Czesław Miłosz

Le chantre aux yeux ouverts de la poésie polonaise

«Je n’ai pas la moindre hésitation à déclarer que Czeslaw Milosz est l’un des plus grands poètes de notre temps, peut-être le plus grand. » Joseph Brodsky.

Faut-il dire aussi Czeslaw Milosz hélas, quand on veut désigner le plus grand poète polonais, comme le fit André Gide pour Victor Hugo ? Lui aussi est un peu le Victor Hugo de la Pologne, le barde national.
Tant cette statue du commandeur écrase la littérature polonaise, et que tout se ramène souvent à lui, même maintenant. Son ombre immense s’étend partout, et pour aggraver son cas, il est vraiment un immense poète. Il fut aussi l’archétype du dissident, l’infatigable combattant contre le nazisme et le stalinisme. Il est le chantre de la nation polonaise, l’homme de tous les nobles engagements, de toutes les luttes.
Et puis c’est lui qui nous aura fait découvrir Tadeusz Rózewicz, et il était le cousin de notre cher, très cher, O.V. Lubicz Milosz qu’il défendra inlassablement.
Pour tout cela, et bien d’autres choses encore, Czeslaw Milosz est grand et l’on ne saurait parler de poésie polonaise sans parler de lui et le célébrer comme il se doit.

Romancier, poète, essayiste et traducteur, Czeslaw Milosz est à la fois la conscience de la poésie polonaise, et aussi une des plus belles incarnations de l’intellectuel européen. Homme libre, lui qui a dénoncé dans La pensée captive les régimes dictatoriaux communistes, est l’archétype du dissident et de l’homme universel. Celui aussi qui a dénoncé sans cesse l’inhumanité du monde.
Il est celui qui est hanté par le poids de l’histoire, et celui de la condition humaine.

Il avait une haute conception du rôle du poète et de sa mission dans le monde. Il est un poète pétri de morale.
Son Histoire de la littérature polonaise publiée en France nous aura fait découvrir par exemple Tadeusz Rózewicz et tant d’autres. Infatigable passeur, poète au souffle puissant, il est vénéré en Pologne bien sûr, mais aussi dans les pays anglo-saxons. Curieusement, malgré son prix Nobel reçu en 1980, il est presque ignoré en France, excepté pour son roman autobiographique de 1955, Sur les bords de l’Issa, magnifique roman d’initiation et hommage à sa chère Lituanie.

Seuls quelques poèmes, quarante et un, parus dans Enfant de l’Europe sont accessibles en français. Mais ils sont traduits à partir d’une traduction anglaise, qui même si souvent elle est faite par Czeslaw Milosz lui-même, fait perdre bien des éclats à l’original polonais.
Il est plus connu ici comme celui qui a dénoncé la mainmise du pouvoir communiste sur les esprits et jusqu’au quotidien de chacun, que comme poète.
Dissident exemplaire certes, mais poète admirable avant tout.
Interdit de publication en Pologne pendant trente ans, interdit de lecture, car dangereux proscrit pour le régime, quand il décide en 1951 de quitter son poste de diplomate pour s’établir en France, puis en Californie, il était une légende que les Polonais se racontaient sous le manteau.

Son prix Nobel en 1980 est arrivé au milieu des grèves d’automne en Pologne, mais qui pouvait avoir accès à ses écrits, même ses écrits de résistance contre l’hitlérisme ?
« Il était condamné à un lourd silence expiatoire. »
Lui l’exilé s’est reconstruit à l’étranger, en devenant encore plus universel, encore plus humaniste.
Son aliénation comme exilé, son isolement, l’incompréhension de ses compatriotes émigrés comme lui, le poussent d’abord à célébrer ses racines lituaniennes et polonaises, mais aussi pour lui qui n’écrit qu’en polonais, à traduire certains de ses poèmes en anglais pour briser l’enfermement.

« L’exil est le destin du poète d’aujourd’hui, de l’homme-poète moderne, qu’il soit dans son pays ou arraché à l’étranger, loin de ses coutumes familières et de ses croyances…Il faut l’accepter sans pathos, et tout dépend de l’usage que l’on en fera. » Lui le grand lecteur de la Bible devait sans doute voir dans son exil des analogies au sort du peuple juif, et à Job en particulier.
Pourtant il ne se veut nullement prophète :
« Seigneur Dieu, j’ai aimé la confiture de fraiseEt la sombre douceur du corps féminin.Comme aussi la vodka glacée, les harengs à l’huile,Les parfums : la cannelle et les clous de girofle. Quel prophète puis-je donc faire ?»

Pourtant il aura été une sorte de prophète, annonçant la mise en ruines de l’Europe et des consciences. Acteur plutôt que témoin, il lui a été donné d’être un homme véritable, lui qui n’aspirait qu’à être un petit lituanien :
: «Je suis un Lituanien à qui il n’a pas été donné d’être un Lituanien. »

Et il est l’Européen, le moraliste du monde en jachère, écrivant et pensant aussi bien couramment en polonais, lituanien, russe, anglais et français.
Cet esprit de la Renaissance, croyant malgré tout aux livres, aux arbres, aux femmes, à l’humanité, n’aura pas semé sa parole en vain.

La vie d’un déraciné, devenu symbole de la dissidence

La voix de la passion est plus importante que la voix de la raison.L’homme sans passion ne peut pas changer l’histoire. » Czeslaw Milosz. Czeslaw Milosz est né le 30 Juin 1911 dans le village de Szetejnie à la frontière entre les deux régions historiques lituaniennes de Samogitie et Aukstaitija, dans le centre de la Lituanie qui faisait alors partie de l’empire russe. Il est issu d’une vieille famille lituanienne.

Ses premières années, qu’il a évoquées dans son roman Sur les bords de l’Issa, furent baignées du mystère de cette société paysanne traditionnelle encore proche du paganisme, mais fortement marquée par le catholicisme

Après la Première Guerre mondiale, sa famille s’établit dans la ville (alors polonaise) de Wilno (aujourd’hui Vilnius, capitale de la Lituanie), où il poursuit ses études secondaires et universitaires.

