacun, Marina,
comme à moi,
d’un gosier frissonnant –
je ne dis pas : comme à la lumière, à la neige -,
cou tendu : on dirait que j’avale de la glace,
j’essaye de prononcer : comme à tout un
chacun,
on t’enseignait la musique. (Apprentissage vain !
faisant pleurer et rire Dieu,
vouloir apprendre au cierge les lois de l’éclairage.)

Deux obscurités égales ne s’entendaient pas :
le piano et toi, deux cercles impeccables,
dans le chagrin d’un sourd mutisme réciproque
supportant le langage étranger l’un de l’autre.

Deux sombres froncements unis
dans une rencontre insoluble et hostile :
le piano et toi : deux silences puissants,
deux faibles gorges : musique et parole.

Mais la prépondérance de ta solitude
est décisive. Le piano et toi ? Un prisonnier
de l’aphonie tant que dans le do dièse
un allié ne trempe pas son petit doigt.

Toi tu es seule. Personne pour t’aider.
Pour la musique ta leçon est difficile :
sans importuner d’objet blessant
ouvrir en soi le saignement du son.

Marina, prélude à l’enfance, au destin,
do mi, avant l’or des paroles amies,
, prélude à tout ce qui viendra après,
inclinaison commune de nos fronts pianistiques,

agrippée comme toi au tabouret,
ô carrousel, inanité de Gedike !
Faire tourner le rond qui siffle
autour du crâne et qui arrache le béret.

Marina, tout ça, c’est inventé pour faire joli,
au petit bonheur, en comptant sur la chance
de pouvoir crier pour une fois : je suis comme
toi !

Je crierais volontiers, mais voici que je pleure.

(octobre 1961)

Bella Akhmadoulina, Histoire de pluie et autres poèmes

Adieu

Adieu, adieu ! J’effacerai de mon front
ce souvenir: humide et tendre,
le jardin, plongé dans sa propre beauté
comme dans une tâche importante.

Adieu ! Tout passera : le jardin, la maison,
la discorde étrange de deux âmes
et le lent soupir amoureux
du chèvrefeuille près de la terrasse.

Au-dedans comme au-dehors
implantant la richesse de la nostalgie,
le chèvrefeuille inspirait à l’esprit
des pensées nébuleuses sur Proust.

Nous le regardions comme un feu de bois,
jusqu’au sommeil des yeux, jusqu’à la brume,
et la contemplation de ce buisson
équivalait à lire un livre merveilleux.

Entre nos deux cœurs le brouillard
bouillonnait ! Le chèvrefeuille et la rosée,
la peinture, le jardin et Swann
se rapportaient à la même souffrance

Entre Swann et jardin, paraissant tour à tour,
je rêvais d’un haut-de-forme à doublure verte,
du coucher de soleil à Combray,
de la voix d’une grand-mère amoureuse.

Adieu ! Mais que de livres et d’arbres
nous avaient confié leur intégrité
pour que la colère de nos adieux
les plonge dans la mort et l’inertie.

Adieu ! Nous faisons donc partie de ceux
qui tuent l’âme des bois et des bibliothèques.
Survivons à la mort de nous deux
sans pitié et sans passion.

(1968)

Bella Akhmadoulina, Histoire de pluie et autres poèmes

La Cerisaie (extrait)

Décrirai-je cela ? Je ne sais plus écrire…
Le monde est prisme, somme de disputes et d’hostilités.
La cerisaie fleurit à ma fenêtre :
ce jour de février si blanc en sept couleurs,
Jardin d’un jour despote à floraison précieuse.
Les yeux fermés que vois-je à la fenêtre ?
La neige du Jardin, plus audible que l’humaine sottise.
La Cerisaie ne berce pas de cerises,
non que le bûcheron lui promette l’éclosion d’un désert désolé.
Dès le début, l’union paraissait condamnée :
de la pensée et des inflorescences du décor visible.
Ainsi pensait Bounine : chacun pourra le lire
s’il le désire. Je le lis à cette heure.
Et plus le spectateur contemple le Jardin,
plus le Jardin conserve son secret.
Et peu importe ce que je lis dans la nuit,
qu’on le comprenne ou pas,
Le secret se révèle et se ferme. Combien de
temps peut-on se désoler sur le mystère que la nacre referme ?...

(février 2006)

Bella Akhmadoulina, Histoire de pluie et autres poèmes

Lenteur
À Nadejda Mandelstam

Je le remarque : la vie est fragile,
elle va se rompre. Mais je remarque aussi
inévitablement : l’heure n’est pas venue
encore de se hâter, on peut prendre son temps.

Avant j’avais peur, j’allais vite :
aujourd’hui je suis, serai-je à nouveau ?
Je condamnais ma bougie à mort
au nom du sens vain de la nuit.

