Emily Dickinson

La recluse incandescente

Si je puis empêcher un cœur de se briser, je n’aurai pas vécu en vain.

Emily Dickinson, elle lovée dans son silence et sa vie médiocre, fascine actuellement et se trouve portée à la reconnaissance littéraire, plus qu’aucun autre poète américain de son temps. Christian Bobin, dans « La dame Blanche » l’a célébrée comme une sainte en écriture. Les traductions sont nombreuses en langue française

Mais pourquoi cette recluse volontaire absente de sa vie, absente de la vie littéraire de son temps, fascine-t-elle aujourd’hui, plus que des poètes confirmés et plus importants ?

Elle s’inscrit dans le creux du monde, et c’est cela qui nous bouleverse.

Non publiée ou presque ce n’est qu’à sa mort que l’on découvre ses 1775 poèmes soigneusement calligraphiés.

Elle écrivait donc de façon plus qu’intime depuis l’âge vingt ans, non pas son journal rougissant de jeunes filles, mais ses extases poétiques

Sorte de Thérèse d’Avila en poésie, elle est d’outre-tombe. Elle nous parle post-mortem. Et sociologiquement défile les rêves d’une jeune fille presque cloîtrée dans son Massachusetts, dans le petit trou d’Amherst qu’elle ne quittera pas. Dévouée, résignée, humble, effacée.

La cloîtrée en poésie

Sa plaque tombale est évidente : Amherst, Massachusetts, 10 décembre 1830 — 15 mai 1886.

Condensé caricatural de la petite bourgeoisie puritaine, nourrie à la Bible à haute dose, d’Emerson, de Hawthorne et sa tâche écarlate, elle semble vivre dans une cellule intellectuelle fermée, provinciale et hantée par le péché.

Elle était vieille avant que d’être, cousant et tissant, comptant ses deuils nombreux qui se succédaient autour d’elle.

A-t-elle franchi le seuil de sa demeure familiale pour regarder le soleil, le désir et les oiseaux ?

Enclose, encerclée en elle-même, elle en tirait grande joie apparente ; Peu lui importaient les bruits du monde, les tentations de la vie, la sexualité.

Tout semble ridicule et excessif : père autoritaire, mère douce et transparente, sœur aussi, effacée qu’elle, un frère incapable d’habiter à plus de quelques mètres de cette maudite maison qui dévorait ses habitants.

Emily ne fut pas emprisonnée malgré elle, non elle voulait vivre à distance de tout, loin des chairs et des réalités ; Des lettres à des amants jamais rencontrés, des articles découpés, et le rituel de l’écriture.

Retirée et vivant en cachette dans son monde parallèle, elle y était bien, ses fantasmes s’enroulaient dans sa calligraphie.

Bigote, mais totalement secrète, se dérobant sans cesse en restant corsetée dans les habits de ses apparences, Emily Dickinson est une nonne en poésie. La trentaine passée elle se cloître.

Elle a son Dieu, son espace intérieur, son île inaccessible aux autres, ses lectures, ses écritures. Elle est totalement autonome, non pas autiste, mais trottinant dans ses demeures secrètes. « Chambre avec vue sur l’éternité » comme le dit Claire Malroux, elle regarde le monde par sa fenêtre, et n’en retient que par ses détails : oiseaux, bétail, voisins, fleurs, vent... La guerre de Sécession ne signifie rien pour elle, comme tous les bruits du monde d’ailleurs. L’éternité est ce qui tient dans un chant d’oiseau. Elle fixe le vide, le vide la fixe.

Alors pourquoi écrit-elle, et pour qui ?

Elle n’écrit que pour elle, et pour vivre au fil de sa plume, comme en descendant la rivière de la vie. Pour s’aider à mourir.

Elle écrit pour brûler, ses passions mutilées, castrées, elle les déverse en mots enflammés. Presque 40 ans à tenir son journal et le rendre plus réel que la réalité. Sa seule obsession fondamentale est la mort, toujours à ses côté comme un gros chat fidèle et indifférent. Elle la nourrit et l’engraisse pour vieillir ensemble.

Sa poésie devrait sentir la naphtaline, les idées étroites, la bêtise rurale. Il n’en est rien.

Le miracle, car cela en est un, est que ses poèmes viennent gonflés d’air libre et pur. Égérie des féministes, voire lesbiens, la pauvre Emily, qui ne savait même pas que Sodome et Gomorrhe avaient des succursales sur terre, est dévoyée dans une légende absurde.

Une âme en incandescence

À tant qu’à faire, c’est encore et toujours Bobin qui rend visible son invisible retrait, son silence, ses pas feutrés pour ne pas laisser d’empreintes sur le sable de la vie. Glissez mortels, n’appuyez pas !