Sa première éducation porte une forte empreinte religieuse, empreinte qui marquera son œuvre ultérieure. Et à Wilno marquée par la présence d’une importante communauté juive, il rencontre un véritable mélange de langues et de cultures qui va le construire. Face à la montée foudroyante de la xénophobie et de l’antisémitisme, Czeslaw Milosz se situe résolument dans la tolérance et l’humanisme.

Par la suite, Czeslaw séjourne une année à Paris en 1931, où il rencontre son lointain oncle, le poète Oscar Vladislav de Lubicz Milosz, alors dans une période profondément mystique et métaphysique (poème Nehumin par exemple) et qui aura une influence déterminante sur son cheminement intellectuel. L’aîné fait en effet découvrir au cadet la pensée de Simone Weil (il traduisit plus tard certains de ses écrits en polonais) ainsi que celle du théosophe suédois Emmanuel Swedenborg. Bien des années plus tard, en manière d’hommage, il devait assurer la direction des Cahiers de l’Association des Amis d’Oscar Milosz.

C’est en 1933 qu’il fait ses débuts littéraires avec la parution d’un premier recueil de poésie, Poemat O Czasie Zastyglym, Poèmes sur le temps figé qui fait forte impression malgré son pessimisme.
En 1934, il obtient son diplôme en droit de l’Université de Wilno. Après son diplôme il passe encore une année, en 1934, à Paris. À son retour, il travaille comme commentateur à Radio Wilno.

Ses débuts au sein des cercles intellectuels le situent à gauche de l’éventail politique, une teinte idéologique qui va lui faire perdre, en 1937, le poste qu’il occupe à la radio de Wilno. Il est alors l’une des figures montantes de l’avant-garde poétique et littéraire polonaise, co-fondateur, à Wilno, d’un cercle littéraire, le Zagary, (Le flambeau), qui exercera une influence majeure sur toute la poésie polonaise du XXe siècle.
Son recueil « Trois hivers », paru en 1936, fut considérée comme l’œuvre la plus représentative du courant catastrophiste de l’entre-deux-guerres.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, après l’invasion de la Lituanie par l’Armée rouge, Czeslaw Milosz rejoint la résistance polonaise à Varsovie. Il continue d’écrire des poèmes.

Il a donc vécu la Seconde Guerre mondiale et l’occupation allemande dans la capitale polonaise, sous l’Allemagne nazie de « gouvernement général », où il a assisté à des conférences clandestines et traduit Shakespeare. Il s’engage dès 1942 dans les rangs du Comité d’Aide aux Juifs Zegota.
Il n’a pas participé à l’Insurrection de Varsovie en raison de son statut de résident à l’extérieur de Varsovie. Mais il a mis ses talents littéraires au service de la résistance antinazie et ses poèmes dénoncent les atrocités commises sous la domination nazie. Ses poèmes antinazis seront plus tard clamés par les Polonais lors de l’insurrection de 1944. Les poèmes qu’il écrit sont réalistes et abandonnent tout lyrisme visionnaire, et se veulent porteurs de messages.

Il ne peut supporter que les Varsoviens s’amusent sur un manège et des carrousels à côté du ghetto en flamme.

Après la guerre, le nouveau pouvoir communiste le remarque et Czeslaw Milosz a servi comme attaché culturel de la République populaire communiste de la Pologne de 1946 et 1951, à Washington et à Paris. À cette époque, s’il est encore attaché à ses idéaux socialistes, il prend peu à peu ses distances avec un régime dont il voit avec horreur se durcir les traits staliniens. Et en 1949, lors d’un bref séjour à Varsovie il découvre vraiment la réalité du nouveau régime.

La rupture sera consommée en 1951, alors qu’il quitte la Pologne et obtient l’asile politique en France. Il s’installe à Paris où il se consacrera désormais à l’écriture comme traducteur et écrivain. Son essai, La pensée captive, Essai sur les logocraties populaires, paru en 1953, sera un grand choc et devint un succès mondial, car il s’agissait d’une analyse impitoyable sur le totalitarisme, une des premières vraiment diffusées sur le communisme vu de l’intérieur. Mais il en fait un pamphlet universel.
« J’écrivais pour l’étranger, la Pologne ne devait donc être qu’un matériau d’illustration. Je souhaitais montrer un phénomène mondial et non local et polonais »

À partir de ce moment, il participe aussi activement à la revue Kultura qui publie ses poèmes à Paris. Il lui sera toujours fidèle.
En 1960, il quitte la France pour les États-Unis, où il enseignera la littérature polonaise à l’Université Berkeley de Californie, jusqu’en 1978. Il a pris sa retraite la même année, mais il a continué à enseigner à Berkeley. Il était devenu en 1970 citoyen américain, sans renoncer à sa nationalité polonaise.

En 1980 Czeslaw Milosz a reçu le prix Nobel de littérature.

Ses œuvres ont été interdites en Pologne par le gouvernement communiste, et pour la première fois de nombreux Polonais l’ont découvert par des écrits clandestins.

Il ne devait retourner pour la première fois en Pologne qu’en 1981, à l’époque du mouvement Solidarité. La chute de celui-ci et le retour de la dictature lui firent reprendre la route de l’exil. L’effondrement du régime communiste en Pologne à la fin des années quatre-vingt lui a cependant permis de retrouver sa patrie d’origine en 1990, et de vivre entre Cracovie et Berkeley.
Sa vie, véritable odyssée, retrouvait un port d’attache.

Il refuse de se laisser enfermer dans un rôle emblématique et consensuel. Il émet des doutes sur la foi catholique et proclame son scepticisme. Il milite aussi pour la reconnaissance de l’apport culturel juif dans l’histoire du pays.

Czeslaw Milosz est mort le 14 août 2004 à son domicile de Cracovie, âgé de 93 ans, après 73 ans de carrière littéraire.
Le Mémorial aux travailleurs des chantiers navals de Gdansk, tués par les forces de sécurité du gouvernement en 1970, comporte un poème de Czeslaw Milosz.
Czeslaw Milosz est honoré à Yad Vashem, le mémorial de la Shoah en Israël, comme l’un des " Justes parmi les Nations "
Czeslaw Milosz aura aussi été un grand traducteur, surtout de la Bible, mais aussi des autres poètes polonais qu’il fera connaître au monde, et des œuvres de Charles Baudelaire, TS Eliot, John Milton, William Shakespeare, Simone Weil, et Walt Whitman.

