Claude Esteban

Un homme entre deux langues
ou l’ordre donné à la nuit

La poésie n’a pas d’autre lieu d’existence que cet Ici et Maintenant d’un peu de terre compromise, mais sous le « bleu adorable » d’un Ailleurs et d’un Toujours.

(Claude Esteban)

Le jour ne revient pas, dites-vous, mais

seulement sa blessure, le sang

que laisse le soleil quand il s’effondre

au loin

tous les corps oubliés

veulent savoir si quelque chose existe

sous le sol, qui les rassemble, une parcelle

de substance ou rien

que l’ombre, immobile comme

un caillou

peut-être que l’espoir

n’est qu’une entaille dans la chair

une étincelle sans futur

dans la mémoire

ne dites pas, quand vous partez, que c’est

le jour qui meurt.

(Poème publié dans l’anthologie « Une salve d’avenir », parue chez Gallimard en Mars 2004)

Par ce texte le loquet fragile, mais présent comme un voile d’absolu, qui fermait la porte du jardin poétique de Claude Esteban, se défit, et l’ardente fluidité et luminosité qui sourdent de ses textes vinrent comme une profonde irrigation.

Ainsi coule simplement, humblement comme un ruisseau, la parole d’un poète. Un espoir pour que les jours reviennent. Et lui discret comme un chat se souvenant des lointains, courtois comme un vieux noble espagnol, semble toujours, malgré sa disparition, peser encore au trébuchet chaque mot pour qu’il s’ajuste entre le plein et le vide.

Jamais Claude Esteban n’aura « voulu écrire faux ». Il était l’homme de deux langues, espagnole et française, mais jamais il ne sera l’homme du double langage.

Il redonnait vie par ses traductions de l’espagnol à Octavio Paz bien sûr, qu’il aura fait connaître en France, mais aussi Antonio Machado, Federico Garcia Lorca, Luis Gongora, Nicolàs Guillen et tant d’autres.

Il nous guidait dans le discours poétique d’ Yves Bonnefoy, de René Char et André du Bouchet.

Ce n’était pas l’homme des épanchements, alors signalons seulement qu’il était né à Paris en 1935, et qu’il décéda le lundi 10 avril 2006.

ll aura dirigé la revue Argile (1974-1981) et la collection Poésie aux Éditions Flammarion (1984-1993). Il n’était pas un homme public mais l’homme du partage des mots. Son livre « Trajets d’une blessure » sera une de ses rares confessions, à la fois sur ses douleurs physiques et surtout ses douleurs intérieures et ses patiences toujourse en attente. Ses trous comme il le dit.

« Je n’ai fait, si peu de temps, que d’habiter aveuglément la souffrance »

Il avait un savoir encyclopédique, capable de nous parler de l’ordination des femmes dans l’église catholique autant que des morceaux de ciel.

D’une couleur donnée à la mer, aux couleurs de l’impalpable de ses amis peintres qu’il rendait par correspondance de mots.

Il déployait ainsi une nouvelle lumière le long des tableaux de quelques amis peintres contemporains (Tal Coat, Braque, Picasso, Jean Bazaine, Edward Hopper,...) ou des siècles classiques (Caravage, Goya, Velasquez,...).

La poésie de la confluence des langues

Mais plus que de l’écrivain passionné de peinture, et de recherches sur le phénomène poétique c’est du poète qu’il sera question ici.

De l’homme surtout, celui à la confluence de deux langues poussant aussi fort l’une que l’autre en lui

Lui, l’homme à cheval sur deux idiomes « où il lui fallait se partager ou plutôt se disjoindre », a dû se résoudre à s’amputer d’une langue sur deux, toutes deux aussi maternelles.

Il fut traducteur et poète, poète parce que traducteur, traducteur parce que poète.

Il saura le moment essentiel et lourd de crainte que l’on éprouve quand on pose sur une chose un nom. Cette soif de nommer lui fera aller au-delà de la traduction pour rendre l’impossible de Gongora, de Paz ou d‘autres.

Il a su vivre dans le Verbe la présence.

« Le partage des mots » raconte ce balancement entre deux langues, toutes deux plus que maternelles. Bilingue sans doute avant que de naître, il sera fidèle aux deux, l’Espagnole et la Française. Double parole qui assigne alors à une justesse totale du verbe poétique.

Claude Esteban est un croisé de la quête du sens dans les mots. Claude Esteban est double en lui-même, pris dans la névrose des identités.

