Constantin Cavafy

Le petit homme en gris,
le grand poète de la Grèce moderne

Cavafy et son tas de secrets

Constantin Cavafy (Kavafis) aura presque malgré lui marqué profondément la poésie grecque, lui l’exilé dans la colonie grecque d’Égypte, dans la cité d’Alexandre, Alexandrie cette « ville mirage ».

Il avait pourtant masqué sa poésie ne publiant rien avant cinquante ans. Il avait de même masqué sa petite vie d’employé de bureau et sa sexualité, plus ou moins refoulée, qui l’amenait dans les bordels et les tavernes interlopes à la recherche des jeunes garçons.

Toute une vie en chuchotements et grisaille et des poèmes qui ont pourtant fondé vers le début du vingtième siècle la poésie grecque contemporaine. Comme Kafka, il fut cet employé modèle et obscur qui vivait dans une autre vie et dans la projection des mots. Mais son fantastique à lui était l’héritage antique de la Grèce, sa mythologie, ses Ithaque.

Il aura été celui qui a su faire macérer les troubles du présent dans les eaux noires du passé. Homme du déclin, homme de l’enfouissement des mots, sa voix est unique par sa beauté discrète, chuchotée, toujours en culpabilité, en triste nonchalance.

Homme secret, fuyant, il faut aller le débusquer dans ses poèmes. Marguerite Yourcenar en fut très tôt le passeur privilégié en langue française. Lluis Llach l’aura chanté.

Mais Cavafy fut longtemps ignoré, il le voulait ainsi. S’il n’avait aucun sentiment de péché, il avait grande peur du scandale.

Pourtant il eut des adorateurs, des disciples. Séféris dit qu’il y doit beaucoup. En grattant la patine des traductions successives, on pourrait sans doute dévoiler cet homme hanté par le territoire de chasse des tavernes, de la rue. Fasciné par l’âge de ses proies qu’il notait scrupuleusement, bousculé par la honte et le désir, mais aussi « historien poète » du passé et de l’histoire du déclin de la Grèce.

Cette vie entre bureau de fonctionnaire et bordel miteux a fourni une écharpe magnifique de poèmes. Il n’a pas en lui la colère et la folie, la volonté d’anéantissement, d’un Pasolini. Il n’a qu’une langue allusive, parmi la plus pure de la Grèce. Et sa tension constante vers la quête érotique a bâti de grands poèmes d’amour.

Lire Cavafy c’est décrypter le back-room d’un individu. Car Cavafy est secret et il tisse toute une carte du tendre, du tendre garçon, toute une stratégie de la séduction homosexuelle, tout un évangile de la drague. Chaque feuillet est sauvé de ses nuits fauves pour laisser trace. Ce n’est pas l’humidité de la rosée qui en voile l’encre, mais celle des caresses.

« Sous le fouet du plaisir ce bourreau sans merci » Cavafy a fait des passes avec la poésie, et fait du baroque vivant avec la langue grecque, lui le levantin.

Traces de Cavafy

Sa biographie est à l’envers du réel. Elle ne semble n’être que banalité quotidienne en lustrines, une ombre fuyante. Tout donc ne sera qu’allusions.

Il a écrit un court texte d’autobiographie, laconique et sec comme lui :

« Je suis de Constantinople par descendance familiale, mais je suis né à Alexandrie - dans une maison située dans la rue Seriph- ; Je dus la quitter très jeune et j’ai passé mon adolescence en Angleterre. Dès lors je retournai visiter ce pays en tant qu’adulte, mais pour peu de temps. J’ai aussi vécu en France. Pendant mon adolescence, j’ai passé plus de deux ans à Constantinople.

Cela fait longtemps que j’ai visité la Grèce. Mon dernier emploi fut d’être un clerc dans un bureau du gouvernement au ministère des Travaux Publics en Égypte. Je sais parler l’anglais, le français, et aussi un petit peu d’italien »

Curieux texte de présentation qui ne suscite point l’enthousiasmante adhésion. Cavafy sous ses tourments sexuels intérieurs et brûlants voulait avoir cette froideur anglo-saxonne. Ce culte du banal devient une sagesse chez Cavafy.