Les mots de l’exil

La poésie est pour moi la patrie qui remplace celle qui soudain m’a manqué.

Dans son œuvre Milosz n’a jamais cessé de revenir sur son déracinement. Presque toute son œuvre a été écrite en polonais, même s’il parlait le français, l’anglais et le russe. C’est donc dans sa langue maternelle qu’il combattait pour l’Europe unie.

« Je suis la voix d’une autre Europe, incluant de nombreuses villes et pays de l’Est de l’Allemagne. (…)En raison des divisions du passé, il y a quelque chose de commun entre nous tous. C’est la mémoire du Sud, de la civilisation méditerranéenne qui a été toujours présente dans notre religion, notre philosophie, nos monuments, dans le langage, la peinture et l’architecture. J’ai moi-même grandi dans une ville où le baroque prédominait dans les églises catholiques romaines du Nord, et j’ai appris à l’école à réciter Horace et Ovide. C’est pourquoi j’ai senti que j’avais le droit de penser que l’Europe était ma patrie. »

Sa patrie est en fait son enfance, son petit pays.
« Il est bon de naître dans un petit pays où la terre est humaine parce qu’elle est à la mesure de l’homme, où des langues et des religions différentes ont coexisté au cours des siècles. Je pense à la Lituanie, terre de mythes et de poésie. »
De sa patrie introuvable il va faire toute l’âme de l’Europe, voulant résister à son déclin, arc-bouté sur ses valeurs morales qui charpentent toute son œuvre. C’est en fait lui qui a porté la véritable identité européenne.
Il était à la fois citoyen universel et ancré dans sa terre natale.
Il va dépouiller de plus en plus sa langue, ses idiomes, voulant coller au concret. Sa forme évolue vers un classicisme, vers une langue explicite, souvent dramatique, voire tragique.

« …Tout cela remonte à bien longtemps, ce pays n’est plus, ni les gens qui y ont vécu : moi-même j’ai changé. Mais on ne fuit pas les données de son destin ; hier, catastrophiste, je le suis resté en quelque sorte toute ma vie. Pareille attitude offre au moins un avantage ; à nous attendre au pire, nous ne sommes pas trop surpris quand le pire finit par arriver. Nous continuons à fonctionner tant bien que mal dans une situation nouvelle sans renoncer pour autant à notre attente eschatologique de l’harmonie universelle, celle d’un retour « au siècle de foi et de force »

Il devient humble artisan se méfiant du modernisme, et limitant ses métaphores au plus près. Il veut édifier une poésie qui soit « une poursuite passionnée du réel ».

« J’ai travaillé assidûment, énonce Milosz, avec l’obstination qui est une vertu proverbiale des Lituaniens, à rendre ma région natale présente dans tous mes écrits. » Pourtant c’est le monde entier qui peut aussi y entrer.

Czeslaw Milosz aura été la conscience autant de la Pologne que de l’Europe. Il fut par ses poèmes la lueur et le soutien de tout un peuple opprimé. Il semblait hanté par le poids de l’histoire et n’aura eu de cesse que de lutter contre « La grande Machine à décerveler ». Il se méfiait de la Raison dans l’histoire, qui a fait accepter l’atrocité du communisme par la Pensée Captive :
« J’ai rejeté la nouvelle foi parce que la pratique du mensonge est un de ses principaux commandements et le réalisme socialiste n’est rien de plus qu’un autre nom pour un mensonge. »

Il était en exil d’un monde qui n’existait plus, un témoin de la dévastation nazie de la Pologne et de la prise de contrôle soviétique de l’Europe de l’Est. De ces catastrophes politiques il a voulu par-dessus les ruines spirituelles d’un monde, édifier un homme moral. Il fut celui-là, lui l’exilé dans l’âme.

« Je suis le témoin d’un passé révolu mais non pas aboli ».

En fait il dérange encore en Pologne et reste incompris, quoique vénéré.

Lui qui craignait par-dessus tout ceci: « Ne pas être pris pour autre que ce que je suis », il doit être celui qui a vaincu les remous de l’histoire et su être une conscience inaltérable, une quête d‘identité, non pas nationale, mais universelle

« L’acte d’écrire un poème est un acte de foi. »(Czeslaw Milosz)

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Campo dei Fiori
À Rome sur le Campo dei Fiori
Corbeilles de citrons et d’olives,
Le sol que le vin fait rougir.
Les forains versent sur les tables
Les roses des fruits de mer ;
De lourdes grappes de raisin
Écrasent les pêches duvetées.
C’est bien ici, sur cette place
Que mourut Giordano Bruno.
Le bourreau éteignit le bûcher
Au cercle des curieux badauds.
À peine disparut la flamme
Que se remplirent les tavernes,
Remirent les porteurs sur leurs têtes
Des paniers de citrons et d’olives.
Je te vis, Campo dei Fiori,
Un printemps à Varsovie.
Près des gaies balançoires
La vive mélodie faisait taire
Les coups de canon au ghetto ;
Très haut s’envolaient les couples,
Jusqu’au milieu du ciel clair…
Le vent des maisons en feu
Levait les robes des jeunes filles
Et riaient les foules insouciantes
Du beau dimanche de Varsovie.
D’aucuns diront peut-être :
Le peuple de Varsovie ou de Rome
Boit, vend, aime et s’amuse
En fuyant les bûchers martyrs…
Moi, je me disais alors
Combien qui périt reste seul
Et qu’au moment où Giordano
Montait au sommet du bûcher
S’était tue la langue humaine…
Mais après des siècles entiers,
Le plus grand des Campi dei Fiori
Verra le bûcher de révolte
Jailli des paroles du poète.

