Else Lasker-Schüler

La clocharde céleste

Dix loups sont venus s’abreuver à ma source.

Lors de son discours du 20 novembre 2003, pour l’acceptation du prix Nobel de littérature, Elfriede Jelinek fit un vibrant hommage à Else : « Écolière j’ai adoré la stature extravagante, exotique et bariolée d’Else Lasker-Schüler. Je voulais à tout prix écrire des poèmes comme elle, et même si je n’en ai point écrit, elle m’aura beaucoup marqué ».

Démente ou extralucide, Else Lasker-Schüler aura enflammé son siècle, et aura été le porte-parole de l’expressionnisme allemand. Gottfried Benn, amant puis ennemi car rallié au nazisme, dira d’elle « ce fut la plus grande poétesse lyrique que l’Allemagne est jamais eue ».

Karl Kraus, l’avait désigné comme « la plus forte et la plus impénétrable force lyrique en Allemagne ». Ceci pour situer l’immense Else.

Elle était maigre et ses yeux étaient immensément tendus vers vous. Une force terrible émanait de sa personne.

Else Lasker-Schüler envoûte ou fait jaillir la haine par sa vie provocante. Elle mendiera une partie de sa vie pour se nourrir, elle fera exploser les valeurs bourgeoises et la forme poétique. Peintre, poète, meneuse ardente des causes intellectuelles, amante passionnée, elle reste une comète foudroyante passée dans notre ciel. Nous n’en avons pas encore pris toute la mesure immense.

Le début du siècle à Berlin, c’est elle qui l’a façonnée. Ses amis qu’elle vit souvent mourir, Georg Trakl, Franz Werfel ou Franz Marc, bien d’autres encore sont le bord de sa route. Une première génération se fit décimer pendant la première guerre mondiale, une deuxième par le nazisme. Else vit tout cela. Perte et absence, exil et projections bibliques feront le fondement de son œuvre.

« Une Sapho qui aura traversé de part en part le monde » dira d’elle Paul Hille son ami le plus proche. Ce nouvel ange bleu sera la madone des cafés littéraires et tous les hommes devinrent des professeurs « Unrat ». Elle sera à jamais le prince de Thèbes ou une femme prise dans le tragique entre Berlin et Jérusalem.

Else était tout entière dans ses jeux de rôle, elle se faisait appeler le jaguar ou « le prince de Thèbes » et baptisait tout son entourage de nouveaux noms. Franz Marc était le « Cavalier bleu », Karl Kraus « le Dalaï-Lama », Gottfried Benn, « Giselheer le Barbare », Georg Trakl était « le cavalier en or », Franz Werfel « le prince de Prague », Peter Hille « Saint-Pierre », et Oskar Kokoschka « le troubadour ou le géant ».

D’autres encore se firent totémiser de ces noms étranges venus d’autres planètes.

Ses amis furent foison, parfois aussi amants, le plus souvent égaux et amis : Gottfried Ben, Georg Grosz, Karl Krauss, Murnau, Trakl, Werfel, Marc, Peter Hille, Kokoschka, Richard Dehmel, Alfred Döblin, Tristan Tzara, Gropius, Walter Benjamin, Martin Buber,... Et j’en oublie énormément, tant était foisonnante cette ville de Berlin sous son versant bohème, avec tous ces cafés où l’on refaisait l’art et le monde. Elle se promenait dans les rues de Berlin accoutrée en Prince de Thèbes. Elle a dit "si j’avais été un homme, j’aurai été homosexuel", car elle allait creuser la part féminine de ses amants au tréfonds d’eux-mêmes. Elle restera une pure hétérosexuelle, bien complexe toutefois avec son côté dominateur et homme

Là, à Berlin, se sont constitués les mouvements picturaux essentiels, der "Brücke" (1905-1913) et des "Blauen Reiter" (1911), l’expressionnisme (1900-14),

et le Bauhaus (1919), le mouvement Dada venant de Suisse avec Tzara (1918), et ce que l’on a désigné comme les "Berliner Secessionisten". Des peintres comme Oskar Kokoschka, Emil Nolde, Ludwig Meidner, August Macke, Paul Klee, Franz Marc, Ernst Ludwig Kirchner, Karl Schmidt-Rottluff, Wassily Kandinsky,... ont fait revivre les couleurs de la peinture et changer le cours de l’art. Ils figureront tous sur la liste des artistes dégénérés dressés par le nazisme.