Je me sentais plus intelligente
que personne. La neige s’égrenait.
De cette époque me reste une bosse
sur le médius perclus de labeur.

Je lis ce qu’il a su extraire
avec ennui et sans compassion,
et je pardonne : on aime la jeunesse
et j’étais jeune alors.

Je suis revenue de cette vie hâtive.
Dans mon âme affluent des vérités simples.
Le moyen de conscience est déjà choisi
et ne dépend plus de mon bon vouloir

Et l’an viendra, et cet instant viendra tout seul :
sens inopiné, tendresse, sommet de l’âme...
Il ne manque qu’un rien dérisoire.
Tout le reste déjà s’est accompli.

(1972)

Bella Akhmadoulina, Histoire de pluie et autres poèmes

à la mémoire d’Ossip Mandelstam

À l’époque où le scélérat
est un banal habitant des rues,
si dangereusement fragile, un Juif
en qui Russie et musique s’éveillent.

Introduction : une silhouette cassante,
coupable d’esbroufe gracieuse.
L’orée du siècle. Jeunes années.
Été humide à Helsingfors.

Est-elle Dieu ou demoiselle ? Prière
à des centaines de verstes d’un amour confus.
Il l’admire ! Le génie de son front
est voilé d’une mèche timide.

Mais le siècle veut festoyer !
Torturé, il cherche un prétexte :
et Petrograd à Pétersbourg
ne laisse que l’agonie de Blok.

Il le savait, il a parlé d’un signe,
du siècle bondissant sur ses épaules.
Que pouvait-il ? Pauvre et nu,
face au miracle de ses mots accomplis.

Son gosier, entamant une parole
inouïe, s’ouvrait si grand
qu’il suffisait pour le couper
d’un moindre effort du quotidien.
Pour lui : un honneur tout particulier,
à la double joie mauvaise des cieux :
un poète à la bouche bâillonnée,
et un gourmand privé de pain.
Les mémoires le disent : « Mandelstam
aimait les gâteaux. » Quel bonheur
de l’apprendre. Mais je n’ai plus envie
de respirer. C’est d’ailleurs inutile.
Ainsi donc, être un créateur
aux mains tordues derrière le dos
et un cadavre dépourvu de nom
semblait insuffisant pour son martyre ?
Jusque dans la mort, connaître
le malheur des appétits d’enfant
toujours inassouvis, frivoles
au point de survivre à l’enfer ?
Dans mon cauchemar, au paradis
où il habite, où je le cache,
il est rassasié ! Je le nourris
d’immenses pâtisseries. Et je pleure.

(1967)
Bella Akhmadoulina, Histoire de pluie et autres poèmes

La nuit où tombent les pommes

A Semion Lipkine

C’est la mi-août déjà. Sur les talus,
le soir, des châles légers se promènent.
Il est temps pour les nobles guêpes
de jouer les pique-assiettes en cuisine.

Comme les femmes lisent le sort des confitures -
vigilante paresse, aveugle attention -,
je regarde par la fenêtre où habite le temps,
masqué en écoulement finissant de l’été.

Seule une image littéraire s’offre
au festin des guêpes: point de fruits au sucre.
Une mixture plus puissante mijote ici,
qui d’un œil innocent vous dévore tout vif.

Un tel été jamais ne m’arriva.
- Ça n’arrivera plus! m’assure quelqu’un.
Je sursaute: une pomme est tombée
pour consolider ce verdict.

Mon cœur effarouché part au trot de la vie,
le pauvre: il bat si minutieusement.
Se pourrait-il que le néant si proche
soit bavard comme une sotte voisine?

Mais non, c’est août, et les pommes qui tombent.
Je n’ai pas reconnu le sens de cette chute.
Au refus de comprendre répond, agacé,
l’incontestable martèlement contre le toit.

Qu’il en soit donc ainsi. Mieux vaut faire court.
Je veille la nuit de la chute des pommes.
Croquante, piétinant la terre féconde,
la vie gentille rentre de promenade.

(Tarousse, 15-25 août 1981)

Bella Akhmadoulina, Histoire de pluie et autres poèmes

Histoire de pluie partie 5

L’hôtesse...

L’hôtesse, à dire vrai,
n’aurait pas dû m’aimer en toute logique,
mais la timidité de se montrer vieux-jeu
l’en empêchait un peu, en quoi elle avait tort.

- Comment vous portez-vous ? (Ah, l’éclat de l’orage
dompté dans la fine gorge de l’orgueilleuse !)
- Merci, dis-je, je me suis roulée dans la fièvre
comme une truie se roule dans la boue.

(Quelque chose ne va pas chez moi. Pourtant,
je m’apprêtais à dire en inclinant la tête :
- Ma vie est agitée, mais cependant glorieuse,
d’autant que je vous vois une nouvelle fois.)