Fragments de l’un des « Poèmes du ghetto de Varsovie » rassemblés et traduits par Irène Kaufer

Une autre traduction de ce poème emblématique

A Rome au Campo dei Fiori
Paniers d’olives et citrons,
Le pavé est arrosé de vin,
Couvert de débris de fleurs.
A l’étal, les marchands versent
Des fruits de mer roses ;
Des poignées de raisins sombres
Tombent sur le duvet des pêches.
C’est ici, sur cette place,
Qu’on a brûlé Giordano Bruno,
Qu’entouré d’une foule curieuse
Le bourreau alluma la flamme.
A peine fut-elle éteinte
Que les tavernes étaient pleines,
Que les marchands portaient sur leurs têtes
Les paniers d’olives et de citrons.
J’ai repensé au Campo dei Fiori
A Varsovie près d’un manège
Par un beau soir de printemps
Aux sons d’une musique joyeuse.
Venant du ghetto, le bruit des salves
Se perdait dans les rythmes allègres.
Et sur le manège les couples
S’envolaient dans un ciel serein.
Le vent portait les sombres lambeaux
Des maisons incendiées ;
Ceux qui allaient au manège
Touchaient des cendres dans l’air
Et les robes des filles volaient
Au vent des maisons en feu,
Et les gens riaient, heureux,
Ce beau dimanche à Varsovie.
L’un en tirera la morale
Que les gens d’ici ou de Rome
S’affairent, s’amusent et aiment
En passant près des bûchers.
Un autre y lira peut-être
La fuite des choses humaines,
L’oubli qui recouvre les flammes
Avant même qu’elles ne s’éteignent.
Et moi je pensais
A la solitude des victimes,
Au fait que Giordano,
Monté sur le bûcher,
Ne trouva aucun mot
En aucune langue humaine
Pour prendre congé de l’humanité,
Cette humanité qui dure.
Et l’on courait verser le vin,
Vendre de blanches étoiles de mer,
Pendant qu’on portait dans la rumeur joyeuse
Des paniers d’olives et de citrons.
Et lui n’était pas loin, comme
Si les siècles avaient déjà passé,
Tandis qu’ils avaient à peine attendu
Un moment, eux, son envol dans le feu.
Notre langue s’est faite étrangère
Comme d’une planète morte
Pour ceux qui mouraient solitaires
Promptement oubliés du monde.
Enfin tout deviendra légende
Et après bien des années
Sur un nouveau Campo dei Fiori
La révolte s’enflammera au verbe du poète.
Varsovie, Pâques 1943.
Version française de Frédéric Wandelèreen coopération avec Rolf Fieguth.

AU POLITICIEN

Qui es-tu l’homme — assassin ou héros
Toi, que la nuit a élevé pour l’action.
Entre tes mains le sort du vieillard et de l’enfant
Et ton visage dissimulé
Tel un golem face au monde

Réduiras-tu en cendres la ville ou la patrie ?
Attends ! Tremble dans ton cœur ! Ne t’en lave pas les mains !
Ne cède pas le verdict à l’histoire non accomplie !
À toi le glaive et à toi la balance.
Par-dessus le souci des hommes, l’espoir et la colère
Tu sauves ou tu perds

La république.
Tu es bon et parfois parmi les tiens
Tu caresses la tête claire des enfants
Mais si un million de familles te maudissent ?
Gare à toi! Que restera-t-il de tes bonnes journées ?
Que restera-t-il de tes discours vigoureux ?
L’obscurité arrive.

Dans ta main humaine, o combien humaine,
Des villes bruyantes, et des champs, des mines et des navires.
Regarde. Ta ligne de vie passera par ici.
Trois fois béni
Trois fois maudit
Souverain du bien
Ou souverain du mal.
Source : Erudit.orgTraduction Vladimir Krysinski

CAFÉ

De cette table au café
Où les midis d’hiver scintillait un jardin de givre,
Seul je suis resté.
Je pourrais entrer, si je voulais,
Et en tambourinant dans le vide froid
Évoquer les ombres.

Avec incrédulité je touche le marbre froid,
Avec incrédulité je touche ma propre main :
Cela — cela existe, et je suis dans l’histoire qui va.
Eux, ils sont enfermés déjà pour les siècles des siècles
Dans leur dernier mot, leur dernier regard.
Et lointains, comme l’empereur Valentinien,
Comme les chefs Massagètes, dont on ne sait rien —
Bien qu’il se soit écoulé une année à peine, deux ou trois années.

Je peux encore être bûcheron dans les forêts du Grand Nord,
Je peux haranguer de la tribune, ou tourner un film
Avec des moyens dont ils n’avaient pas idée.
Je peux goûter aux fruits des îles océanes.
Et avoir ma photo en costume de la fin du siècle.
Eux, ils sont à jamais déjà comme les bustes en jabot et en frac
D’un Larousse monstrueux.

Mais parfois, quand le crépuscule teint les toits d’une rue pauvre
Et que je m’attarde à regarder le ciel, je vois, là, dans les nues,
Une table qui titube. Le garçon tournoie avec le plateau,
Et ils me regardent en pouffant de rire.
Car je ne sais pas encore comment on meurt de main d’homme.
Eux savent, ils savent très bien.
Source : Erudit.orgTraduction Josef Kwaverko, Robert Mélénçon

CHANSON DE LA FIN DU MONDE

Le jour de la fin du monde,
L’abeille tourne au-dessus de la capucine,
Le pécheur répare le filet luisant.
Les joyeux dauphins bondissent dans la mer,
Les jeunes moineaux s’accrochent aux gouttières,
Et le serpent a la peau dorée, comme avant.

Le jour de la fin du monde,
Les femmes vont par les champs sous des ombrelles,
L’ivrogne s’endort au bord du gazon,
Les marchands de légumes dans la rue appellent,
Et le bateau à voile jaune s’approche de l’île ;
Dans l’air s’allonge le son du violon
Qui fait s’ouvrir la nuit étoilée.

Et ceux qui s’attendaient au tonnerre et aux éclairs
Sont déçus.
Et ceux qui s’attendaient aux signes et aux trompettes des Anges
Ne croient pas que le Jour soit venu.
Tant que le soleil et la lune sont là-haut,

Tant que le bourdon hante la rose,
Tant que naissent des enfants roses,
Personne ne croit que le Jour soit venu.
Seul un petit vieux, qui serait prophète,
Mais pris par autre chose il ne l’est pas,
En liant ses tomates répète :
D’autre fin du monde, il n’y en aura pas,
Source : Erudit.orgTraduction Josef Kwaverko, Robert Mélénçon

LE TOMBEAU DE LA MÈRE

I.

