César Vallejo

Une alchimie de l’incandescence et de la révolte

Jamais, hommes humains,il n’y eut dans la poitrine, au revers de la veste, dans le portefeuille,tant de douleur,dans le verre, dans la boucherie, dans l’arithmétique!jamais tant de tendresse douloureusejamais si proche du si lointain assaut,jamais le feu jamaisne tint mieux son rôle de froid mort!.....le malheur s’accroît, frères hommes. César Vallejo.

Jorge Semprun parlait de son ami César Vallejo comme « le plus grand poète latino-américain du XXéme siècle ». Il en faisait son frère de sang, un « rouge espagnol », comme lui.

César Vallejo est un poète péruvien d’avant-garde, une sorte de Vladimir Maïakovski andin, grand innovateur du langage littéraire, et pourfendeur des lâchetés humaines.
Il était ce poète avec « une âme avide d’infini, assoiffé de vérité ». Ce qui le poussait aussi bien vers une foi profonde dans la religion que dans le communisme, dont il ne voyait pas les dérives, tout ancré à sa conviction.

Mais il était surtout un poète de l’exil.
Et il semblait avoir épousé l’Espagne et sa cause dans la guerre civile, en deuxième noce de feu.
Il avait mal au monde et à ses injustices.
« Je n’ai pas mal en tant que César Vallejo. Aujourd’hui je n’ai pas mal en tant qu’artiste, qu’homme ou simple être vivant. Je n’ai pas mal en tant que catholique, athée ou mahométan. Aujourd’hui j’ai simplement mal…Si je ne m’appelais pas César Vallejo, j’aurais tout aussi mal…Aujourd’hui ma souffrance vient d plus bas…Ma douleur se suffit à elle-même. Aujourd’hui ma souffrance vient de plus haut.
Aujourd’hui j’ai seulement mal… »

Il avait haussé la voix en poésie afin d’offrir sa solidarité aux exclus, à l’Espagne martyrisée, « notre mère l’Espagne », à tous les enfants du monde en fait.
Il voulait faire naître le printemps rouge pour sauver tous les demains, pour les hommes, malgré les hommes. La poésie devient un couteau contre l’oppression.
« Comment parler du non-moi sans hurler ? » se demandait-il, quand face à toutes les misères de la vie quotidienne on ose parler de poésie et d’art, quand tous les malheurs s’empilent et que la beauté, les métaphores, ne signifient plus rien contre la misère des jours.
Aussi parfois le pessimisme le surprend au cœur de ses combats.
Un critique a magnifiquement parlé de Vallejo :
Pour entrer dans Vallejo, on peut aller voir sa tombe au cimetière du Montparnasse, douzième division. Il y a un bac de roses fanées, un tout petit angelot de plâtre, plusieurs cartes postales et de visites latino-américaines récentes, avec ou sans tickets de métro, abîmées par la pluie. On lit en espagnol des mots comme «éclairs de tendresse», toute l’admiration des voyageurs pour celui qui écrivait : «S’il pleuvait cette nuit, je me retirerais à mille ans d’ici.» Il pleut, mais il est là...Une main a déposé sur la stèle, sous un gros caillou, ce mot détrempé : «Pour aimer Vallejo, il faut le lire.» Il fallait donc le traduire. …Toute traduction bute, sur le rythme, les sonorités, les néologismes, les tendres violences intérieures faites à l’espagnol. Traduire Vallejo, c’est comme traduire Rimbaud : chaque poème pourrait faire l’objet de versions toujours refaites, toujours insatisfaisantes, jusqu’au moment où l’on rêverait la dernière, l’idéale, celle qui rend justice au cœur de la langue, puis on mourrait avant de se réveiller pour l’écrire. (Philippe Lançon - Libération du 14 mai 2009).

