Bernard Noël

L’homme du parler sensible et du refus

« S’intérioriser à l’extérieur sans le savoir. »

La vie ne se trouve-t-elle pas changée
si nous éradiquons d’elle l’impensable
est-ce bien un cerveau que j’ai en tête
est-ce bien du sang qu’expédie mon cœur
est-ce bien moi qui dit je
tout à coup nous entendons des mots
et c’est aussi des mots que nous avons
en bouche
et non plus de fantôme de réalité.

Il parle sensible, il parle l’abrupt. Il, c’est Bernard Noël qui là à Ombres Blanches lit ses textes.
Il semble ailleurs, sa voix est lente, très basse, très attentive au rythme du verbe. dans ses peintures qu’il aime tant et qu’il transmet presque physiologiquement dans ses textes (Zao Wou-Ki, Olivier Debré, David, Géricault, Magritte, André Masson...)

Il marche en solitaire arpentant l’espace du poème, la scène du théâtre où Michel Matthieu parvient à incarner ses songes.
La prose vient au poète, la poésie vient à Bernard Noël, hautaine et tranchante. Elle se mérite.

Bernard Noël est un livre de questions qui interroge l’homme, la littérature, le vide. Il lance la scansion du rythme, l’aveuglement des images.

Lire Bernard Noël

Yves Charnet dans sa lettre à Bernard Noël de 1977 plante les enjeux :
« De l’énergie picturale au rythme verbal. Vous êtes un de ces écrivains que l’on met longtemps à déchiffrer. Chaque livre plante dans la mémoire une banderille douloureusement précise. Une période de cicatrisation est nécessaire pour passer au suivant. Et ressentir organiquement le lien que chaque poème, roman, essai noue avec l’ensemble de ce qui s’impose alors comme une œuvre dans la bruissante profondeur de laquelle on peut, et comme sans fin, s’enfoncer. Encore aujourd’hui je suis loin d’avoir, comme on dit, tout lu. »
Moi non plus, loin de là. Je sais pourtant confusément que les mots de Bernard Noël veulent désigner l’abîme. Mais on sait reconnaître ce qui sont sous l’étoile écarlate de la rage d’écrire. Et surtout Bernard Noël est un regard, regard d’oiseau lointain qui fut jadis oiseau de proie. Regard lucide et désespéré. Il y a de l’éthique dans sa marche, dans son verbe. Sa prose se souvient de son voyage en poésie. Il semble parfois nous dire que « si le suicide non plus n’en valait pas la peine ? »

Le temps lui cogne dessus, à nous aussi. Sa lente violence est sa réponse. Il mature une œuvre au noir : Le noir est la seule couleur intérieure et le seul savoir est d’en faire une porte.

Il écrit dans les TGV, il écrit sur l’azur l’ayant abandonné. Il se souvient de Georges Bataille, il est « l’œil ».

« La poésie n’est pas visuelle, mais elle est obsédée par le visuel ».

Il est avant tout un peintre qui ne tient que les pinceaux en forme de pinces coupantes des mots. Il sait inventer les contenus faux du roman, mais il ne pense dire vrai que dans les poèmes. Il donne à toucher, il donne à palper le tissu rugueux du monde. Il a entrepris il y a longtemps une marche vers l’effacement, il continue lentement. Il donne le droit au dehors d’entrer dans la poésie. Il ouvre les fenêtres à la déréliction. Sa violence se tient prête à bondir. Des signes à peine marqués sont les balises du vide.

L’empreinte du visuel, la rage de l’inquiétude

Un état de rage est présent. Une volonté à lui l’homme du granit de l’Aubrac (il est né le 19 novembre 1930, à Sainte-Geneviève-sur-Argence, dans l’Aveyron), « d’élucider ce qui l’inquiète. ». Et pourtant sa poésie est de profil jouant avec les pierres d’air.
Elle est un corps à corps avec la vie, une résistance à l’instantané de l’image.
« Rendre l’empreinte verbale de l’empreinte charnelle, voilà ce que je cherche. »
Une tentative ultime d’être humain : « Être humain est un long travail d’illusion. »