Un petit globe argenté se déplace et les planètes
Tournent sur une piste électronique
Autour du soleil de l’atome. Mais pour nous
Toujours un seul point sur la terre
Revient dans un rêve insensé
Lorsque les mannequins au cou de bois,
Sans tête, mènent la danse, ou que les chiens
Sautillent sur leurs pattes de bois sculpté.
Entre la mémoire qui inquiète
Car elle dit : le passé est invincible,
Et l’oubli qui est une offense
À nos conceptions de la bonté puissante,
Nous vivons chancelants, tandis que précipitamment
Comme des mouches dans la lumière de lampes perpétuelles
Un électron en croise un autre dans le vide.

II.

O qu’elle gronde en ces nuits d’automne
La mer à l’embouchure de la Vistule. Le tonnerre
Emplit la plaine étale sous les rangées de saules
Et le vent du nord peigne les herbes sèches.
Dans les broussailles halète et tombe par morceaux
Le verre des fenêtres brisées d’une église morte.
Lavés par les gouttes lourdes de la pluie
Des boucliers longs et massifs
Renvoient aux nuages des signes effacés
Tout près du lieu où s’unissent
La terre et les restes de celle qui m’a mis au monde.
La solitude éternelle, le cri des oiseaux migrateurs,
Et le souffle de la mer, sourd et incessant.
Source : Erudit.orgTraduction Vladimir Krysinski

LES MOTS

Comme si bredouilles dans l’air,
déplacés à la pelle, mesurés par tons, des mots
il restait quelque chose. Mais le son anéantit le son
et au milieu du vacarme se fait le silence.
Relevons qu’il y avait en lui une sorte d’indifférence.
Il aimait boire et causer, mais quand les femmes savantes
lui reprochaient de ne rien envoyer aux éditeurs, il riait.
Il préférait ces parages, car la violence primordiale
se suffit à elle-même et l’aboiement des phoques
est ce qu’il est. La vie administre la mort,
le flux se change en écume. Autant d’illusions de moins.
C’était comme dans un pays lointain, très lointain
de son enfance, quand il ignorait tout
des types qui voulaient sauver leur moi
toutes les nuits, à la chandelle, mot par mot.
Source : Erudit.orgTraduction Vladimir Krysinski

DEVOIR

Dans la crainte et le tremblement, je pense que j’aurais
accompli ma vie
Seulement si je parvenais à une confession publique
Qui dévoilerait l’imposture, la mienne et celle de l’époque :
Il nous était permis de répondre par le coassement des nains et
des démons,
Mais les mots purs et nobles restaient interdits
Sous une peine si sévère que celui qui en prononçait un seul
Aussitôt se jugeait lui-même perdu.
Source : Erudit.orgTraduction Josef Kwaverko, Robert Mélénçon

DON

Jour si heureux.
Le brouillard était tombé tôt, je travaillais au jardin.
Des colibris s’arrêtaient au-dessus de la fleur du chèvrefeuille.
Il n’y avait rien sur terre que j’aurais voulu posséder.
Je ne connaissais personne qui aurait valu d’être envié.
Le mal qui était advenu, je l’oubliais.
Je n’avais pas honte d’être celui que je suis.
Je ne sentais dans mon corps nulle douleur.
Source : Erudit.orgTraduction Josef Kwaverko, Robert Mélénçon

À TADEUSZ ROZEWICZ, POÈTE

Tous les instruments s’accordent dans la joie
Lorsque le poète entre au jardin de la terre.
Quatre cents fleuves azurés ont travaillé
À sa naissance et le ver à soie
A tissé pour lui ses nids scintillants ;
L’aile corsaire de la mouche et la tête du papillon
Se sont formées en pensant à lui
Et le bâtiment étage du lupin
A éclairé pour lui l’ombre nocturne à la lisière du champ.
Alors, tous les instruments se réjouissent
Enfermés dans les coffrets et dans les jarres de verdure
Jusqu’à ce qu’il les touche et qu’ils résonnent.

Gloire à la région du monde qui fait naître le poète !
La grande nouvelle court sur les eaux près du rivage
Sur la dalle embrumée de la mer, là où nagent les mouettes
endormies.

Et plus loin, là où tanguent et roulent les navires
La grande nouvelle court sous la lune montagneuse.
Elle montre le poète à sa table de travail
Dans une chambre mal chauffée, dans une ville peu connue
Quand l’heure sonne à la tour de l’horloge.

Sa demeure est dans l’aiguille du pin, dans le cri de la biche
Dans l’explosion des étoiles et dans la main de l’homme
L’horloge ne mesure pas son chant. L’écho,
Comme l’antiquité de la mer dans une conque,
Ne se tait jamais. Le poète dure. Formidable
Est son chuchotement qui soutient les hommes.
Heureuse est la nation qui a le poète
Car dans l’adversité elle ne marche pas silencieuse.

Seuls les rhéteurs n’aiment pas le poète.
Assis sur des chaises de verre ils déploient
De longs rouleaux et riment noblement ;
Mais autour d’eux retentit le rire du poète.
Et sa vie n’a pas de terme.

Ils sont irrités. Ils savent que leurs chaises voleront en éclats
Là où ils étaient assis ne poussera
Nul brin d’herbe. Cercle de soufre brûlé,
Rousse poussière stérile. Une fourmi le contournera.
Traduction Vladimir Krysinski