Cette poursuite du monde de l’invisible, du monde magique derrière le réel, l’intrusion des bêtes métaphysiques, la découverte de l’âme humaine, avaient trouvé en Else sa théoricienne car cela, elle l’avait déjà intégré dans ses textes. Cette parole de Paul Klee résume la philosophie des mouvements:« L’art ne doit pas reproduire le visible, mais rendre visible l’invisible ».

Croqueuse sincère d’hommes, elle jouait d’eux et d’elle - et tombait pourtant amoureuse à chaque fois. Et elle écrivait des poèmes pour eux tous. Elle rayonnait auprès d’eux, tant l’immensité de ses dons, sa passion ardente, étaient éclatants. Elle sera donc la figure de proue de l’avant-garde de ce Berlin du début du vingtième siècle, avec sa bohème, ses cafés bohèmes où l’on réinventait le monde à venir. Ce ne fut pas le monde lumineux de Franz Marc ni le monde énigmatique des expressionnistes qui advint, ce fut la peste brune de Hitler. Elle l’avait pressentie et s’enfuit dés 1933.

Traces d’Else

Son autobiographie dit ceci:

Je suis né à Thèbes en Égypte, mais aussi je suis venu au monde à Eberfeld en Rhénanie. Je suis allé 11 ans à l’école, je devins Robinson, j’ai vécu cinq ans au levant et depuis je végète.

Sa biographie donne cela :

Élisabeth (Else) Schüler était née le 11 février 1869 à Eberfeld, (aujourd’hui Wuppertal), cadette de six enfants. L’ombre du père jovial et d’une mère difficile pèse sur elle. Fille rebelle, elle quitte à onze ans l’école qui l’ennuyait profondément. Maladive, ou feignant de l’être, elle poursuit ses études à la maison.

À vingt-six ans, elle se marie avec un docteur Berthold Lasker bien plus âgé qu’elle. Ainsi elle prend ses distances avec sa famille de banquiers et elle peut enfin fuir la petite vie de province. Elle est enfin rendue à Berlin qui la fascine.

Là elle suit des cours de peinture de Simon Goldberg et fonde un atelier. Elle va alors se lancer à corps perdu dans une vie de bohème. Elle rencontre peintres, musiciens, écrivains et devient vite le pivot d’une vie violente et exaltante dans cette nouvelle communauté. Avec la flamme noire et la passion d’une Marina Tsétaëva, toutes deux pas très jolies, elle embrase son milieu d’intellectuels excentriques. Un enfant, Paul, de père inconnu car Else n’en dira jamais le nom, lui naît le 24 août 1899, et son mari accepte de le reconnaître.

Mais le couple est brisé et divorce en 1900, et Else poursuit seule sa vie de danse au-dessus des volcans. Elle est désormais sans ressources et ne survit que par l’aide de ses amis, dormant sur les bancs publics ou ceux des gares, squattant des chambres, mangeant rarement. Elle vivait de lectures, de mendicité auprès de ses amis, de performances et de conférences. En 1913 Karl Kraus lance un appel au secours dans sa revue célèbre « Der Fackel », pour la soutenir matériellement.

Son œuvre est sa vie, et sa vie son œuvre. « Poésie et vie ne faisaient qu’un pour elle, les gouffres qui toujours s’effondraient entre ces deux domaines et ne se laissaient point enjamber. Ceci faisait les douleurs et les confusions de son moi de poétesse ». (Margarete Kupper).