Il est l’homme qui efface ses pas, tout entier tourné dans ses luttes et ses fantasmes qu’il peine à dévoiler. Faut-il donc chercher à retrouver ses traces ? Savoir que c’était précisément au service de l’irrigation qu’il travailla, lui qui vécu face à la mer sans la traverser beaucoup, assoiffé de bien d’autres choses. Qu’il fut aussi journaliste, courtier ? Quelle importance !

Seules quelques petites balises seront données.

Il n’était en fait pas véritablement grec, mais grec de la diaspora, celle de l’Asie Mineure.

Il était né, lui le grec se sentant « déchu », ruiné, à Alexandrie le 29 avril 1863. Il est mort dans cette même ville en 1933 le même jour, jour de son soixante-dixième anniversaire. Il était malade depuis quelques années, et sera emporté par un cancer de la gorge.

Il n’aura pas beaucoup voyagé, si ce n’est dans les recoins de la ville elle-même et dans les siens propres.

Il aura en fait passé sa vie dans la spirale de sa ville, dans ses ruelles, parmi ses matelots, ses putains, entre l’odeur de la mer et du désir. Cavafy a fait ses voyages autour d’une chambre tournoyant autour de la ville d’Alexandrie. Cette chambre où seul il écrivait des textes auquel il ne croyait peu, des chambres aux draps poisseux sentant le goudron et l’amertume, la soumission et la déchéance, mais aussi la jouissance illuminée. Voir sa vie qui passait à la terrasse des cafés, avec son ombre restée fidèle à ses côtés semblait son quotidien.

Marchant dans le louche et le sordide il se purifiait par le bain rituel des eaux des poèmes.

Sa journée aurait pu être toujours la même : les crayons, le buvard, les dossiers du ministère, le bruit mou de l’horloge, pas de paroles envers les autres fonctionnaires. Tout à coup le visage ou le corps d’un garçon de vingt-deux ans qui passe insolent au milieu de ses pensées comme dans une recréation de la « Mort à Venise » de Thomas Man. La honte, la plume noyée dans l’encrier et aussi le fantasme qui refuse de se dissoudre dans l’encre violette. Les murs édifiés pour séparer le ministère où Monsieur Cavafy employé modèle et ponctuel ne rêve pas, mais exécute les mêmes bordereaux, et les flammes de l’enfer qui jouent au plafond.

Enfin la journée s’achève, blouse grise, lustrines, crayons, certains à la mine cassée, dossiers remis en pile, et le parfait fonctionnaire redevient le prédateur. Toujours déambulant dans les petites ruelles grecques d’Alexandrie, odorantes et tant étroites, il marche, il regarde si de nouveaux bateaux sont annoncés, si ses amants sont en partance. Et puis les bars, les tavernes ; les rires des femmes qui le dégoûtent, les jeunes garçons qui passent, et assis face à lui tard dans la nuit sa forêt intérieure solitude, sa vieillesse.

Pas de bonne pêche ce soir, il rentre dans cet hôtel à la lumière jaune où l’on entend encore battre la mer. Il essaie de dormir, de chasser cette douleur sexuelle qui le vrille, il prend son cahier et note quelques mots. Et il commence à écrire pour se souvenir un jour de tout cela

De tout cela décanté, corrigé sans cesse, naîtra un poème. Et comme un fonctionnaire zélé qu’il est, il classe tout méthodiquement, chronologiquement ses poèmes qu’il ne publie pas, ses rencontres sexuelles et il ne manque pas de donner précisément l’âge de ses amants, la couleur de leurs yeux, la ligne de leur corps. Il agit presque en collectionneur maniaque.

Cavafy a peur de devenir ce petit vieux attablé à la taverne de la mer, et qui voit sa jeunesse enfuie et son dernier visage restait collé dans ses mains boursouflées, et qui ne pourront plus caresser un corps d’éphèbe que contre monnaie. Cette hantise de l’homosexuel vieillissant il l’aura porté très tôt. De bars louches en bars louches, là où se trouvent ses jeunes matelots d’une vingtaine d’années au plus, il part en fait plus à la recherche de sa jeunesse que d’un nouveau corps à habiter, à posséder.