Elle énonce :
- Il faut que je vous gronde.
Avec un tel talent !
Venir à travers pluie ! Et marcher aussi loin !
Et tous de s’exclamer :
- Au feu. Conduisez-la au feu !

- Un jour, en d’autres temps,
sur une place parmi la musique et les cris,
nous aurions pu nous voir au roulement du tambour,
et vous auriez crié :
« Au feu, jetez-la donc au feu ! »

Pour tout ! Et pour la pluie ! Pour l’après et l’avant !
Pour la nécromancie de deux prunelles noires,
et pour les sons, tels des noyaux de cerises,
qui jaillissent des lèvres sans effort.

Je te salue ! Vise-moi de tes bonds.
Mon frère feu, mon chien aux mille langues !
Lèche mes mains dans ta grande tendresse :
toi aussi tu es Pluie ! Humide est ta brûlure !

- Ce monologue est quelque peu bizarre,
réplique mon hôte vaguement offusqué.
Mais après tout : vive la jeunesse en herbe !
La nouvelle génération me plaît.

- Surtout ne m’écoutez pas ! je délire !
dis-je. La Pluie en est fautive.
Tout ce jour, elle m’a tourmentée comme un démon.
Oui, cette Pluie est cause de mes ennuis.

Soudain, je vois à la fenêtre
ma Pluie fidèle et seule, sanglotante.
Et vient nager dans mes yeux en deux larmes
la trace de la Pluie restée en moi."

(Tbilissi-Moscou1962)

Bella Akhmadoulina, Histoire de pluie et autres poèmes

La vue de mon malheur....(Histoire de Pluie numéro 13)

La vue de mon malheur effarouche les passants
Je leur dis :
– Ce n’est rien. Laissez donc.
Ça passera bientôt.
Sur l’asphalte sec,
J’embrasse une tache d’eau.

La nudité de la terre chauffe à blanc.
Autour de la ville l’horizon est rose.
Et le service météo terrorisé
ne prévoit aucune précipitation, jamais

.
(Tbilissi-Moscou, 1962)

Bella Akhmadoulina, Histoire de pluie et autres poèmes

Autres traductions

Le long de ma rue (extrait)

Le long de ma rue, cette année-là,
Résonnent des pas, mes amis s’en vont.
L’absurde départ de mes amis
À cette obscurité derrière les fenêtres, correspond.

O solitude ! Comme est dur ton caractère,
Étincelant tel un compas de fer,
Comme tu clos froidement le cercle,
De certitudes vaines, ne t’encombrant pas.

Laisse-moi me mettre sur la pointe des pieds dans ta forêt,
À cette extrémité du geste ralenti.
Trouver le feuillage et, du visage, le rapprocher,
Et ressentir l’abandon tel une félicité.

Accorde-moi le calme de tes bibliothèques,
De tes concerts, les motifs sévères
Et, sage, j’oublierai ceux
Qui sont morts ou ont terminé leur temps, vivants.

Et la sagesse et la tristesse, je connaîtrai.
Leur sens secret, me confieront, les objets,
La nature, sur mes épaules, s’épanchant,
Découvrira ses secrets d’enfant.

Et puis là, des larmes, de l’obscurité,
De la pauvre ignorance du temps passé,
De mes amis, de merveilleux traits
Apparaîtront et se dissolveront à nouveau.

Traduction : Sarah P. Struve.

Donc, finalement je dirai

Donc, finalement je dirai
Adieu! Tu n’es pas obligé de m’aimer
Je deviens folle ou
Je tombe en démence
Comment as-tu aimé? Tu as goûté la
mort, mais c’est autre chose.
Comment as-tu aimé? Tu as tout détruit,
détruit si maladroitement
Donc, finalement je dirai...
Le travail d’un petit temple administre
encore, mais les bras sont tombés
Et les odeurs et les sons s’envolent
comme une volée en biais
Donc, finalement je dirai
Adieu! Tu n’es pas obligé de m’aimer
Je deviens folle ou
je tombe en démence
Donc, finalement je dirai...
(Romance tirée du film La romance cruelle d’Eldar Riazanov)

Bibliographie

En français

Histoire de pluie et autres poèmes, choisis et traduits par Christine Zeytounian-Beloüs, Poésie Buchet - Chastel (Editions) 2009

En russe

La corde (Struna) 1962
Ma généalogie (Moya rodoslovnya) 1964
Histoire de pluie (Skazda o dozde) 1964
Fièvre1968
Leçons de musique (Uroki muziki) 1969
Poèmes (Stikhi) 1975
Secret (Taina) 1983
Poèmes choisis 1988
Rangée de pierres, poèmes 1957-1992, 1995
Un bouton dans une tasse chinoise 2001