Elle va se lier avec le cercle de poètes de Peter Hille et publia Stryx, son premier recueil de poèmes très mal reçue par les critiques car trop étrange et énigmatique. Elle partagea bientôt l’existence de Herwarth Walden (Georg Levin de son vrai nom) et se maria en 1901 avec lui. Il était éditeur de la revue expressionniste Der Sturm qu’elle va alimenter et fondateur de la galerie du même nom. Walden fit se rencontrer à Berlin toute l’avant-garde européenne et se fit l’éditeur de celle-ci. Une pièce de théâtre d’Else « Die Wupper » parle de cette période de basculement.

En 1912, après avoir divorcé de Walden après deux ans de séparation, elle se lia avec Gottfried Benn. Mais le tournant de son œuvre vient du choc de la mort tragique le 7 mai1904 de son ami le plus intime, Peter Hille, qui fut aussi son mentor. Un courant mystique l’envahit désormais qui se traduira par l’écriture des ballades hébraïques et sa plongée dans les contes orientaux. « Mon cœur » et sa transformation en Prince de Thèbes seront sa rédemption.

En 1913 elle voyagera à Saint-Pétersbourg et Moscou. Quand la première guerre mondiale éclate, elle pressent la mise au tombeau de la culture européenne et farouche pacifiste, elle s’enfuit en Suisse où elle côtoie le mouvement dadaïste. En 1920 elle sort de l’anonymat avec la publication de six volumes de poèmes, des livres avec ses lithographies (Thèbes), et l’admiration du metteur en scène Max Reinhardt qui monte ses pièces, ses dessins sont exposés. Elle est intronisée chef de l’expressionnisme. Mais au lieu de rentrer dans ce nouveau rôle, elle reste une clocharde refusant tout ordre établi.

La mort de son fils Paul de tuberculose, en 1927, la foudroie et elle commence à se retirer du monde

Scandaleuse elle était pour tous, et les nazis la qualifièrent de « juive pornographique » et voulaient sa tête. Elle avait toujours su que la bête immonde viendrait la dévorer, alors elle émigra en Suisse à Zürich, en avril 1933. En 1932 elle avait reçu le prestigieux prix de littérature Kleist !

Sa nationalité allemande lui sera retirée en 1938.

Berlin se changea peu à peu en Jérusalem, et elle se replongea dans sa culture juive et biblique. Et après des allers-retours en Palestine en 1934 et 1937, elle s’y fixa en 1939 à plus de soixante-dix ans. De l’holocauste subit par son peuple, passe des thèmes bibliques et l’exaltation du moi « Ich und ich ».
Je vais aller au jardin de Gethsemani et prier pour vos enfants.

La terre sainte ne fut pas à la hauteur de ses espérances, et là aussi pauvre et solitaire, elle survivait par la lecture - la première autorisée le 20 juillet 1941 à 72 ans -, de ses poèmes et par une bourse d’un tout petit éditeur, Salman Schocken. Elle vivait au milieu d’illusions, de ses délires - elle écrivait des lettres complètement folles à Goebbels, à Mussolini, pour sauver son peuple - et de son immense misère et solitude. L’ingratitude de son peuple la blessa profondément.

Ses appels incessants pour faire la paix entre arabes et juifs étaient fort mal reçus. Et quand elle allait dans les synagogues orthodoxes elle s’asseyait toujours parmi les hommes. Ses derniers textes, « Mon piano bleu » (1943) paru à 330 exemplaires en tout et pour tout, et « je et je » ne fus pas compris du tout. Else Lasker-Schüler mourut d’une crise cardiaque le 22 janvier 1945 à 7 heures vingt-cinq, et elle fut enterrée sur le mont des Oliviers.

« Dieu n’est pas un petit-bourgeois » disait-elle vers sa fin.

La poétique d’Else Lasker-Schûler

Comment se meut la poésie d’Else Lasker-Schüler? Elle parle surtout d’atmosphères, de lune, de bougies, d’amour qui ne vient pas ou qui ne comprend pas. La nuit est omniprésente, les lettres envoyées ou reçues sont là reprises, des dessins aussi. Le silence et la nervosité extrême aussi. Le café semble imbibé ses ratures et ses écritures. Tous les contes bibliques et ceux de l’Orient sont près d’elle et lâchent leurs démons. Les mots sont réduits à l’essentiel, à leur dureté, pour capter correctement les instants de vie, donc ses poèmes. Le souvenir des amis, des tableaux, poussent leurs stridences en elle. Les amants sont penchés sur elle, surtout ceux qui ont fui.