César Vallejo est l’homme de sa terre péruvienne, mais surtout l’homme universel de l’exil. L’homme de la parole offerte et redonnée aux autres.
Il a très peu publié de son vivant, deux recueils seulement de poèmes - Les hérauts noirs (1919) et Trilce (1922) - dans son pays natal, et par la volonté de sa femme Georgette des textes rédigés pendant l’exil européen et qui paraîtront à titre posthume: Poèmes en prose et Poèmes humains, auxquels s’ajoute Espagne, éloigne de moi ce calice, la suite qu’il avait composée dans les derniers mois de sa vie, après son séjour aux côtés des républicains espagnols. C’est donc l’homme de quatre livres seulement. Mais il crée tout un monde dans ce petit espace.
Homme précaire, souvent malade, toujours pauvre, il a été admiré et aidé par quelques amis : Pablo Neruda, Octavio Paz, Picasso, Aragon, Jorge Semprun, Federico García Lorca, Rafael Alberti, Juan Gris, Tzara, Desnos, Reverdy, Breton…

Lui qui voulait « épier son ombre hors de son ombre » aura contemplé le monde et voulu le changer. Fusionnel entre le Christ et Marx, il aura réalisé une alchimie de l’incandescence et de la révolte. De son monde andin, il s’est élevé à une portée universelle.

Une vie à hauteur d’homme

« En fin de compte, je ne possède pour exprimer ma vie, que ma mort.Et après tout, au bout de la nature étagée et du moineau tout d’une pièce, je dors main dans la main avec mon ombre » (Novembre 1937).

César Abraham Vallejo Mendoza est né le 16 mars 1892 au Pérou à Santiago de Chuco (centre nord du Pérou), village minier situé à 3.500 mètres d’altitude.
Dernier né d’une famille de onze enfants, ses parents d’origine indigène et espagnole, voulaient le dédier à la prêtrise, d’où l’imprégnation biblique de ses premiers poèmes. Les grands-mères de Vallejo étaient des Indiennes Chimu et ses grands-pères étaient parait-il desprêtres catholiques espagnols.
« J’étais le plus jeune de onze enfants et j’ai grandi dans une maison saturée de dévotion religieuse. »

Mais malgré son poussée éducation catholique, et encouragé à devenir un prêtre, il découvre qu’il ne pouvait adhérer à l’exigence de célibat. Il reste étroitement lié au cercle familial, surtout auprès de sa mère qu’il adorait.
Travaillant pour payer ses études, il est en contact avec la dure réalité sociale des travailleurs.
« Entre 1908 et 1913, j’ai démarré et arrêté plusieurs fois mes études collégiales, dans le même temps de travail en tant que tuteur et dans le département des comptes sur une grande plantation de sucre. A la plantation de sucre, j’ai vu des milliers de travailleurs arrivant dans la cour à l’aube pour travailler dans les champs jusqu’à la nuit pour quelques cents par jour et une poignée de riz. »

Vallejo a lutté pour obtenir une éducation, mais a réussi à poursuivre ses études, malgré son manque d’argent.
En 1910, à Trujillo, il assiste son père gouverneur et voit la pénible vie des mineurs de Quiruvilca qu’il évoquera dans son roman prolétarien « Tungstène ». Il étudie la littérature à l’Universidad de la Libertad de Trujillo.
En 1912, quittant l’École de Médecine de Lima, il est caissier à la plantation de sucre "Roma" dans la vallée de Chicama et voit la cruelle exploitation des Indiens. En 1913, à Trujillo, il reprend ses études de lettres et de droit, et travaille comme professeur. Il s’initie à la pensée de Marx, Darwin, et des philosophes rationalistes.
En 1915, il est diplômé, le sujet de sa thèse :« Le romantisme dans la poésie castillane ».

En 1916, il forme le « Groupe Nord», avec de jeunes intellectuels bohèmes de Trujillo. Il publie ses premiers poèmes dans les journaux locaux.
En 1917,à Lima, il obtient à l’Université de San Marcos un doctorat en Sciences Humaines et droit.
En 1918, il est professeur au Colegio Barros de Lima, suite à une liaison jugée scandaleuse et non conclue par un mariage. Il perd son poste. Sa mère meurt en août, à Santiago de Chuco.En 1919, il publie son recueil de pèmes « Les Hérauts noirs ».
Revenu en août 1920 à Santiago de Chuco, sa générosité impulsive le fait intervenir dans un conflit local entre bandes. Arrêté injustement, il est emprisonné à Trujillo pendant quatre mois. Il en sera durablement marqué, et écrira de nombreux poèmes en prison.
Sorti de prison le 26 février 1921, il part à Lima recevoir un prix littéraire pour son conte « Par delà la vie et la mort ».Il imprime son second volume de vers, Trilce en 1922, recueil de poésies d’avant-garde, qui ne recueille aucun succès.