Ainsi on pourrait s’imaginer les jours de Cavafy à Alexandrie, la voluptueuse, non pas celle de la grande Bibliothèque, mais celle des impasses.

Il semblait plutôt un gentleman anglais dans les colonies, qu’un grec en exil.

C’est vers la fin de sa vie qu’il entreprendra enfin un voyage en Grèce. Cette patrie, comme une mère refusée aux seins taris.

Ses poèmes ne seront véritablement répandus hors du cercle de ses admirateurs que par la parution en 1935 d’une première édition posthume de 154 textes. Puis en fin en 1963 l’œuvre complète. Ce halo trouble qui continue à l’entourer se retrouve même dans la traduction en français de son nom, Cavafy ou Cafavis. Cette belle ambiguïté ne lui aurait pas déplu. Continuons à le nommer Cavafy.

Le froissement de la vie dans les replis du poème

La figure dominante de sa poésie est ce sentiment violent du temps gâché, du temps perdu. Du froissement de la vie. De la Beauté cynique qui se fait de marbre et vous repousse, ou pire vous humilie.

Sa poésie n’est pas lyrique, elle refuse les débordements et l’irruption de la nature, de la mer, des fontaines, des femmes.

Elle est comme lui murmurante, souvent pour elle seule. Elle reste factuelle décrivant comme une photographie les lieux, les rues avec toujours comme point focal le lit, « les tréteaux de l’amour ». Mais tous les visages, les yeux les lèvres des amants qui s’effacent dans sa mémoire et qu’il veut graver dans le poème, rejoignent pour lui tous les médaillons antiques, toutes les statues d’éphèbes entrevus dans les temples et les ruines.

Ses amours de passage, ses brèves rencontres entre deux portes, entre deux tavernes, dans un escalier, deviennent rencontres mythologiques. L’homme des amours furtives et aussi l’homme des mots furtifs.

Mais qu’importe il ne s’agissait pas d’arriver à bon port au dernier débarcadère de la vie, mais d’avoir entrepris le voyage. Cette sagesse acquise, elle ne résistera pas au frémissement de voir un beau jeune homme. Tout Socrate, tout Platon, ne peuvent rien contre la courbe des corps. Bon gré, mal gré Cavafy a édifié un livre sociologique de la vie d’un exilé, faisant un tendre tas de mots où érotisme et grecquitude se mélangeaient.

Désirs et sensations, voilà mon apport à l’Art.

Et il oscille entre l’exquis et parfois le médiocre.

Cavafy aura édifié en silence, caché, la plus belle poésie du déclin de son temps. Il fut celui qui aura su faire vibrer la mémoire dans le présent, qui dans l’éphémère des corps aura tendu vers l’immortalité.

Lui si loin géographiquement de la Grèce, il sera le scribe nostalgique et tragique de la « déchéance » de sa patrie en ce début du vingtième siècle. Il disait souvent « Je ne suis pas grec, je suis hellénique ». Sa mère patrie va au-delà des territoires.

Et il a ensemencé la langue grecque autant dans sa langue d’histoire que dans sa langue vernaculaire des rues. Loin de tout académisme, il a changé cette langue, vue de loin, entendue de près, pour en faire un réceptacle des regrets et de la nostalgie. Il est celui qui observe le déclin du pays lointain, mais aussi de la colonie grecque d’Égypte qui est la sienne. Cette Alexandrie, « la ville-mirage » sera son poste d’observation de la Grèce extérieure, et de sa ville si bigarrée. Il aura aussi bien caressé le marbre des statues que les ombres passantes dans les rues sombres. Cette rencontre entre un passé qui affleure et une modernité qui transforme tout est à la confluence de sa poésie. Et tout se mêle en transparence. Ses poèmes sont translucides, courts, sauf dans les poèmes historiques. Parfois très sentimentaux aussi.

Et alors la fadeur et la moiteur qui en émanent les rendent mièvres, surtout quand la musique de la langue grecque ne les soutient pas.