Esteban de Indart par son père, Claude Esteban le fils, à jamais « le petit espagnol », qui veut se fondre dans « le génie de la France » au risque de se mutiler. Et du langage dont il voyait à l’œuvre la dualité il voudra toujours conjurer le mensonge originel, à savoir l’ambiguïté.

« Toutes les langues se valent, mais la poésie, plus encore que le lieu où s’est inscrit un destin, décide de celle qui sera nôtre ». Claude Esteban aura écrit en français ses poèmes, ce partage aurait pu être autre. La traduction sera le balancier de l’équilibriste. La fin de l’exil est dans la terre de la langue retenue avec les horizons de l’autre langue sous-jacente.

Toujours il sut l’exacte adéquation du mot à la chose dans toutes ses langues, cela lui servit de code clandestin pour aller en poésie, une autre langue, la langue des langues. Les musiques mystères d’une culture à l’autre s’exaltent dans cette langue nouvelle, par quelques mots.

Et il parle ainsi de son illumination poétique :

J’étais encore impuissant à les nommer, à les atteindre par la parole. Mais je savais tacitement qu’elles étaient là, distinctes de moi, durables. Les mots revenaient à leur tour, comme ruisselants de fatigue. Ils avaient, eux aussi traversé la mort. Je crois que je ne pus retenir mes larmes lorsque je parvins à dire tout haut : « il fait jour »

Je comprenais soudain que c’était le seul poème que j’eusse composé vraiment, que tous les autres n’avaient été qu’une animation factice du discours, qu’il fallait mériter les mots pour qu’ils reviennent, et qu’on ne les méritait qu’en mourant à soi. (Le Partage des Mots)

Il définissait ainsi la poésie : « Un questionnement orageux de la conscience, cet affrontement du terrestre et du transcendant ».

S’il réfléchissait profondément « à la raison poétique », ce n’était pas pour théoriser et terroriser la poésie comme certains. « Les systèmes, les formules de l’entendement, les logiques totalisantes n’ont pas cessé de compromettre le dialogue entre les mots et les choses. »

Il voulait arriver à l’extrême frontière « entre l’immédiat et l’inaccessible ». Il rejetait cette « modernité » qui fait perdre le sens en chemin. La poésie n’a pas à se justifier, mais à s’enraciner dans la chair du monde et non pas s’empaler sur la théorie.

Pour lui le partage des mots ne devait que nous rendre présents à l’étrangeté du monde, et à la proximité du vide.

Il choisissait avec un soin religieux les titres de ses recueils. Ces titres nous le révèlent.

Ainsi lui, « l’étranger devant la porte », a voulu prendre le risque d’entrer de l’autre côté au risque du néant. Du presque rien.

Par traversées, par une lente parole qui s’élève peu à peu jusqu’à la dernière, il semblait avoir commencé à emplir par capillarité des mots, une chambre vide. La vie.

Et ce titre si beau et si impératif L’ordre donné à la nuit devrait être notre viatique en ces temps de détresse.

Comme un peintre sa façon d’écrire voulait donner à voir par petites touches, par suggestions plus loin que le simple paraître.

Nommer était établir sa demeure, habiter une chambre à l’intérieur du verbe. Il savait le juste et fragile équilibre entre ce qui est dit et ce qui retourne au silence.

Qui songerait, même au soir de la plus vive attente, à reconnaître dans ses mots un sillage de ce qui fut ? À peine écrit, le jour appelle un autre jour et nous distance. Sur les pouvoirs de la parole, trop de soupçons, depuis longtemps, ont pesé. Il faut vivre avec eux. Mais le matin est là, l’heure nouvelle est urgente. À tous ces riens de l’air, à ces présences sans profil, il faut un corps qui les accueille, un nom aussi, par-delà tous les signes effacés.

« J’effacerai du jour jusqu’à ma voix » semble être son but quand tout semble si loin de soi. Cette façon de flotter sur le fil invisible des choses est sa présence au monde, par-delà les paysages éclatés et les saisons dévastées.

Il a toujours voulu par des mots retenus entre mille, peser, soupeser, lier le signifiant au signifié. Claude Esteban courbe ce qu’il a à dire dans des formes brèves, des approches presque de l’ordre de la suggestion. Sorte de haïkus où s’enclot le cri. Rarement poème aura été autant travaillé. Découpé, refondé, lié par la musique.