L’obsession de quelques mots est toujours au bout de son crayon: lune, bleu, âme, pleurs, douleur, vie, mort qu’il faut consoler, étreinte et baisers, étoiles, frontières perdues, cœur, sang, ange, douceur, monde...

Sans arrêt ces mots reviennent et se mélangent sans souci de faire de belles métaphores. Else n’est pas un livre d’images, mais un livre de vie. « Le prince de Thèbes » voyait plus loin que tous. Plus qu’un peintre, un poète, un dramaturge, elle fut la première à réaliser ce que l’on appelle aujourd’hui des performances, mêlant les arts, dansant sur ses textes en s’accompagnant de clochettes, et parlant une langue inventée, la langue de l’origine.

Elle fut méprisée, accusé de grossièreté, on riait d’elle et de ses chaussures bizarres de ses chapeaux de mauvais goût, mais on l’admirait aussi passionnément. Elle ne savait ni vivre ni mourir, mais vociférer sans raison et tendre vers la dure vérité au travers des mensonges. Personne ou presque ne l’écoutait.

Elle reste cet être énigmatique et tragique qui réalisa sans doute le mieux cette fusion entre la judaïté et la source allemande expressionniste. Ce conflit de ses deux racines l’aura écartelé. Elle était «le Prince de Thèbes» exilé sur cette terre.

Elle est devenue une légende passée un jour près de nous. Son grand-père était un grand rabbin vénéré, ses parents des juifs parfaitement assimilés, elle sera la folle égérie d’un Berlin d’entre les guerres où se construisait la nouvelle modernité. Recluse encore plus misérable à Jérusalem, elle détestait tout ce que l’on avait écrit sur elle et ne rêvait que de revoir Berlin, comme avant.

Elle que personne n’invitait plus rêvait ceci :

Dieu vint et me dit je t’invite. J’étais assise autour d’une table immense, à côté se tenait l’ange Gabriel et il me tendit un rôti de la main de ma mère. C’était à peu près le plumpudding, que nous mangions à la maison.

Else avait un mysticisme intérieur qu’elle projetait sur les gens aimés et aussi sur la mort. Son art aura fusionné l’expérience juive et la haute culture allemande, l’émancipation féminine jusqu’à la provocation, la mutation du monde avec son individualisme forcené.

Cette étrange étoile fit le passage de Berlin à Jérusalem où elle finit sa vie, refusant toute traduction de ses textes en hébreu : « Mes poèmes sont assez juifs en allemand ! » et ayant une attitude très libre envers la religion, scandalisant ainsi jusqu’à son dernier souffle. Elle ne parlait ni le yiddish, ni l’hébreu car pour elle le sens des prières n’avait pas besoin de compréhension.

Très belle étoile filante, Else a apporté à la poésie son sens des images son baroque expressionniste. Ses dessins étranges, ses lettres exaltées, ses poèmes surprenants et profonds entre rêves fous et angoisses laissent une trace inaltérable. Cette rebelle absolue contre tout ordre bourgeois ou matrimonial est une épée flamboyante dans la chair du siècle. Cette énergie volcanique a marqué au fer rouge son temps et les hommes qu’elle a calcinés.

Else fut cette clocharde céleste qui à Berlin se cachait sous les balcons pour que ses parents au ciel ne la voient pas dans sa misère.

Elle a voulu passionnément, méthodiquement, « vivre l’exil de tous les jours de la vie ». Elle n’aura pas raté sa vie. Le scandale, c’était les autres qui ne l’ont pas comprise. Pauvre, elle fut, émancipée aussi. Petite étoile et grande comète, elle continue de déambuler en nous avec ses vêtements orientaux. Elle croyait fortement à la force des mots et elle avait aboli toute frontière entre réalité et visions. Briseuse de tabous, elle aura cassé le tabou du monde réel.