Déçu par son pays et toujours traumatisé par son expérience carcérale, Vallejo s’embarque pour l’Europe en juin 1923 sans un sou. Ignorant la langue, sans ressources et relations, sans perspectives, il arrive en juillet à Paris, le vendredi 13. Pour fuir, pour se découvrir :
«S’il pleuvait cette nuit, je me retirerais à mille ans d’ici.»

Jusqu’en 1930 il mène à Paris une vie laborieuse et difficile, il survit misérablement de traductions et de petits travaux, nouant des relations avec des peintres ou des écrivains, se consacrant aussi au journalisme.
En 1924 il apprend le décès de son père par les journaux et continue de mourir presque de faim.
En 1925 il part pour Madrid pour travailler pour un magazine « Lima mondiale ».Il se lie à Paris avec Georgette Marie Philippart, âgée de 18 ans et vivant avec sa mère dans un appartement en face de son hôtel.
En 1928, il fait son premier voyage en Russie. De retour à Paris, il fonde la cellule parisienne du Parti socialiste du Pérou, et il s’engage activement politiquement.
En 1929, il s’installe avec Georgette, et fait avec elle un second voyage en Russie en s’arrêtant dans de nombreuses capitales. De retour à Paris, il devient le correspondant officiel du journal « El Comercio » et s’absorbe dans le journalisme.
En 1930, il se rend à Madrid pour la publication de « Trilce » marquant la découverte de sa poésie en Espagne. Il est expulsé de Paris, accusé de propagande communiste. Avec Georgette, il retourne à Madrid où il est témoin de la chute de la monarchie et la proclamation de la deuxième République espagnole (1931). Il se lie à de grands écrivains espagnols dont Federico García Lorca, Rafael Alberti…
Il publie en 1931«Tungstène » roman prolétarien, et un livre de récits et d’essais sur la Russie : « Réflexions au pied du Kremlin», louanges de l’URSS sans nuances et assez aveugles envers les crimes staliniens.
En octobre 1931, il va une dernière fois en Russie pour participer au Congrès International des écrivains solidaires avec le régime soviétique.
En 1932, il retourne à Paris clandestinement, pour faire lever la restriction précédente. Georgette est hospitalisée. En 1933, Vallejo erre à travers les pensions et les hôtels à Paris, et sa situation est très difficile. Il est toléré en France à condition de ne pas militer, ce qu’il fait en cachette.
Ses poèmes s’accumulent dans les tiroirs, où depuis 1928, se trouvent «Poèmes en prose». Il doute de la poésie : « A quoi bon écrire des poèmes ? Pour quoi et pour qui? Pour un tiroir? » Et parfois le désespoir gagne.

« Garder un jour pour quand il n’y en aura pasune nuit aussi pour quand il y en aura…de la même façon je me donne beaucoup de malpour ne pas crier ou pleurer, car les yeuxont, indépendamment de nous, leurs faiblesses. » (Poèmes humains)

En 1934, il épouse Georgette, mais la situation du couple empire au niveau financier.
En 1936, la guerre civile espagnole éclate, il travaille avec enthousiasme à la fondation du "Comité ibéro-américain pour la défense de la République espagnole» et à son porte-parole, le bulletin "Nouvelle Espagne".
En juillet 1937, il voyage en Espagne pour participer au Congrès international des écrivains antifascistes, et visite le pays
En 1938, en poste à Paris comme professeur, il est hospitalisé pour épuisement. Vallejo crie dans le délire de sa fièvre, «Je vais en Espagne! Je veux aller en Espagne! »
Il décède le 15 avril d’une crise de malaria, dont il a souffert enfant. Son éloge funèbre est prononcé par Louis Aragon. Le 19 avril, ses restes sont transférés au cimetière de Montrouge.
En 1970, Georgette Philippart, réalise le rêve du poète en déménageant ses restes au cimetière Montparnasse en 1960 et écrit son épitaphe:
«J’ai beaucoup de neige, vous aurez donc le sommeil.»