Mais il refuse la forme claquante de l’aphorisme, de la tyrannie du dessèchement, et il travaille sur l’épaule de la musique des mots, de la coulée sonore, de l’essentiel en gouttes.

Toi qui marches, qui ne veux pas voir descends, descends toujours jusqu’aux royaumes de l’infertile là tout un peuple bouge, ombres des pères que les fils bafouent, reines qui dansent dans leur délire et loin, très loin sur une falaise un homme qui regarde la mer et qui murmure, montagnes de l’écume, rendez-la moi.

Ce qui est frappant dans ses poèmes, c’est la sensation d’espace, de vastitude, comme un immense écrin pour mieux accueillir le silence.

Ce silence son compagnon toujours en marche à côté de lui, l’un épaulant l’autre. Si pour Celan le poème est comme une poignée de main, pour Claude Esteban il est une main qui doit arrêter le mal et la solitude.

Claude Esteban a le lyrisme de celui qui est allé se dépouiller de tous les oripeaux, et qui refuse que le poème ne soit que pensée ou béquille de la philosophie. Il a le bonheur des simples.

Quand l’alchimie à force de précipitations, de filtres, aboutit, le poème de Claude Esteban n’est plus qu’un souffle, « une voix qui nous vient de nulle part ». Mais qui ose parler au milieu de nous.

On a cette curieuse impression qu’en lisant les poèmes de Claude Esteban on est conduit à fermer les yeux, par pudeur, par monde intérieur. Derrière la porte ainsi montrée la mort s’endort peut-être. Il sort à peine de lui pour laisser sourdre les lèvres du poème. Les mots dans ses poèmes deviennent des feuilles qui remuent à peine sous un souffle lointain. Chez lui même la pluie fait des silences.

Cette extrême simplicité dans de nombreux poèmes vient de la transparence douloureusement acquise après bien des marches vers la lumière. Les poèmes de Claude Esteban nous restent comme des toiles d’araignée à l’aube. Une poignée de poudres ensemble. Et des champs d’asphodèles plus loin que nous.

Cette douceur qui mélange le ciel et la terre, les anges et les corps souffrants, finit par répandre une étrange musique. Il dit souvent qu’il « parle à rebours, confusément », il passe vite, simplement dans la brièveté de ses textes. On l’attend sans doute ailleurs, dans le rien. Mais nous l’avons reconnu et aimé. Il avait fait sienne cette figure errante et dépossédée du Roi Lear, celle du père sans doute aussi, qui traverse ses textes (« Morceau de ciel », « Presque rien »), et nous savons où sont ses yeux, lui qui comprenait les corbeaux qui crient.

Dans une intense douceur il promène la présence constante de la mort, amie permanente toujours étendue sur le fil invisible du présent, et les paysages de la vie en éclats. Une grande sensation d’espace traverse ses poèmes. Le ciel, beaucoup de ciel, se penche sur l’épaule du silence. Ciel et sel.

Une nouvelle mémoire se fonde, et tout est à repeupler. Le poids de l’air est présent ici. La poésie de Claude Esteban est une route blanche. Il y chemine en glanant les morceaux du vent.

Nous marcherons comme si Dieu dormait

« Nous marcherons comme si Dieu dormait »

Toute sa vie Claude Esteban aura tenté de mériter les mots, et ils sont revenus lui manger dans la main.

Lire Claude Esteban, c’est deviner la confluence de ces fleuves aux eaux mêlées dans son écriture. Comprendre son hypersensibilité extrême à la simple sonorité des mots, permet de suivre son travail fait « d’une contamination du sens par le son ».

Peu d’images, mais une urgence, une course contre le blanc qui guette, le refus de simplement combler une pensée avec un mot approximatif.

Il fallait trouver la juste pierre au bon endroit, ainsi se présentent ses poèmes. Il se devait de ne point être l’étranger dans sa langue du rêve, et vivre dans son seul pays natif : le poème. Parfois à force de purification du langage les formes d’aphorismes affleurent, proches des frontières de l’impalpable et du concis. Proches de la notion orientale du vide.

Claude Esteban est le partage des eaux, le partage des mots. De sa confluence

les terres fertiles ont mélangé leur limon. Octavio Paz pousse au milieu de René Char.