Il se souvient aussi de Maurice Blanchot qui lit régulièrement en public. Il sait alors qu’il n’y a plus d’infini, mais que de l’interminable. Et être homme sait vouloir assumer cet interminable. Au monde nous avons tous reçu notre Arrêt de Mort, il importe donc de marcher. Bernard Noël marche beaucoup, voyage beaucoup, disparaît souvent, réapparaît parfois dans l’inattendu. Il se veut au monde, à la recherche de l’identité du monde. Il croit que la littérature va disparaître très bientôt, il ne restera que la fraternité des mots.
Face aux images des tours du W.T.C qui s’effondrent Bernard Noël s’interroge. La castration mentale qu’il dénonce est proche.

« Écrire : c’est comme s’effondrer au-dedans. », Bernard Noël a fait sienne cette phrase, et sans bruit quelque chose s’effondre dans ses mots, ses poèmes sont là comme des ruines, le souffle du vent passe sur la lande de sa prose. Pas de bruyère, peu de tendresse, nous assistons au secret des chutes intérieures. Bernard Noël est énigmatique.
Il fait pleuvoir des mots, tous ses mots ont son empreinte verbale, sa chair, son souffle. Il lutte contre l’impuissance de son temps.

Le corps est un langage pour moi. Un langage qui m’a permis de réarticuler les mots ensemble, en me référant à quelque chose de déjà précis, de déjà fondé, le corps. Quelle porte ouverte sur quel vide, étreinte avec quel extrême, pour nous réservée ?

Bernard Noël a donc écrit essentiellement pour cela : Écrire : faire le vide pour qu’une précipitation soit possible. Il écrit pour les fenêtres, pour la verticalité.

La précipitation a eu lieu, sur la neige dangereuse du papier blanc les mots de Bernard Noël suivent leur chemin d’homme.

Il n’y a plus d’infini. Il y a de l’interminable. Le problème de l’homme est d’assumer cet interminable.
(Bernard Noel)

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Grand arbre blanc

à l’Orient vieilli
la ruche est morte
le ciel n’est plus que cire sèche

sous la paille noircie
l’or s’est couvert de mousse

les dieux mourants
ont mangé leur regard
puis la clef

il a fait froid

il a fait froid
et sur le temps droit comme un j
un œil rond a gelé

grand arbre
nous n’avons plus de branches
ni de Levant ni de Couchant
le sommeil s’est tué à l’Ouest
avec l’idée de jour grand arbre
nous voici verticaux sous l’étoile

et la beauté nous a blanchis

mais si creuse est la nuit
que l’on voudrait grandir
grandir
jusqu’à remplir ce regard

sans paupière grand arbre
l’espace est rond
et nous sommes
Nord-Sud
l’éventail replié des saisons
le cri sans bouche
la pile de vertèbres grand arbre
le temps n’a plus de feuilles
la mort a mis un baiser blanc
sur chaque souvenir
mais notre chair
est aussi pierre qui pousse
et sève de la roue

grand arbre
l’ombre a séché au pied du sel
l’écorce n’a plus d’âge
et notre cour est nu
grand arbre

l’œil est sur notre front
nous avons mangé la mousse
et jeté l’or pourtant
le chant des signes
ranime au fond de l’air

d’atroces armes blanches qui tue
qui parle le sang
le sang n’est que sens de l’absence
et il fait froid grand arbre
il fait froid
et c’est la vanité du vent

morte l’abeille
sa pensée nous fait ruche
les mots
les mots déjà
butinent dans la gorge

grand arbre
blanc debout
nos feuilles sont dedans
et la mort nous lèche
est la seule bouche du savoir