Dans le caravansérail de ses rêves et de sa poésie sont nos oasis.

Belle et obscure reste sa poésie. Car difficile à traduire car elle utilise des jeux de mots et des néologismes. Nous avons au moins essayé.

« Mes poèmes sont impersonnels, ils doivent toujours se pencher vers les autres ».

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Poèmes, traductions personnelles

Mère

une étoile blanche chante une chanson de mort

dans la nuit de juillet

comme un carillon de mort dans la nuit de juillet

et sur le toit la main des nuages,

la main frôlante, humide

recherche ma mère.

Je sens ma vie nue,

elle s’élance hors de ma patrie,

ma vie ne fut jamais aussi nue,

aussi donnée au temps,

comme si fanée je me tenais

derrière la fin du jour

entre les immenses nuits.

Seule.

Mère (2)

la bougie a brûlé toute la nuit

toute la nuit

mère, mère adorée

mon cœur brûle sous mon omoplate

toute la nuit

mère, mère adorée

Partout dans le monde je cherche une ville

qui a un ange devant la porte

je porte ses grandes ailes sur moi

mes omoplates sont brisées lourdement

et sur le front son étoile comme un sceau

mon peuple

le rocher devient pourri

d’où je sautais

et chantent mes chansons à Dieu…

soudain je m’étale hors du chemin

et je coule tout en moi

loin de tout, seule sur la pierre des plaintes

vers la mer.

Je me suis tant immergée

que mon propre sang

est fermentation.

Et toujours, toujours encore l’écho

en moi,

quand affreusement vers l’Orient

le rocher pourri,

mon peuple,

hurle vers Dieu

je sais

je sais, que je dois mourir bientôt

pourtant tous les arbres brillent

vers le baiser de Juillet si longuement espéré -

mes rêves deviennent blafards -

jamais je n’ai écrit un une fin si triste

dans les livres de mes rimes,

tu brises une fleur pour me saluer -

déjà je l’aimais en germe.

Mais je sais, que je dois mourir bientôt

mon souffle flotte au-dessus du fleuve de Dieu -

je pose doucement mes pieds

sur le chemin de l’éternelle demeure

Fin du monde

il y a pleur sur le monde,

comme si le cher Dieu était mort,

et l’ombre de plomb, elle tombe,

pesant le poids des tombeaux.

Viens, nous voulons nous cacher encore plus prés...

La vie repose dans tous les cœurs

comme en un cercueil.

Toi ! Nous voulons nous embrasser profondément -

il bat une nostalgie ardente en ce monde,

pour cela nous devons mourir

Me vois-tu ?

Entre terre et ciel ?

Nul n’a croisé ma trace.

Mais ton visage réchauffe mon monde,

de toi pousse toute floraison.

Quand tu me dévisages, doux devient mon cœur.

Je repose sous ton sourire

et j’apprends à préparer jour et nuit,

pour me désenvoûter de toi et te faire disparaître,

toujours je joue ce seul jeu que je connaisse

oh je voudrais tant quitter ce monde !

Alors tu pleureras sur moi.

hêtres de sang répandent le feu

sur mes rêves guerriers.

Je dois être

au travers de sombres broussailles

fossés et eau.

Toujours des vagues sauvages

se brisent sur mon cœur ;

ennemi intérieur.

oh je voudrais tant quitter ce monde !

mais pourtant si loin de lui,

j’erre, une lumière vacillante

autour de la tombe de Dieu.

au barbare

les nuits je repose

sur ton visage.

sur les marches de ton corps

je plante cèdres et amandiers.

infatigable je fouille ta poitrine

pour chercher la joie d’or des pharaons.

mais tes lèvres sont lourdes,

mes miracles ne les sauvent pas.

Soulève donc ton ciel de neige

depuis mon âme -

tes rêves de diamants

cisaillent mes veines.

Je suis Joseph, je porte une douce ceinture

sur ma peau multicolore.

les bruissements affolés de mes coquillages

te réjouisses

Mais ton cœur ne laisse entrer aucune mer

Oh Toi !

adieu

mais tu n’es point venu avec le soir.