Veilleur des confins, lecteur et passeur entre les rives, toujours dans l’étau du visible et du vide, du regard et de la solitude, Claude Esteban semblait un gros chat guettant le sensible et entendant l’invisible de l’autre côté de la chambre.

Nous sommes là, nous traçons quelques mots sur une page,/ et ce geste de la main/.../ nous fait rejoindre un lieu hors de tout lieu où les morts en effet sont des présences proches et ceux qui ne sont pas nés encore, déjà comme des apparitions sur le seuil.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Ce qui parle pas,

je l’écoute.

Ce qui n’a pas lieu

je le retrouve dans

son lieu.

Ce qui tombe,

je me retiens à son assise.

Je vois vivre

tout ce qui meurt.

Je disparais

avec ce qui demeure.

Le jour à peine écrit, éditions Gallimard

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Armure du matin

Je ne sors plus

de moi. Je traverse

mes lèvres

sans voir que le soleil

déchire l’air

des murs

J’invente des couloirs

où le froid s’accumule

courbe

jusqu’à ce cri.

Le jour à peine écrit, éditions Gallimard

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Lumière qui va toujours

devant, je te prendrai

par la main, ce sera soudain

plus simple, les choses

et les gens, les mots qui durcissaient

sous la langue, tout

sera transparent pour nous, lumière

qui n’as pas de lieu, voilà que tu t’arrêtes

et que mon mal

s’arrête aussi et que tu m’attends.

Le jour à peine écrit, éditions Gallimard

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Donnez-moi ce matin, ces heures

encore du petit matin

quand tout commence, donnez-moi, je vous prie,

ce mouvement léger des branches,

un souffle, rien de plus,

et que je sois comme quelqu’un

qui se réveille dans le monde et qui ne sait

ni ce qui vient ni ce qui va

mourir, donnez-moi

juste un peu de ciel, ou ce caillou.

Le jour à peine écrit, éditions Gallimard

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Cette voix qui vient

de nulle part, comment faire, dites-moi,

pour ne pas l’entendre, toutes

les choses se sont tues,

d’abord les grandes, celles qui nous

blessaient, puis les petites,

et c’est dans le silence de la nuit

de l’âme, soudain la voix

comme un effroi puis comme une allégresse

et puis la mort, simplement.

Le jour à peine écrit, éditions Gallimard

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Une femme a souri

dans son sommeil et dehors

le premier oiseau commence à dire

que c’est l’aube et cette femme

bouge un peu, elle a des seins

qu’il faudrait caresser, je crois, pour

vivre encore, un peu

de temps encore et je suis

là, près d’elle, comme

une pierre et cette femme qui sourit existe au loin.

Le jour à peine écrit, éditions Gallimard

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J’aimais la mort. Je le disais. Je l’écrivais sur chaque
feuille blanche. La mort était un mot, rien d’autre.
Un mot très pur. Je l’écrivais sans que mon corps
comprenne. Quand il a vu, il a crié. Il a chassé ce qui
n’était pas lui, les mots, les fables. Le soir venait.

On m’emportera sans me voir. On dira qu’il fait jour,
que la pluie tombe. On laissera sous la table un vieux
soulier. Qui d’autre pour se souvenir? Mon souffle ne
sera plus moi. Tout le reste appartient aux arbres.

On n’a pas eu le temps, pas
tout à fait, on
avait cru qu’une minute pouvait
suffire, une main
sur un bras, on n’a pas eu l’idée
que c’était fini
quelque part, écrit peut-être
dans un livre qu’on n’aurait jamais lu
surtout s’il parlait
d’une femme, d’un homme, d’un jardin.

Une fois, une
fois encore, je m’avance
vers la muraille, je
t’appelle, je ne sais plus
ton nom, je crie
juste un mot, celui qui vient,
soleil, et le soleil
est sans chaleur, maison,
et la maison se referme, je reviendrai,
je trouverai le mot qui t’apaise.

Le jour à peine écrit, éditions Gallimard

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XLIII

L’ombre, avec ses couloirs. Le corps, accoutumé à ses tâtonnements de bête. Où renaître sans yeux ? Tous les chemins sont morts. Reste le vent qui trace et qui traverse. D’aussi loin que je peux, je te réponds. Je monte jusqu’à toi, jour neuf, sous mes écailles

XLVII

Voici le temps des portes qui se ferment. Les mots sont à l’abri. Ils passeront l’hiver dans leurs coquilles. Ils dormiront. Au dehors le jardin peut disparaître. Ils oublieront. Ils confondront le mensonge et l’amour. Voici le temps des phrases qui durcissent.