Il est un poète de la décadence. Avec cette élégance désuète et raffinée du vieux sage, avec cette ironie distante, aristocrate et détachée, il chuchote une œuvre majeure. Celle du sentiment d’oppression, sociale, historique, sexuelle. Il semble un dissident souterrain. Mais sans aucune révolte, si ce n’est celle de l’ironie.

Il espérait se perpétuer dans la jeunesse et la beauté :

En ce moment, des adolescents récitent ses vers. Ses visions passent dans leurs yeux éblouis. Leur esprit voluptueux et sain, leur chair ferme aux lignes si pures, s’émeuvent de tout l’art qu’il a su donné à la Beauté. (Rare Privilège)

Ce contemporain de Gide, qu’il n’aimait pas, est lui aussi un esthète, proche de T.S Elliot mais aussi de Musset ! Il semble toujours avoir été vieux, lui qui se disait « le vieillard céleste”. Toujours secret, toujours démodé :

Il faudra attendre que je sois complètement démodé pour me découvrir vraiment. On le découvre enfin.

Il demeure un grand poète qui a changé la langue moderne de la Grèce, ses sentiments, ses émotions.

La poésie de Cavafy est une poésie du mystère et de la volupté.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

D’abord deux textes de chansons de Lluis Llach et sa traduction, sa réinterprétation :

Ithaque

Quand tu entreprendras le voyage à Ithaque

prie pour que le chemin soit long,

plein d’aventures, plein de découvertes.

Prie pour que le chemin soit long...

et nombreux les matins où tes yeux découvriront un port ignoré,

et nombreuses les villes où tu chercheras le savoir.

Garde toujours au cœur l’idée d’Ithaque.

Tu dois l’atteindre, c’est ton destin, mais ne force pas la traversée.

Mieux vaut qu’elle dure longtemps

et que tu sois vieux quand tu jetteras l’ancre,

riche de tout ce que tu auras amassé en chemin

sans en attendre plus de richesses encore.

Ithaque t’a donné le beau voyage, sans elle tu ne serais pas parti.

Et si tu la trouves pauvre, ce n’est pas qu’elle t’ais trompé.

La sagesse que tu as acquise te permet de comprendre le sens des Ithaques.

Plus loin, vous devez aller plus loin

que les arbres qui vous emprisonnent

et quand vous les aurez dépassés

tâchez de ne pas vous arrêter.

Plus loin, allez toujours plus loin plus loin

que le présent qui vous enchaîne encore

et quand vous serez délivrés reprenez la route à nouveau.

Plus loin, toujours, beaucoup plus loin, plus loin

que le lendemain qui s’approche, et quand vous croyez être arrivés,

sachez trouver de nouveaux chemins.

Bon voyage aux guerriers

qui sont fidèles à leur peuple.

Que le dieu des vents soit favorable la voilure de leurs vaisseaux

malgré leur vieux combat qu’ils trouvent le plaisir des corps

les plus aimants.

Emplissez les filets d’étoiles convoitées plein de félicités,

pleins de connaissances.

Bon voyage aux guerriers s’ils sont fidèles à leur peuple.

Malgré leurs vieux combats que l’amour comble

leurs corps généreux qu’ils trouvent les chemins

des vieux désirs pleins de félicités,

pleine de connaissances.

À la taverne de la mer (1897)

À la taverne de la mer est assis un vieil homme aux cheveux blanc,

la tête inclinée sur un journal étalé devant lui,

car personne ne lui tient compagnie.

Il sait tout le mépris que les regards ont pour son corps,

il sait que le temps a passé sans plaisir aucun,

et qu’il ne peut plus offrir l’antique fraîcheur de sa beauté passée.

Il est vieux, il ne le sait que trop, il est vieux,

il ne le voit que trop, il est vieux,

il ne le ressent que trop à chaque fois qu’il pleure,

il est vieux, et il a le temps, trop de temps pour le voir.

C’était, c’était quand, c’était hier, encore.

Et on se souvient du "bon sens", ce menteur !

et comment le fameux "bon sens" lui a préparé cet enfer

lorsqu’à chaque désir il répondait

"Demain, demain il sera temps encore".