***

dans le ciel buée blanche au levant buée
rose au couchant Vénus marque le plus haut
la bouche d’ombre a mangé saint jean et moi
chassé par le noir de la chapelle grecque
je suis seul sur la passerelle de planches
j’attends la fin et l’autre commencement
le Blanc est gris un fantôme ourlé d’écume
grand silence partout puis un grillon gratte
sa crécelle pas de pensée la présence
du présent tout à coup un roulis d’averse
dans la proche montagne un torrent d’air
qui n’est plus qu’un souffle en arrivant ici
trois étoiles pointent je leur prête des noms
elles sont en fait le timon du chariot
une lueur grandit derrière l’église
mon visage attend son flot avec ferveur
ô qu’il baigne dans mes yeux la vie passante
et que cette lune soit la renversante
qui fera venir le corps au bout du nom
mille étoiles à présent et le bleu noircit
on dirait que le plus profond fait surface
et met sur elle ce qu’il gardait dessous
la lune est cachée derrière une coupole
la corniche en fait rejaillir la lumière
comme fait une pierre sous un jet d’eau
l’aplat des planches est un velours de chaleur
je m’allonge dessus la nuque posée
sur un morceau de marbre et vient le sommeil

quand la pleine lune perce mes paupières
elle est au milieu du ciel et c’est un point
une roue d’or un œil au sommet du Blanc
mais qui lune ou roc fait jaillir l’aura blanche

Le Reste du voyage, P.O.L, 1997
© Bernard Noël

Bibliographie

Aux éditions P.O.L

Portrait du monde, 1988
La Reconstitution, 1988
Onze romans d’œil, 1988
Journal du regard, prix France Culture, 1988
L’Ombre du double, 1993
Le Syndrome de Gramsci, 1994
Le Reste du voyage, 1997
La Castration mentale, 1997 La langue d’Anna, 1998
Treize cases du je, 1998
Magritte, 1998
La Maladie du sens, 2001
La Face de silence, 2002
La Peau et les Mots, 2002
Romans d’un regard, 2003
Un trajet en hiver, 2004
Les Yeux dans la couleur, 2004
Le Roman d’un être (sur Roman Opałka), 2012
Le livre de l’oubli, 2012
Monologue de nous, 2015

Aux éditions Flammarion

La Face de silence, prix Antonin-Artaud 1967
Les Premiers Mots, 1973
Treize cases du je, 1975
Magritte, 1977
Le Dictionnaire de la Commune, nvlle édition augmentée, collection « Champs » (2 tomes), 1978
Le 19 octobre 1977, 1979
Le Château de Cène, 1979
La Chute des temps, 1983
Poèmes 1, Hors collection, 1983
Olivier Debré, 1984
Géricault, 1991
U.R.S.S. aller retour, 1992

Aux éditions Fata Morgana

À vif enfin la nuit, 1968
Une messe blanche, 1977
Le Double Jeu du tu, coécrit avec Jean Frémont, 1977
Le Château de Hors, 1979
D’une main obscure, 1980
La Moitié du geste, 1982
L’Été langue morte, 1982
La Rumeur de l’air, 1986
Souvenir du pâle, 1997
Le Tu et le Silence, 1998

Chez d’autres éditeurs

Les Yeux chimères, Caractères, 1955
Extraits du corps, Minuit, 1958
Le Lieu des signes, Pauvert, 1971
Le Château de Cène, Pauvert, 1971
Le Dictionnaire de la Commune, Hazan, 1971
L’Outrage aux mots, Pauvert, 1975
Lecture du chilom, Brandes, 1977
Bruits de langues, Talus d’Approches, 1980
L’enfer, dit-on..., Herscher, 1983
Le Sens, la Sensure, Talus d’approche, 1985
Trajet de Jan Voss, André Dimanche, 1985
Marseille New York, Ryôan-Ji, 1985
Fables pour ne pas, Unes, 1985
La rencontre avec Tatarka, Talus d’Approches, 1986
Matisse, Hazan, 1987
Olivier Debré, Area, 1988
Extraits du corps, Unes, 1988
Le Lieu des signes, Unes, 1989
Arbre, portrait, Argraphie, 1991
Le Dieu des poètes, Paupières de terre, 1991
Le Château de Cène, Jérôme Martineau, 1992
Le Château de Cène, Gallimard, 1993
La Chute des temps, Poésie / Gallimard, 1993 La Castration mentale, Ulysse fin de siècle, 1994
La Maladie de la chair, Petite bibliothèque Ombre, 1995
L’Espace du désir, L’Écarlate, 1995
Le Roman d’Adam et Ève, L’Atelier des Brisants, 2001