J’étais assise sous le manteau d’étoiles.

… Si à ma porte l’on frappait, même si ce n’était que mon propre cœur.

Cela pend seulement à chaque montant de porte, à la tienne aussi ;

entre les lampions d’une rose de feu au milieu du brun de la guirlande.

avec mon sang je te peignais le ciel couleur mûre.

Mais tu ne vins jamais avec le soir…

Je me tenais dans mes chaussures dorées

Brouillard

nous étions assis tristes et main dans la main,

la rose jaune du soleil,

la rayonnante fiancée de Dieu,

luisait tordue hors de la terre.

Et comme son regard était d’or,

et nos yeux attendent,

questionnant comme des yeux d’enfant,

blanche déjà la nostalgie gît dans nos cheveux.

Et d’entre les bouleaux dénudés

montent sans repos des ténèbres,

des nuits ressuscitées,

qui cherchent leurs jours en pleurs.

nos mains se referment comme des roses;

toi, nous voulons nous aimer

comme des jeunes cieux

dans la couronne venant des frontières perdues.

un lourd été planera vers la terre

avec des ailes de feuillage,

et une douceur bruissante

afflue de la vie mélancolique

et que jouerons-nous ensemble...

nous nous tenons fermement enlacés

et nous nous enroulons au-dessus de la terre,

au-dessus de la terre.

petite chanson de mort

je suis si calme,

tout le sang sourd à l’intérieur.

tout autour si doux.

je ne sais plus rien.

mon cœur encore petit,

est mort doucement de douleur.

Il était bleu et pieux !

O ciel, viens !

un bruit profond -

nuit sur tout.

fuite du monde

aux frontières perdues

je veux revenir chez moi,

déjà fleurit la perte de l’automne

de mon âme,

sans doute est-il trop tard pour revenir.

O, je meurs sous vous tous !

car vous m’étouffez avec vous.

je voudrais tirer autour de moi des liens

pour clore le chaos !

vous confondant,

vous surmontant,

pour m’enfuir

vers moi.

Écoute

je vole dans les nuits

les roses de ta bouche,

afin qu’aucune femelle ne puisse y boire.

Celle qui t’enlace

me dépouille de mes frissons,

ceux que j’avais peint sur tes membres.

je suis la bordure de route

qui t’effleure,

te jette à terre.

Sens-tu ma vie autour

partout

comme un bord lointain ?

quand tu viens

voulons-nous cacher le jour dans le calice de la nuit,

alors nous aspirons vers la nuit.

Nos corps sont étoiles d’or,

qui veulent s’embrasser-s’embrasser.

Sens-tu le parfum des roses ensommeillées

sur les herbes sombres -

ainsi devra être notre nuit.

Nos corps d’or veulent s’embrasser.

Toujours je sombre de nuit en nuit.

tous les cieux fleurissent denses de notre amour flamboyant.

S’embrasser veulent nos corps, s’embrasser - s’embrasser.

Toi, il est déjà nuit

nous voulons partager notre nostalgie

et regarder dans les choses dorées.

Toujours dans la rue est assis un mort

et il mendie pour une aumône.

Il fredonne mes chansons

déjà depuis tout au long d’un été devenu blême.

Nous voulons nous aimer,

par-dessus le chemin du cimetière,

enfants follement téméraires,

rois, qui ne bougent qu’avec le sceptre.

- Ne demande rien -, j’épie

tes yeux de miel ivre.

la nuit est une rose douce,

nous voulons nous coucher dans sa corolle,

toujours plus profondément noyés,

je suis fatiguée de la mort.

si je ne trouve pas bientôt une île bleue...

Raconte-moi ses miracles !

le piano bleu

chez moi j’ai un piano bleu

mais je ne sais aucune note.

il se tient dans le noir de la porte de la cave,

depuis le jour où le monde est devenu brutal.

les étoiles jouaient jadis à quatre mains

- la femme lune chantait dans le bateau -

maintenant des rats dansent dans sa gorge.

cassé est le clavier -

je pleure pour la mort bleue.