Et il se souvient du plaisir retenu,

de chaque aube de jouissance refusée, de chaque instant perdu

qui se rit maintenant de son corps labouré par les ans.

À la taverne de la mer

est assis un vieil homme

qui, à force de penser, à force de rêver,

s’est endormi sur la table…

Adaptations personnelles de quelques poèmes à partir de traductions anglaises

Désirs (1904)

Ils ne sont que beaux corps morts avant que d’être devenus adultes,

déposés tristement dans un magnifique mausolée

des roses sur la tête, du jasmin aux pieds,

Ainsi sont les désirs qui passèrent

sans avoir pu être satisfait,

sans avoir connu une seule nuit de plaisir, ou des matins radieux.

La ville (1910)

Tu as dit : « J’irai vers un autre pays, j’irai vers un autre rivage,

pour trouver une autre ville bien meilleure que celle-ci.

Quoique je fasse, tout est condamné à tourner mal

et mon cœur – comme celui d’un mort - gît enterré.

Jusqu’à quand pourrais-je laisser mon esprit se déliter en ce lieu ?

D’où que je me tourne, d’où que je regarde

je ne vois que les sombres ruines de ma vie, ici,

là où j’ai passé tant d’années, gâchant ma vie, détruisant ma vie.

Tu ne trouveras point d’autre pays, tu ne trouveras point d’autre rivage.

Cette ville te poursuivra toujours.

Tu traîneras dans les mêmes rues, tu vieilliras dans les mêmes les quartiers, et grisonneras dans mêmes maisons.

Toujours tu termineras ta course dans cette ville. N’espère point autre chose ;

il n’y a aucun bateau pour toi, il n’y a aucune route.

Maintenant que tu as dévasté ta vie ici, dans ce petit coin perdu,

tu l’as détruite partout dans le monde.

J’ai tant fixé la beauté (1917)

J’ai tant fixé la beauté

Que mes yeux en sont pleinement emplis.

Lignes du corps,

lèvres rouges,

membres voluptueux.

Chevelures semblant tomber des statues grecques,

toujours belles même quand échevelées

elles retombent un peu sur un front blanc.

Visages de l’amour comme le désirait mon poème…

Visages à peine entrevus, dans mes nuits,

dans les nuits de ma jeunesse…

La vitrine du marchand de tabac (1917)

Parmi bien d’autres passants ils se tenaient devant la vitrine

violemment éclairée du marchand de tabac

Par hasard leurs regards se croisèrent,

et timidement, craintivement ils dévoilaient

le désir défendu montant de leur chair

Puis il y eut quelques pas inquiets sur le trottoir,

puis enfin l’échange d’un sourire

Et un signe léger entre eux.

Et puis dans une voiture bien fermée,

l’union passionnée des corps,

Les mains jointes,

les lèvres jointes.

Ionique (1911)

Bien que nous ayons brisé leurs statues,

bien que nous les ayons chassés de leurs temples,

les Dieux ne sont pas morts pour autant.

O terre d’Ionie c’est toujours toi qu’ils aiment

et que leurs âmes invoquent.

Quand se lève sur toi un matin de juillet,

la palpitation de leur vie passe dans ton air,

et parfois, hésitante, immatérielle,

une silhouette d’Éphèbe d’un pas rapide

passe sur tes collines.

Je suis allé (1913)

je ne me suis pas laissé enchaîné

Je me suis détaché de mes liens. Et

je suis allé vers des plaisirs de mon esprit

à moitié réels, à moitié imaginaires.

dans la nuit étoilée je suis allé

et j’ai bu des vins très forts,

Comme ceux que boivent les hommes

tout entier donné au plaisir.

Si loin (1914)

J’aurai voulu évoquer ce souvenir,

mais voilà il est presque totalement effacé,

il n’en reste presque rien

c’est si loin :

là tout au fond des années de mon adolescence.

Une peau comme jasmin…

Août, c’était en Août un soir…

Était-ce en Août ?

Je me souviens à peine des yeux ;

ils étaient bleus je crois, oui bleus

Bleu de saphir.

Jours de 1903 (1 917)

Jamais je ne les ai retrouvés, ces choses si vite perdues.