La violence des heures de sa poésie contre l’aliénation

Morte, mon éternité, et je suis là, qui la veille (La violence des heures)

La langue de Vallejo, qui certes se souvient de la poésie de l’âge d’or espagnol et aussi du surréalisme est coupante, forte, porteuse de plaintes lourdes « débordant de telle plénitude que pleurer pour elle et sourire serait trop ». Sa langue angulaire, lumineuse, peut descendre dans la rue et se faire entendre de tous malgré sa difficulté, car elle est intense.
Avec ses mots souvent étranges, sa langue pleine de néologismes, de torsions de la langue espagnole, nait une violence et «le sang s’ameute dans le thermomètre ». Et la puissance de son verbe, parfois au ras du quotidien, parfois dans des légendes péruviennes ou marxistes, est saisissante, foudroyante.

Elle est embrasée, fusion entre le poétique et le politique, poing levé parfois, pessimiste souvent. Pauvre et errant à Paris, vivant sur les bancs et dans la rue, il conserve orgueilleusement sa flamboyance, sa fièvre créatrice. Loin de sa terre natale, c’est la langue, la langue espagnole qui le relie à la communauté des hommes.
Il emploie un langage proche du quotidien et fuit les métaphores. Les mots de l’âme côtoient ceux du quotidien et même du trivial. Il parle souvent d’organes sexuels, d’intestins, de pantalons, de la pluie incessante dans ses poèmes, de la vie élémentaire en somme.
Avec des mots forgés, inventés, des mots directs aussi, il façonne le monde.

Il place son identité propre dans l’humanité entière. Son univers est aussi fait de départs, de pauvreté, lui qui fut la plupart du temps dans une misère noire, mais aussi de la chaleur et la beauté des femmes, du souvenir ému de ses parents, de la mort très souvent.

La voix de Vallejo est unique, imprécatrice parfois, dénonciatrice toujours, bouleversante. Il aura mis ses paroles pour tous plus en avant que son propre destin. Il savait exprimer la transgression, la colère, mais surtout l’authenticité absolue, issue du monde inca, chrétien et marxiste.
Il n’a pas connu la même gloire que le chilien Pablo Neruda, car il est de lecture difficile et « désarticule la langue espagnole ».

Il jongle souvent avec les mots et ne se laisse pas aller aux métaphores séduisantes, non, il cogne au réel :
Il est huit heures du matin, à la crème de sorcière...Il fait froid... Un chien s’en va en rongeant les os d’un autrechien qui existait auparavant... Et un combat que j’ai étoufféavec des capsules de silence commence à crier dans mes nerfs. (Crise de nerfs de l’Angoisse)
Il y a dans sa poésie une force élémentaire, motrice, hurlante de vie, une petite cosmologie de la destinée humaine.
Lui qui écrit dans la langue des conquérants, des bourreaux, l’espagnol, il connaît l’absence de l’absence de son monde indigène inca dans cette langue. Et puis elle sera pour lui la langue de sa chère Espagne en lutte en 1936.
Il est autant le paria de cette langue que le paria au monde, jusqu’à son agonie dans la misère à Paris. Il est le poète des fractures, du néant qui s’avance. Et lui jadis immergé dans la religion, mais profondément communiste jusqu’à l’os, mourra un Vendredi saint !

Totalement original, empli de compassion pour l’humanité souffrante, César Vallejo est un poète tragique et fraternel, voulant étancher les douleurs, pris dans un sentiment de culpabilité, se croyant aussi responsable de la souffrance des autres. Angoisse et nostalgie sont aussi présentes dans ses mots.

Lui qui injustement fit de la prison à Trujillo, lui toujours militant politique en exil et pourchassé, effrayé en tant que témoin de la guerre civile espagnole dévastatrice, pauvre et toujours malade, savait ce que voulait dire la pitié au monde et aux hommes.
Chacun de nous mourrons ensemble, afin qu’ensemble sera tarie notre noble amertumeet nos lèvres mortes puissent se toucher dans l’ombre.