OECONOMIA DIVINA

Je ne pensais pas devoir vivre un moment si singulier.
Que le Seigneur des hauts rochers et du tonnerre,
Le Dieu des Armées, Kyrios Sabaoth,
Humilierait douloureusement les hommes,
Leur ayant permis d’agir à loisir,
Les laissant conclure et ne disant rien.
Ce fut un spectacle sans parenté, à vrai dire,
Avec les cycles séculaires des tragédies royales.
Routes sur piliers de béton, villes de verre et de fonte,
Aéroports plus étendus que les états tribaux,
Soudain privés de principe, se désintégrèrent.
Non pas en rêve mais en réalité : car soustraits à eux-mêmes
Ils duraient comme dure seulement ce qui ne doit pas durer.
Des arbres, des pierres des champs, des citrons même sur la table,
La matière s’échappa et leur spectre
Se révéla un vide, un nuage sur un négatif.
Déshérité de ses objets fourmillait l’espace.
Partout était nulle part et nulle part, partout.
Dans les volumes les lettres s’argentaient, vacillaient, disparaissaient.
La main ne pouvait pas tracer le signe du palmier, le signe du
fleuve, le signe de l’ibis.
Au tumulte des langues nombreuses, le langage fut proclamé
mortel.
On interdit la plainte, car elle se plaignait à elle-même.
Atteints par un tourment obscur les hommes
Jetaient leurs vêtements sur les places pour que leur nudité
appelle le jugement.
Mais en vain ils imploraient la terreur, la pitié ou la colère.
Trop peu fondés
Étaient le travail et le repos
Et le visage et les cheveux et les hanches
Et toute existence.
Traduction Josef Kwaverko, Robert Mélénçon

Maturité tardive
Très tard, à l’approche de ma quatre-vingt-dixième année, une porte s’est ouverte
en moi et je suis entré dans la clarté de l’aube.
Mes vies antérieures avec leurs soucis s’éloignaient de moi, l’une après l’autre,
comme des bateaux.
Et les pays, les villes, les jardins, les baies maritimes assignés à mon pinceau
se présentaient pour que je les décrive mieux qu’avant.
Je n’étais pas séparé des gens, le deuil et la pitié nous liaient, et je disais :
nous avons oublié que nous sommes tous des enfants de Roi.
Car on ne distingue pas encore, d’où nous venons, le Oui du Non, le présent
ni le passé de l’avenir.
Nous sommes infortunés nous qui ne profitons que d’une centième partie
du don que nous avons reçu pour notre long voyage.
Moments d’hier et d’il y a des siècles : un coup d’épée, un maquillage de cils
devant un miroir de métal poli, la balle mortelle d’un mousquet, le choc d’une caravelle
contre un récif – tout cela nous habite et attend son complément.
J’ai toujours su que je travaillerais à la vigne, comme tous ceux qui vivent
en même temps avec moi, conscients ou inconscients.
D u volume « Druga przestrzen » (Deuxième espace), Cracovie, 2002.
Version française de Frédéric Wandelère en coopération avec Rolf Fieguth
.

Statue d’un couple

Ta main, ma merveille, est glacée maintenant.
La lumière la plus pure du dôme céleste
M’a consumé. Et maintenant nous sommes
Comme deux calmes plaines allongées dans le noir,
Comme deux berges sombres d’une rivière gelée
Dans le gouffre du monde.

Où es-tu, dans quelles profondeurs du temps,
Amour, dans quelles eaux t’avances-tu,
Maintenant que le givre de nos lèvres muettes
Ne barre plus l’accès aux feux divins ?

Mon amour, ta poitrine tranchée par un burin
Ne sait plus rien de ce qu’il y avait.
Des nuages à l’aube, des colères au crépuscule,
Des ombres au printemps, elle n’a pas souvenance.
(poème composé en 1935).
Enfant d’Europe

Le don del’Hymne de la Perle (1982)

O beauté, splendeur : vous seules j’ai retenu
De la vie qui fut amère et erronée,
Dans laquelle je me reconnais ainsi que les autres.
Le ravissement qui me prenait me revient seul en mémoire :
Les levers de soleil dans le fin branchage,
Les fleurs ouvertes après la nuit, les herbes douces
La ligne bleue des montagnes pour crier Hosanna.
Combien de fois ai-je dit : Ce n’est pas la vérité de la terre
Des jurons et déceptions, arriver aux hymnes !
Pourquoi faire semblant, alors que je sais tant de choses ?
Mais mes lèvres glorifiaient, mes jambes couraient d’elles-mêmes
Mon cœur battait fort et ma langue clamait des louanges.

1982

Adaptations personnelles à partir de ses propres traductions en anglais

Si peu J’ai dit si peu.
courts étaient les Jours

jours courts.
Nuits courtes.
Courtes années.
J’ai dit si peu.
Je ne pouvais pas arriver à suivre.
Mon cœur se lassa
de joie,
de désespoir,
d’ardeur,
d’espoir.
Les mâchoires du Léviathan
se refermaient sur moi.
Nu, je m’étends sur les rives
des îles désertes.
La baleine blanche du monde
m’a transporté jusqu’à son abîme.
Et maintenant je ne sais pas
ce qui était réel dans tout cela.
Berkeley, 1969
Czeslaw Milosz «Collected Poems 1931-1987

Poésie

Un mauvais chrétien regarde le ghetto
Les abeilles font leur ruche autour du foie rouge,
Les fourmis construisent autour de l’os noir.
Cela a commencé : la déchirure, le piétinement des soies,
Cela a commencé: la brisure du verre, du bois, du cuivre, du nickel, de l’argent, de la mousse
du plâtre, plaques de fer, des cordes de violon, des trompettes, des feuilles, des boules, des cristaux.
Pouf! Un feu phosphorescent venant des murs jaunes
Engloutit animaux et des cheveux humains.

Les abeilles font leur ruche autour du nid d’abeilles des poumons,
Les fourmis construisent autour de l’os blanc.
Tout est déchirure, papier, caoutchouc, toile, cuir, lin,
Fibres, tissus, cellulose, peau de serpent, fil de fer.
Le toit et le mur s’effondrent en flammes et la chaleur saisit les fondations.
Maintenant, il y a seulement la terre, du sable, mis à bas,
Avec un arbre sans feuilles.

Lentement, perçant un tunnel, une taupe sentinelle fait son chemin
Avec une petite lampe rouge fixée à son front.
Elle touche les corps enterrés, les compte, les pousse,
Elle reconnaît les cendres humaines par leur vapeur lumineuse,
Les cendres de chaque homme par une partie différente du spectre.
Les abeilles font leur ruche autour d’une trace rouge.
Les fourmis construisent autour de la place laissée par mon corps.

J’ai peur, si peur de la taupe sentinelle.
Elle a des paupières gonflées, comme un patriarche
Qui a siégé beaucoup dans la lumière des bougies
Lisant le grand livre de l’espèce.