Ah chers anges, ouvrez-moi

- j’ai tant mangé du pain amer -

les portes du paradis pendant que je vis encore,

oui même contre les interdictions.

Mal du pays

de ce pays froid

je ne connais point la langue,

et ne peut suivre ses pas.

Et les nuages qui passent,

je ne sais point les interpréter.

La nuit est une reine d’un autre lit.

Toujours je dois me souvenir des forêts du pharaon

et embrasser les images de mon étoile.

mes lèvres luisent déjà

et parle le lointain,

et je suis un livre bariolé

sur tes genoux.

Mais ton visage file

un voile de larmes.

Mes oiseaux chatoyants

sont les coraux arrachés,

dans les coins du jardin

leurs doux nids deviennent pierre.

qui va oindre mes palais morts -

ils portent la couronne de mon père,

leurs prières se noient dans le fleuve sacré

étoile d’amour

tes yeux attendent devant ma vie

comme nuits, qui se tendent vers les jours,

et le rêve lourd repose sur elles incréé.

des étoiles étranges regardent fixement vers la terre,

couleur métal avec l’errance de la nostalgie,

avec des bras brûlants qui cherchent l’amour

et dans la fraîcheur n’agrippent que de l’air.

ma chanson d’amour

comme une fontaine céleste

bruit mon sang,

toujours de toi, toujours de moi.

dansent mes rêves dénudés et en quête ;

enfants somnambules,

doucement dans les recoins obscurs.

O, tes lèvres sont du miel...

l’odeur enivrante de tes lèvres...

et d’ombelles bleues t’entourant d’argent

tu souries...toi, toi.

toujours le ruissellement qui serpente

sur ma peau

sur les épaules s’en va -

j’épie...

comme une fontaine céleste

bruit mon sang,
son sang

ce qu’il préférait c’était de cueillir mon bonheur

dernières roses de mai

et il les jetait dans le caniveau.

...son sang le harcelait.

ce qu’il préférait c’était d’attirer mon âme

rayon de soleil tremblant

dans les noirs tourments de ses nuits.

ce qu’il préférait...son sang le harcelait.

c’était de saisir mon cœur joueur

du souffle de printemps berceur

et de le pendre comme cela à un buisson d’épines.

...son sang le harcelait.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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LA SULAMITE

O de ta bouche si tendre

J’ai appris les paroles de la Béatitude !

Déjà, je sens les lèvres de l’ange Gabriel

Brûlantes sur ma poitrine...

Et le nuage de la nuit boit

Mon rêve profond parmi les cèdres.

O, comme la vie me réjouit

Et je me dissous

Et mon cœur est floraison

Et je dérive dans l’Univers

Dans le Temps

Jusqu’au Toujours

Et mon âme s’enflamme dans

les couleurs solaires du ciel

de Jérusalem.

(Traduction d’Alain Suied)

Copyright © Else Lasker-Schüler / La République des Lettres, dimanche 01 septembre 1996

Bibliographie

Bibliographie en français

Le malik : une histoire d’empereur, Fourbis Direct (20 mars 2000)

Le piano bleu, Fourbis Direct (20 mars 2000)

Mon cœur, Maren Sell et Cie (1 juillet 1994)

Bibliographie sommaire en allemand

Der siebente Tag, 1902

Das Peter Hille-Buch, 1905

Die Nächte Tino von Bagdads, 1907

Hebräische Balladen, 1913

Styx. Gedichte. Berlin, Axel Juncker 1902

Mein Herz. München/Berlin 1912

Der Prinz von Theben. Berlin, Paul Cassirer 1920

Hebräische Balladen. Berlin, Paul Cassirer 1920

Die Wupper (1909)

Der Malik, (1919)

Arthur Aronymus und seine Väter (1932)

Mein blaues Klavier. Jerusalem, M. Spitzer/Jerusalem Press 1943

Ich und ich (1980)

Gedichte, 1902-1943 Suhkamp 2004