Sa courte vie aura été un combat contre l’aliénation.

Chacun de ses poèmes est un acte de conscience qui implique la reconnaissance de la douleur, du désespoir, mais aussi du réconfort des damnés de la terre.

Laissez-moi ! La vie m’a frappé aujourd’hui en plein dans ma mort. Et maintenant je vais mourir et non vieillir.
Je mourrai de vie et non de temps
(La découverte de la vie, 1926)

Gil Pressnitzer

Sources pour la biographie Georgette Vallejo et le site Voyage et Tourisme au Pérou
Pour l’œuvre : Poèmes humains, Espagne, écarte de moi ce calice, traduction François Maspero,bilingue, Seuil

Choix de textes

Je suis né un jour
où Dieu était malade.

Tous savent que je vis,
que je suis mauvais : mais ils ne savent rien
du décembre de ce janvier.
Car je suis né
un jour où Dieu était malade.

Il est un vide
dans mon air métaphysique
que personne ne palpera :
le cloître d’un silence
qui parla à fleur de feu.

Je suis né un jour
où Dieu était malade.

Mon frère, écoute, écoute…
Bon. Et que je ne parte pas
sans emporter de décembres,
sans laisser de janviers.
Car je suis né un jour
où Dieu était malade.

Tous savent que je vis,
que je mastique… Mais ils ne savent pas
pourquoi dans mon vers grincent,
obscur déboire de cercueil,
des vents lyissés
décrochés du Sphinx
indiscret du désert.

Tous savent… Et ne savent pas
que la Lumière est phtisique,
et l’Ombre grosse…
Mais ils ne savent pas que le Mystère synthétise…
qu’il est la bosse
musicale et triste qui à distance annonce
le passage méridien des lisières aux Lisières.

Je suis né un jour
où Dieu était malade,
gravement.

(César Vallejo, « Vespergenèse », Les Hérauts Noirs, 1919)
Traduction de Nicole Réda-Euvremer

PIERRE NOIRE SUR PIERRE BLANCHE

Je mourrai à Paris, un jour d’averse,
un jour dont j’ai déjà le souvenir.
Je mourrai à Paris - je n’en ai pas honte -
peut-être un jeudi d’automne, comme aujourd’hui.

Un jeudi, oui; car aujourd’hui, jeudi, où j’aligne
ces vers, tant bien que mal j’ai endossé mes humérus,
et jamais comme aujourd’hui, je n’ai essayé,
après tout mon chemin, de me voir seul.

César Vallejo est mort, tous le frappaient
tous sans qu’il ne leur fasse rien ;
et tous cognaient dur avec un bâton et dur

encore avec une corde; en sont témoins
les jours jeudis et les os humérus,
la solitude, la pluie, les chemins...

Traduction François Maspero

FAUX PAS ENTRE DEUX ÉTOILES

Il est des gens si malheureux, qu’ils n’ont même pas
de corps ; quantitative est leur chevelure,
bas, calculé en pouces, le poids de leur intelligence ;
haut, leur comportement ;
ne me cherche pas, molaire de l’oubli,
ils semblent sortir de l’air, additionner mentalement les soupirs,
entendre de clairs claquements de fouet dans leur gosier.

Ils s’en vont de leur peau, grattant le sarcophage où ils naissent
et gravissent leur mort d’heure en heure
et tombent, au long de leur alphabet gelé, jusqu’à terre.

Pitié pour les « tellement » ! pitié pour les « si peu » ! pitié pour eux
Pitié, dans ma chambre, quand je les écoute avec mes lunettes !

Pitié, dans mon thorax, quand ils s’achètent des habits !
Pitié pour ma crasse blanche, solidaire dans leur ordure !

Aimées soient les oreilles martin,
aimées soient les personnes qui s’assoient,
aimés soient l’inconnu et sa femme,
notre semblable par les manches, le col et les yeux !

Aimé soit celui qui a des punaises,
celui qui porte un soulier percé sous la pluie,
celui qui veille le cadavre d’un pain avec deux allumettes,
celui qui se prend un doigt dans la porte,
celui qui n’a pas d’anniversaires,
celui qui a perdu son ombre dans un incendie,
l’animal, celui qui ressemble à un perroquet,
celui qui ressemble à un homme, le pauvre riche,
le vrai miséreux, le pauvre pauvre !