Que vais-je lui dire, moi, un Juif du Nouveau Testament,
attendant depuis deux mille années la seconde venue de Jésus ?
Mon corps brisé va me livrer à sa vue
Et il va me compter parmi les auxiliaires de la mort :
Les incirconcis.
Varsovie, 1943Czeslaw Milosz « Selected Poems ", 1973

Un poème pour la fin du siècle

Quand tout allait bien
Et que la notion de péché avait disparu
Et la terre était prête
pour la paix universelle
pour la consommer pleinement et se réjouir
Sans croyances et utopies,

Moi, pour des raisons inconnues,
Entouré par les livres
Des prophètes et des théologiens,
Des philosophes, des poètes,
cherchant une réponse,
Renfrogné, grimaçant,
Me réveillant la nuit, murmurant à l’aube.

Ce qui m’oppressait tant
Était un peu honteux.
Parler de cela tout haut
Montrerait ni tact ni prudence.
Cela pourrait même sembler un outrage
Contre la santé de l’humanité.

Hélas, ma mémoire
Ne veut pas me laisser
Et en elle, les êtres vivent
Chacun avec sa propre douleur,
Chacun avec sa propre mort,
Sa propre vibration inquiète.

Pourquoi alors l’innocence
Sur les plages paradisiaques,
Un ciel impeccable
Par-dessus l’église de l’hygiène ?
Est-ce parce que
C’était il y a si longtemps?

A un saint homme
- Ainsi dit un conte arabe -
Dieu dit malicieusement :
«Si j’avais révélé à des personnes
Comment tu es un grand pécheur,
Ils ne pourraient pas te féliciter. "

« Et moi, » répondit l’homme pieux,
«Si je leur avais dévoilé
Comment vous êtes miséricordieux,
Ils ne voudraient pas prendre soin de vous. "

A qui dois-je m’adresser
Avec cette si sombre affaire
de douleur et aussi de culpabilité
Dans la structure du monde,
Si soit ici-bas
Ou là- haut
Aucune puissance ne peut abolir
La cause et l’effet ?

Ne pense pas, ne te souviens pas
La mort sur la croix,
Bien que tous les jours IL meurt,
Le seul véritable, tout entier amour,
Qui, sans que cela soit nécessaire,
A consenti et autorisé
Que tout cela existe,
Y compris les ongles de torture.

Totalement énigmatique.
Incroyablement complexe.
Mieux vaut arrêter d’en parler.
Ce langage n’est pas pour les gens.
Bénie soit la jubilation.
Vendanges et récoltes.
Même si tout le monde ne
Connaîtra pas la sérénité.

L’artificier En flammes, il marche dans le flot de lettres clignotantes, clarinettes,
machines lancinantes battant plus vite que le cœur, têtes coupées, soie des toiles de tente, et il s’arrête sous le ciel
et il dresse vers lui ses poings crispés et joints.
Les croyants tombent sur leur ventre, ils supposent que c’est un ostensoir qui brille,
mais ce sont des doigts, les doigts pointus brillent de cette façon, mes amis
Il découpe en deux les bâtiments, jaunes et lumineux, brise les murs en
moitiés hétéroclites ;
songeur, il regarde le miel suintant de ces énormes nids d’abeilles :
des grands accords de pianos, des cris d’enfants, le bruit sourd d’une tête cognant contre le sol.
C’est le seul paysage capable de lui faire ressentir quelque chose.
Il s’étonne devant le crâne de son frère en forme d’œuf,
chaque jour il repousse ses cheveux noirs de son front,
puis un jour il pose une grosse charge de dynamite
et il est surpris de voir qu’après tout jaillisse dans l’explosion.
Très étonné, il observe les nuages et ce qui est accroché avec :
des globes, des codes pénaux, des chats morts flottant sur le dos, des locomotives.
Ils tournent dans les écheveaux de nuages blancs comme des ordures dans une flaque d’eau.
Pendant que dessous sur la terre une bannière, la couleur d’un rose romantique, flotte,
et une longue rangée de trains militaires rampe sur les pistes couvertes d’algues.

Rencontre Nous roulions à l’aube dans un wagon à travers les champs gelés.
Une aile rouge s’élevait dans l’obscurité.
Et soudain, un lièvre a traversé la route en courant.
L’un de nous l’a montré avec sa main.
C’était il y a longtemps. Aujourd’hui aucun d’eux n’est vivant,
Pas le lièvre, ni l’homme qui a fait le geste.
O mon amour, où sont-ils, où vont-ils
L’éclair d’une main, la trace d’un mouvement, le froissement des galets.
Je ne demande pas de quitter la douleur, mais à aller dans l’étonnement.
Wilno, 1936
Czeslaw Milosz «Collected Poems 1931-1987

La corde invisible

Jusqu’à ce que cela passe. Qu’est-ce qui passe? La Vie.
Maintenant, je n’ai pas honte de ma défaite.
Une île obscure avec ses phoques aboyants
Ou un désert aride cela m’est assez
Pour me faire dire: oui, oui, si.
"Même endormis nous prenons part au devenir du monde."
Endurance ne vient seulement qu’en endurant.
Avec un simple mouvement du poignet je fabriquais une corde invisible,
Et je grimpais sur elle et elle me tenait ferme.

Et pourtant, les livres

Et pourtant, les livres seront là sur les étagères, êtres séparés
Cela est advenu jadis, encore humides
Comme châtaignes luisantes sous un arbre à l’automne,
Et, touchés, choyés, ils ont commencé à vivre
En dépit des feux à l’horizon, des châteaux explosés,
Tribus en marche, planètes en mouvement.
«Nous sommes » disent-ils, alors même que leurs pages
Étaient arrachées, ou bourdonnant dans les flammes
leurs lettres écrasées au loin. Bien plus durable
Que nous le sommes, dont la frêle chaleur
se refroidit avec la mémoire, se disperse, périt.
J’imagine la terre quand je ne serai plus:
Rien ne se passe, aucune perte, c’est toujours un étrange spectacle,
Des robes des femmes, des lilas couverts de rosée, une chanson dans la vallée.
Pourtant, les livres seront là sur les étagères, bien nés,
Issus du peuple, mais aussi de la lumière, venant des hauteurs.