LVI

Dans le dedans de l’été, il y a comme un noyau nocturne qui résiste. Un bloc de froid. Vous l’ignorez, vous qui passez trop vite. Vous vivez alentour. Vos yeux s’attachent aux reliefs dociles. Le soleil vous aveuglera. Il déjouera vos plans, vos promesses. Vous pourrirez comme la paille, avec vos fruits. Vous retournerez à la terre qui vous répugne. Vous serez ce morceau de gel qui dure dans un trou

Trois extraits de « Conjoncture du corps et du jardin », in Le Jour à peine écrit (1967-1992), Gallimard, 2006

LI

On m’emportera sans me voir. On dira qu’il fait jour, que la pluie tombe. On laissera sous la table un vieux soulier. Qui d’autre pour se souvenir ? Mon souffle ne sera plus moi. Tout le reste appartient aux arbres

LIX

Je veux mourir dans tes cheveux. L’âme est trop lente ici. La chair ne connaît rien que la blessure. Tant d e nuits sans désir. Ne tarde plus. N’attends pas que ma sève se partage. Nous avions conjuré la peur. Épouse-moi. Je suis seul. Je suis nu. J’ai mangé tout le mal sur d’autres lèvres. Je veux mourir dans tes sillons.

Le jour à peine écrit, éditions Gallimard

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Ce soir, même une feuille

qui bouge

fait trop de bruit.

Au premier mot

j’ai compris que je faisais fausse route

dans ma bouche

Ni l’équerre ni le compas

n’ont pu mesurer

un arbre.

N’ajoute pas de la poussière

à la poussière

laisse devant la chambre tes souliers.

peut-être qu’on respire encore

sous les racines

et que le ciel oublie

Quelqu’un crie

que tout est noir, mais c’est dans sa tête

qu’il se cogne

Dans la mémoire des autres

nos blessures

guérissent toujours

J’ai compté sept gouttes de pluie

sur un pétale

sept bonnes pensées

Je porterai

le temps sur l’épaule

pour marcher mieux

la lumière qu’on cherchait

ensemble

n’est plus jamais revenue

À moi, rien qu’à moi

je ne partage avec personne

querelle de moineaux

ce papillon je l’ai vu

dans un autre rêve

il y a mille ans

À ne désaltérer que l’absolu

l’eau

devient sèche

Il se trompe le soleil

il écrit chaque jour

de droite à gauche

Et sur le mur

cette ombre

qui n’appartient à personne

Cette rumeur, c’est peut-être

une étoile

tombée dans l’herbe

Au temps de l’encrier

même les mots

avaient une odeur violette

Avant de quitter le jardin

il embrassa

l’écorce d’un saule

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Ce sera le soir, la même heure

du soir, les colombes

commenceront à se poser sur les branches,

quelqu’un dira, comme

l’herbe est haute, allons nous asseoir,

racontons-nous

pour passer le temps une histoire un peu folle,

celle d’un roi

qui croyait tout savoir et qui perdit

tout, quelqu’un

dira, c’en est fini des fables

tristes, oublions-les,

comme le soleil se couche lentement.

Morceaux de ciel, presque rien, éditions Gallimard

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Tout sera fini, nous regarderons

un petit arbre rose

et les pétales tomberont sur nous

doucement, il y aura

du soleil et sans doute au loin la forme

vague d’un nuage

comme pour dire que les choses

ne pèsent plus et ce sera

comme si le malheur était une histoire

vieille,

si vieille que personne ne se souvient.

Morceaux de ciel, presque rien, éditions Gallimard

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Je prendrai une

pierre.

Celle qui vient. Celle

qui pèse

dans son nom de pierre.

J’effacerai tout le dehors.

Je donnerai

mon sang à cette pierre.

Pour rien. Pour

retenir son nom. Pour apprendre

jour après jour

son corps de pierre.

Le nom et la demeure, Flammarion 1985

Blanche.

Elle divise le temps

en deux

Sceptre et cilice.

L’écume ne meurt pas

lèvres ouvertes

aux lèvres.

Blanche

Emmurant l’oiseau.

Tranchant le nerf fragile des coquilles.

Sans que la voix

revienne.

Nue dans le sel.

••••••

Par bribes.

Et comme le soleil

éprouve la candeur

des herbes

Nous avons habité l’aire

exacte

les mots.