Aimé soit
celui qui a faim ou soif, mais n’a pas assez de faim
pour étancher toute sa soif
et pas assez de soif pour rassasier toute sa faim !

Aimé soit celui qui travaille à la journée, au mois, à l’heure,
celui qui sue de peine ou de honte,
celui qui se prend par la main pour aller au cinéma,
celui qui paye avec ce qui lui manque,
celui qui dort le dos tourné,
celui qui ne se souvient plus de son enfance ; aimé soit
le chauve sans chapeau,
le juste sans épines,
le voleur sans roses,
celui qui porte une montre et qui a vu Dieu,
celui qui a de l’honneur et ne meurt pas !
Aimé soit l’enfant qui tombe et pleure encore, et l’homme qui est tombé et ne pleure plus !
Pitié pour les « tellement » ! Pitié pour les « si peu » ! Pitié pour eux !

11 octobre 1937
Traduction François Maspero

Paris, Octobre 1936 De tout cela, je suis le seul qui pars
Je m’en vais, de ce banc, de mon pantalon,
de mon grand cas, de mes actions,
de mon numéro fendu de part en part,
De tout cela, je suis le seul qui pars.
Depuis les Champs Élysées ou l’étrange
ruelle de la Lune fait un tour,
ma mort s’en va, part mon berceau,
et, entourée de gens, seul, détachée de tout,
ma ressemblance humaine fait un tour
et disperse ses ombres, une par une.
Et je m’éloigne de tout, puisque tout
reste là pour créer mon alibi:
ma chaussure, son œillet, ainsi que sa boue
et même le pli du coude
de ma propre chemise boutonnée.

Adaptation personnelle

Poème pour être lu et chanté
Je sais qu’il y a une personne
Qui me cherche dans sa main, jour et nuit,
me trouvant, à chaque minute, dans ses chaussures.
Ne sait-elle pas que la nuit est enterrée
avec ses éperons derrière la cuisine?
Je sais qu’il y a une personne composée de mes parties,
en qui je me fonds quand ma taille va
galopant dans son petit caillou exact.
Ne sait-elle pas que la pièce qui est apparue
avec son portrait jamais ne retournera dans son coffre?
Je sais le jour,
mais le soleil m’a échappé;
Je sais la loi universelle qu’elle a faite dans son lit
avec un courage hors du commun et cette eau chaude, dont
coule sans cesse la fréquence superficielle.
Cette personne est, peut-être, si petite
que même ses propres pieds marchent sur elle?
Un chat forme la frontière entre elle et moi,
juste à côté de sa tasse d’eau.
Je la vois dans les coins, elle ouvre et ferme
sa robe, qui plus tôt était un palmier interrogateur...
Que peut-elle faire, sinon changer les pleurs?
Mais elle me cherche et me cherche. C’est toute une histoire!
7 septembre 1937
Adaptation personnelle

Et si après tant et tant de mots...

Et si après tant de mots,
ne survivra pas le mot!
Si, après les ailes des oiseaux,
Ne survit pas l’oiseau arrêté!
Il vaudrait mieux, en effet,
vouloir manger de tout et laisser faire!

Être né pour vivre sa mort!
Sortir du ciel vers la terre
pour sa propre catastrophe
et épier son ombre hors de son ombre!
Il vaudrait mieux, franchement,
vouloir manger de tout et ne plus s’inquiéter...!

Et si, après tant d’histoire, succomber,
non plus seulement de l’éternité,
mais de ces choses simples, comme rester
à la maison ou vouloir méditer!
Et si ensuite nous avons constaté,
d’un coup, que nous vivons,
à en juger par la hauteur des étoiles,
par le peigne et les taches de tissu!
Il vaudrait mieux, en effet,
vouloir manger de tout, bien sûr!

On dira que nous sommes
Dans un œil très désolé
et aussi dans l’autre, très désolé
et dans les deux, quand ils regardent, très désolés...
Alors... Bien sûr!... Alors... Pas un mot!