Distance

À une certaine distance, derrière vous je vous ai suivi, honteux de venir plus près.
Pourtant vous m’aviez choisi comme ouvrier dans votre vigne, et j’ai pressé les raisins de votre colère.
À chacun selon sa nature: ce qui est brisé ne devrait pas toujours être guéri.

Je ne sais même pas si on peut être libre, car j’ai travaillé dur contre ma volonté.
Pris par le cou comme un garçon qui donne des coups de pieds et mord
jusqu’à ce qu’ils l’asseyent à son bureau et lui ordonnent de faire des lettres,

Je voulais être comme les autres mais on m’a donné l’amertume de la séparation,
J’ai cru que je serais égal parmi les égaux, mais je me suis réveillé en étranger.
En regardant les bonnes manières comme si j’étais arrivé à une époque différente.

Coupable d’apostasie du rite communautaire.
Il y a tellement de gens qui sont bons et justes, ceux qui ont été bien choisis
Et partout où vous marchez sur la terre, ils vous accompagnent.

Peut-être il est vrai que je vous aimais en secret
Mais sans grand espoir d’être près de vous, comme ils le sont.

Sarajevo

- Peut-être que ce n’est pas un poème, mais au moins je dis ce que je ressens.

Maintenant que la révolution est vraiment nécessaire, ceux qui étaient pleins de ferveur pour elle sont bien calmes.

Pendant qu’un pays assassiné et violé appelle l’Europe à l’aide, en qui il avait confiance, ils bâillent.

Pendant que les hommes d’État choisissent la vilenie aucune voix ne s’élève pour l’appeler par son nom.

La rébellion des jeunes qui avait appelé à une nouvelle terre était une imposture, et cette génération a écrit son propre verdict.

Ils écoutent avec indifférence les cris de ceux qui périssent parce que ce sont après tout juste que des barbares s’entretuant.

Et la vie des bien-nourris a plus de valeur que la vie des affamés.

Il est avéré maintenant que leur Europe depuis le début a été une tromperie, pour sa foi et sa fondation n’est rien du tout.

Et le néant, comme les prophètes ne cessent de le dire, fait naître que le néant, et ils seront une fois de plus conduits comme du bétail à l’abattoir.

Qu’ils tremblent et au dernier moment comprennent que le mot Sarajevo à partir de maintenant signifiera la destruction de leurs fils et la dégradation de leurs filles.

Ils préparent cela en répétant : «Nous sommes au moins saufs», ignorant que ce qui viendra les frapper mûrit en eux-mêmes.
The Black Book of Bosnia, 2001: The Consequences of Appeasement New and Collected Poems: 1931-2001,

Bibliographie sommaire

En français

La prise du pouvoir, traduit par Jeanne Hersch. Lausanne, La Guilde du Livre, 1953
La pensée captive, Essai sur les logocraties populaires. Traduit du polonais par A. Prudhommeaux et l’auteur. Préface de Karl Jaspers. Paris, Gallimard, 1953; Gallimard, N.R.F., Les Essais LXVII, 1980
Sur les bords de l’Issa, traduit par Jeanne Hersch. Paris, NRF Gallimard, collection "du monde entier", 1956
Une autre Europe, Paris, Gallimard, 1964; Gallimard, 1980 ("Du monde entier")
Enfant d’Europe, traduit par Monique Tschui et Jil Silberstein ; revu par l’auteur. Lausanne, Éditions l’Age d’Homme, 1980
Poèmes 1934-1982, Paris, Éditions Luneau-Ascot, 1984
La Terre d’Ulro, Méditation sur l’espace et la religion, Paris, Albin Michel, 1985
Milosz par Milosz, Entretien de Czeslaw Milosz avec Ewa Czarnecka et Aleksander Fiut. Paris, Fayard, 1986
Vision de la baie de San Francisco, Paris, Fayard, 1986
Histoire de la littérature polonaise, Paris, Fayard, 1986
Témoignage de la poésie, Paris, Presses universitaires de France, 1987
Terre inépuisable, Paris, Fayard, 1988
L’immoralité de l’art, Paris, Fayard, 1988
Mon siècle : confession d’un intellectuel européen, Entretiens avec Aleksander Wat, de Fallois/L’Age d’homme, 1989
De la Baltique au Pacifique, Paris, Fayard, 1990
Traité de théologie, Traduit du polonais par Jacques Donguy et Michel Maslowski. Postface de Michel Maslowski. Édition bilingue, Cheyne éditeur, 2003.
Le Chien mandarin, Paris, Fayard, 2004.
L’Abécédaire, Paris, Fayard, 2004

En polonais

Composition (1930)
Voyage (1930)
Poèmes sur le temps figé, (1933)
Trois Hiver s (1936)
Le Salut (1945)
La Pensée captive. Essai sur les logocraties populaires (1953)
La Prise du pouvoir, (1953)
Lumière du jour (1953)
Sur les bords de l’Issa (1955)
Traité poétique (1957)
L’Europe familiale 1959)
Le roi Popiel et autres poèmes (1961)
Une autre Europe (1964)
Gucio enchanté (1965)
Visions de la Baie de San Francisco (1969)
La ville sans nom1969)
Histoire de la littérature polonaise (1969)
Les devoirs privés (1972)
Où le soleil se lève et où il se couche, (1974)
La Terre d’Ulro (1977)
Le jardin des sciences (1979)
Enfants d’Europe, et autres poèmes (1980)
L’hymne à la perl e (1982)
Terre inépuisable (1984)
En commençant par mes rue s (1985)
Chroniques (1987)
Des endroits lointain s (1991)
A la recherche de la patrie 1992)
Au bord de la rivière (1994)
Pause métaphysique 1995)
Les légendes de la modernité (Essais de la guerre) (1996)
La vie sur les îles (1997)
Le chien mandarin (1997)
L’Abécédaire de Milosz (1997)
Un autre Abécédair e (1998)
Voyage dans l’entre-deux-guerres, (1999)
Cela (2000)
Orphée et Eurydice (2003)
Durant le voyage (2004)