Nommé ce qui demeure et

meurt

– terrasses vers le temple.

Ô dans l’ébranlement

immense du désir

tous ces chemins lancés aux heures neuves

telle

enfance –

Poudreuse maintenant. Avec

les yeux brûlés.

L’obole froide sous la langue

Le jour à peine écrit, (1967-1992), Gallimard, 2006

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Ne garderai-je du jour que cette longue lassitude et la poussière des chemins au fond des yeux ? Je m’assiérai n’importe où, je tenterai seulement de reprendre souffle, sans hâte et comme pour mieux me souvenir. L’espoir, quand on s’arrête de marcher, devient inutile, mais le vieux désir d’être encore ne disparaît pas avec lui. Et je suis là, comme quelqu’un qui s’étonne que son corps le soutienne et le défende, ce corps meurtri, ce corps appesanti, le mien pourtant, et que je méprisais. Les grandes lois du soleil et de l’ombre nous échappent, nous mesurons l’espace aux battements d’un cœur quand il est neuf, mais que la machine au-dedans hésite ou s’emballe, les repères se dissipent et chaque pas devient une épine dans la chair. N’importe, je suis là, je regarde mes mains, je n’oublie pas qu’elles ont touché la splendeur intacte du monde et qu’il y eut des moments d’allégresse à sentir la sève trembler sous les doigts. Non, la mémoire ne se résume nullement à la somme des choses mortes entassées dans la tête. Elle est tapie au creux d’une odeur, d’une feuille froissée par la pluie, d’un murmure. Et que l’on fasse taire en soi le bruissement de la pensée, qu’on s’arrache à ce théâtre de mauvais rêves, le paysage se recompose, les formes s’animent, les couleurs recommencent à vibrer. Rien ne bouge pour celui qui se détourne, tout s’éveille au-devant de celui qui reste à l’écoute et il ne craint plus. On cherche à l’endroit d’une ancienne blessure, et c’est à peine si la peau tressaille. Et c’est à présent l’immobile qui devient une fiction, et cette lassitude d’avoir tant vécu comme une invitation à poursuivre encore.

La mort à distance, Gallimard, 2007

Puis ce sera
demain, quelqu’un affirmera
que ce n’était qu’un peu de bruit
parmi les choses de la chambre, un souffle
et que le temps
réclame un autre souffle maintenant et ce sera
comme si tant de peine
dans un cour
n’avait plus sa place et d’autres
qui ne savaient rien de tout cela mourront aussi.

Le jour à peine écrit, (1967-1992), Gallimard, 2006

Bibliographie

petite bibliographie hormis les essais sur l’art

Poèmes

Le jour à peine écrit (1967-1992), Gallimard, 2006

Morceau de ciel presque rien, Gallimard, 2001

Étranger devant la porte, I, variations, Farrago, 2001

Encres sur papier de riz, Tours, Farrago/La Hune, 2001.

Fayoum, Tours, Farrago, 1999.

Sur la dernière lande, Fourbis, 1996

Quelqu’un commence à parler dans une chambre, Flammarion, 1995

Élégie de la mort violente, Flammarion, 1995

Sept jours d’hier, Fourbis, 1993

L’insomnie, journal, Fourbis, 1991

Le Nom et la Demeure, Flammarion, 1985

Conjonctures du corps et du jardin,suivi de Cosmogonie, Flammarion 1983

Terres, travaux de cœur, Flammarion, 1979

Terres, travaux du cœur, Flammarion, 1979

La Saison dévastée, Paris, Denise Renard éditeur, 1968.

Celle qui ne dort pas, Paris, Galerie Jacob, 1971.

Croyant nommer, Paris, Galanis, 1972.

Dans le vide qui vient, Paris, Maeght.

Comme un sol plus obscur, Paris, Galanis, 1979.

Essais et proses

L’Ordre donné à la nuit, 2005

Ce qui retourne au silence, Farrago, 2004

Étranger devant la porte, II, Thèmes, Farrago, 2001

Janvier, février, mars. Pages, Farrago, 1999

Choses lues, Flammarion, 1998

D’une couleur qui fut donnée à la mer, Fourbis, 1997

Soleil dans une pièce vide, Flammarion, 1991. Réed., Farrago, 2003

Le Partage des mots, Gallimard, 1990

Critique de la raison poétique, Flammarion, 1987