Les yeux pleins de poésie, le pâle visage

dans la rue où le sombre descend.

Jamais je ne les ai retrouvés, ces choses conquises par hasard,

que j’ai laissé se perdre si aisément, mais qu’ensuite

j’ai désiré si fort avec angoisse.

Les yeux pleins de poésie, le pâle visage, et ces lèvres

dans la rue où le sombre descend.

Jamais je ne les ai retrouvés.

Grisaille (1917)

en regardant au travers d’une opale à moitié grise

deux beaux yeux gris me sont revenus

Je les avais connus il y a sans doute vingt ans.

Pendant plus d’un mois nous nous sommes aimés

Puis il est parti. Pour Smyrne je crois.

Pour travailler là-bas et plus jamais nous nous revîmes.

S’il vit toujours, ils auront bien fané

ses beaux yeux gris

son beau visage

il se sera terni

Mémoire, ma mémoire, garde-les en toi

Comme ils furent autrefois

mémoire

redonne-moi tout ce que tu peux de mon amour ?

Tout ce que tu peux redonne-moi le ce soir encore

Pour que cette image demeure…(1920)

il devait sans doute être une heure du matin

ou une heure et demie.

Dans un recoin de la taverne, derrière la cloison de planches…

Seulement nous deux

dans cette salle tout à fait déserte.

Une lampe à pétrole à peine nous éclairait,

près de la porte le garçon, à bout de forces d’avoir veillé,

dormait.

Personne pour nous voir.

La passion qui flambait en nous

nous ôta toute prudence.

Les vêtements s’entrouvrirent…

Il y en avait si peu

car le mois de juillet béni était brûlant.

Chair nue à peine entrevue sous les vêtements !

cette vision a traversé vingt-six ans,

aujourd’hui elle est à nouveau là

et demeure dans ce poème

En attendant les barbares (1904)

Nous massés sur la place publique qu’attendons-nous donc ?

- Les barbares seront ici dans la journée.

Pourquoi un tel abattement au Sénat

Pourquoi les sénateurs restent-ils ainsi sans légiférer ?

Parce que les Barbares seront là aujourd’hui.

Quelles lois pourraient voter alors les Sénateurs ?

Les Barbares, une fois ici dicteront eux-mêmes les lois.

Pourquoi notre Empereur s’est levé dès l’aube,

et pourquoi trône-t-il sous un dais aux portes de la ville,

couronne sur la tête, en majesté ?

Parce que les Barbares seront là aujourd’hui.

Et l’Empereur s’apprête à recevoir leur chef ;

il a même préparé un parchemin les gratifiant

de titres et de distinctions les plus hautes ?

Pourquoi nos deux Consuls et nos Prêteurs ont-ils revêtu

leurs plus belles toges pourpres brodées ?

Pourquoi sont-ils parés de bracelets de tant d’améthystes

et de bagues étincelantes d’émeraudes polies ?

Pourquoi ces cannes si élégantes

et ciselées dans l’or et l’argent ?

Parce que les Barbares seront là aujourd’hui.

Et ces choses-là éblouissent les Barbares.

Pourquoi nos si habiles Rhéteurs ne font-ils point comme d’habitude

Assaut d’éloquence ?

Parce que les Barbares seront là aujourd’hui.

Et qu’ils sont las de ces péroraisons creuses et ces discours publics.

Pourquoi soudain cette peur et ce trouble ?

(comme graves sont devenus les visages !)

pourquoi les rues, les places se vident-elles si vite ?

Pourquoi chacun rentre-t-il chez lui si inquiet ?

Parce que la nuit est tombée

et que les Barbares ne sont pas venus.

Et quelques-uns de nos gens juste revenus des frontières ont dit

qu’il n’y a point de Barbares.

Et maintenant qu’allons-nous donc devenir sans Barbares ?

Ces gens-là c’était pour nous une sorte de solution.

Bibliographie

*En attendant les barbares et autres poèmes Traduit du grec par Dominique Grandmont, Poésie-Gallimard 2003

*Poèmes traduction Marguerite Yourcenar et Constantin Dimarras, Poésie-Gallimard 1998