Adaptation personnelle

Les étapes lointaines

Mon père dort. Son visage d’août
contient un cœur doux;
qui est maintenant si doux...
s’il y a quelque chose en lui d’amer, c’est moi.

Dans la solitude de la maison, nous prions;
et sans nouvelles des enfants d’aujourd’hui.
Mon père se réveille, écoute
la fuite en Egypte, les au-revoir qui perdurent.
Il est maintenant si proche;
s’il y a de loin quelque chose en elle c’est moi.

Et ma mère se promène dans les jardins de l’au-delà,
savourant le goût et l’absence de saveur.
Il est maintenant si doux,
comme l’aile, déployée, comme l’amour.

Il est seul à la maison sans apprêts,
pas de nouvelles, pas de vert, pas d’enfance.
Et il y a quelque chose de cassé dans cet après-midi,
et un faible bruissement,
mère et père sont comme deux routes blanches, vieux, courbés.
Vers eux va ma promenade du cœur.

Les Hérauts Noirs.

Adaptation personnelle

Aujourd’hui j’aime beaucoup moins la vie

Aujourd’hui j’aime beaucoup moins la vie,
mais toujours j’aime vivre : je l’ai déjà dit.
J’ai presque touché la part de mon tout et je me suis contenu
en me tirant une balle dans la langue derrière ma parole.

Aujourd’hui je me palpe le menton battant en retraite
et je me dis en ces pantalons momentanés :
Tant de vie et jamais !
Tant d’années et toujours mes semaines… !
Mes parents enterrés avec leur pierre
et leur triste rigidité qui n’en finit pas ;
portrait en pied des frères, mes frères,
et, enfin, mon être debout et en gilet.

J’aime la vie énormément
mais, bien sûr,
avec ma mort bien-aimée et mon café
à regarder les marronniers touffus de Paris
et disant :
Voici un œil, un autre ; un front, un autre… Et je répète :
Tant de vie et je pousse toujours la chanson !
Tant d’années et toujours, toujours, toujours !

J’ai dit gilet, j’ai dit
tout, partie, angoisse, j’ai dit presque, pour ne pas pleurer.
Car il est vrai que j’ai souffert dans cet hôpital, juste à côté,
et c’est bien et c’est mal d’avoir observé
de bas en haut mon organisme.

J’aimerai toujours vivre, même sur le ventre,
parce que, comme je le disais et comme je le répète,
tant de vie et jamais ! Et tant d’années,
et toujours, beaucoup de toujours, toujours toujours !

Poèmes humains recueil posthume (1939)

Traduction de Nicole Réda-Euvremer

LES HERAUTS NOIRS

Il y a, dans la vie, des coups si forts... Moi je ne sais!
Des coups comme de Dieu la haine; comme si avant eux
le ressac de tout ce qui fut souffert
se déposait dans l’âme... Moi je ne sais!

Ils sont peu nombreux; mais ils sont... Ils creusent d’obscurs sillons
sur le plus fier visage, sur le dos le plus fort.
Ils sont parfois les poulains de barbares attilas;
ou bien les hérauts noirs que la Mort nous envoie.

Ce sont les chutes profondes des Christs de l’âme,
d’une adorable foi que le Destin blasphème.
Ces coups sanglants sont les crépitations
d’un pain brûlant pour nous à la porte du four.

Et l’homme... Pauvre... Pauvre! Il tourne les yeux, comme
quand sur l’épaule un battement de main nous appelle;
il tourne des yeux fous, et tout ce qu’il vécut
se dépose, comme une flaque de remords, dans le Regard.

Il y a des coups dans la vie, si forts... Moi je ne sais!

Traduction de Nicole Réda-Euvremer

LE BON SENS

- Il y a, mère, un endroit dans le monde, qui s’appelle Paris. Un endroit très grand et très loin, et encore très grand.
Ma mère ajuste le col de mon manteau, non parce qu’il commence à neiger, mais pour qu’il commence à neiger.
La femme de mon père est amoureuse de moi, elle avance le dos tourné à ma naissance et la poitrine face à ma mort. Car je suis deux fois sien : par l’adieu et par le retour. Je la clos, en revenant. C’est pour cela que ses yeux voudraient tant me donner, innocente de moi, délictueuse de moi, se nourrissant des œuvres terminées, des pactes réalisés.
Ma mère ne se confesse que de moi, ne tient son nom que de moi. Pourquoi n’en accorde-t-elle pas autant à mes frères ? À Victor, par exemple, l’aîné qui est déjà si vieux que les gens disent : On dirait le petit frère de sa mère! Peut-être parce que j’ai beaucoup voyagé! Peut-être parce que j’ai davantage vécu!
Ma mère m’accorde une lettre de crédit qui donne ses couleurs à mes récits quand je suis de retour. Devant ma vie quand je suis de retour, en se souvenant que j’ai voyagé durant deux cœurs dans son ventre, elle rougit et devient mortellement pâle, lorsque je dis, dans la paix de mon âme: cette nuit j’ai été heureux. Mais, elle s’attriste davantage; elle s’attristerait encore plus.

- Mon enfant, comme te voilà vieux !
Et elle passe, défaite, par la couleur jaune pour pleurer, parce qu’elle me voit vieilli, dans la lame de l’épée, dans l’embouchure de mon visage. Elle pleure de moi, elle s’attriste de moi. En quoi peut lui manquer ma jeunesse, puisque je serai toujours son fils? Pourquoi les mères se
désolent-elles de voir vieillir leurs enfants, puisque jamais l’âge de leurs enfants ne rejoindra le leur ? Et pourquoi, puisque plus les enfants vont vers leur fin, plus ils se rapprochent de leurs parents ? Ma mère pleure parce que je suis vieux de mon temps et parce que jamais je ne pourrai vieillir du sien !
Mon adieu est parti d’un point de son être, plus extérieur que le point de son être où je reviens. Je suis, à cause de l’excessif délai de mon retour, plus l’homme devant ma mère que le fils devant ma mère. Là réside l’innocence qui aujourd’hui nous éclaire de trois flammes. Alors je lui dis avant de me taire :
- Il y a, mère, dans le monde un endroit qui s’appelle Paris. Un endroit très grand et très lointain, et encore très grand.
La femme de mon père, en m’entendant, mange, et ses yeux mortels descendent doucement le long de mes bras.

1923 Poèmes humains

Traduction François Maspero

ÉPÎTRE AUX PASSANTS

Je renoue avec ma journée de lapin, ma nuit d’éléphant au repos.

Et je me dis en moi-même :
là est mon immensité brute, torrentielle,
là est mon poids si léger qu’il me cherche au sol pour me faire oiseau ;
là est mon bras
qui, lui, refuse d’être une aile,
là sont mes saintes écritures,
là mes testicules en émoi.

D’une île lugubre je naîtrai à la lumière continentale, tandis que le capitole s’élèvera

sur ma défaite intime et que l’assemblée en armes fermera mon défilé.

Mais quand je mourrai
de vie et non de temps,
quand seront enfin deux mes deux valises,
là sera mon ventre, où tenait ma lampe en morceaux,
là sera cette tête qui expiait les tourments de mes pas circulaires,
là sera chaque ver que mon cœur comptait un par un,
là sera mon corps solidaire
veillé par l’âme individuelle ; là sera
mon nombril où je tuais mes poux de toujours,
là sera ma chose, chose, ma chose épouvantable.

Entre tant, convulsif, âpre,
mon mors renaît,
souffrant comme je souffre du langage direct du lion,
et puisque j’ai vécu écrasé entre deux briques,
je renais moi aussi, et mes lèvres sourient.

1932

Traduction François Maspero

Bibliographie

César Vallejo, Poèmes humains, trad. de Claude Esteban,, Poèmes parallèles, Galilée, 1980.
Poésie Complète, traduction de Gérard de Cortanze ; Flammarion, collection Barroco, 1983-2009.
Poésie Complète, 1919-1937, traduction de Nicole Réda-Euvremer, Flammarion, 2009
Poètes d’aujourd’hui, choix de textes par Georgette Vallejo, 1967
Poèmes humains, Espagne, écarte de moi ce calice, traduction François Maspero,bilingue, Seuil 2011