« Dans la maison qu’Emily Dickinson a construite avec ses planches de mots, je vais comme chez moi depuis toujours. Elle était si peu ordinaire, si enfoncée dans la veine de son âme, que les gens d’Amherst l’appelaient « le Mythe ». On aurait pu la nommer aussi bien « l’âme », comme on disait pour Marilyn « the Body », « le Corps ». Une fois que vous avez vu quelqu’un comme Emily – car je crois que les livres et leur voix de papier sont les personnes mêmes –, c’est à jamais. Une rencontre ineffaçable.... Le miracle de cette femme a été de construire une maison dans un monde qui ne tient pas. Parce que tout s’effondre en permanence autour d’elle, de sa naissance à sa mort. Les gens les plus proches, les plus aimés disparaissent les uns après les autres et pas forcément dans l’ordre des générations – de jeunes enfants meurent, comme son neveu de huit ans, alors qu’un lien très particulier les unissait. On dirait que l’Éternel – appelons-le comme cela – s’amuse cruellement avec elle, comme s’il lui tirait le tapis sous les pieds… Elle est toujours au bord du déséquilibre, mais ne tombe jamais. Elle écrit sous l’ombre portée de la mort, y compris lorsqu’elle parle des pâquerettes. On peut voir la serpe qui s’apprête à les faucher, au moment même où Emily les sauve en les nommant. À sa manière un peu bizarre. Les poètes sont toujours un peu bizarres…» (Christian Bobin entretien)

Bobin sait montrer ces battements de cœur d’une religieuse en poésie, expansive, brûlante, certainement complexe et un brin perverse. Il faut ne pas oublier un livre étrange et profond : « Chambre avec vue sur l’éternité » de Claire Malroux qui délivre « l’emmurée », pour l’amener vers l’éternité.

La perception que nous pouvons avoir d’Emily est au tamis de ce livre, beau et tissé dans la fragile dentelle poétique de l’empathie

Dickinson nous intéresse par ce décalage absolu entre la glaciation de sa vie, et la fonte des neiges de sa blanche, très blanche poésie.

Ce grand écart entre l’enfermement dans le lieu, le temps, la société, les humains, et cette envolée d’hirondelle dans ses vers. Prisonnière en sa tour, elle lâchait presque tous les jours toutes les palombes de ses poèmes.

Elle est une trouée mystique par le verbe.

Mais si sa parole avait n’était que radotages ou bondieuseries, qu’importerait !

Non sa parole est singulière, tremblante, effrayante parfois.

Cette métamorphose unique d’un être par la poésie donne le vertige, fait peur.

Toutes les fontaines résurgentes éclaboussent violemment. Emily la douce, aux genoux croisés, aux yeux baissés, sait être monstrueuse, d’une ironie atroce, d’une passion de folle. Elle irradiait d’étranges forces obscures.

Elle voit l’autre côté du miroir, « les figures de l’invisible ».

Il fallait sans doute cette claustration pour créer la lave en fusion que personne n’avait pu imaginer.

En fait elle est fouillée par le désir. Elle l’encercle par le dépassement et surtout la célébration de l’absence.

Tout ce que nous préservons de la Beauté est son Évanescence.

Elle veut voler aussi haut que sa transparence, se suspendre aux stases de l’air et du temps.

Puisque dans sa conception, tout est perte et fuite, elle ne peut que dire son immense et tendre pitié au monde.

Douce ? Plutôt jouissant de l’éphémère inscrit dans la finitude.

Se réjouit-elle de la soumission, de l’effacement des femmes, de la monotonie absolue du battement des horloges, des ragots qui passent sous le seuil du temps ?

Quelles vibrations déclenchaient ce besoin vital d’écrire des lettres (elle en a écrit tant et tant), et des poèmes ? À un moment de son enclos, elle voyait l’éternité. « L’ombre portée de l’éternité » dont parle Claire Malroux. Ce doit être la meilleure définition de la poésie d’Emily Dickinson. Dans sa caverne de Platon, elle a vu passer les ombres véritables du temps qui demeure, de la mort vaincue.

Sans doute un peu, mais Emily Dickinson a livré par son écriture son grand combat qui va l’occuper toute sa vie : lutter contre le temps en le niant. Et questionner tout ce qui bouge, Dieu, les choses, les êtres, les saisons, et surtout la mort.>

Et puis comme une gamine, Emily a un correspondant secret : « Dieu est le grand correspondant ».

Emily Dickinson a fait un fossé de néant de sa vie, elle va écrire sur et contre le néant, avec la curiosité d’une petite fille. Pas très jolie, elle ne rêve pas aux hommes, elle se rêve morte.

Elle va monter dans les barques de ses mots, à la graphie et à la ponctuation si particulières, et dériver. Au bout elle sera morte sans s’en apercevoir, sourire aux lèvres, les tiroirs pleins de poèmes que personne n’avait lus. Elle en a sans doute détruit des quantités. Ce qui est étrange et moderne à la fois, et son écriture clinique. elle emploie non pas un vocabulaire romantique mais celui d’un médecin légiste. Chaque mot est dur, compact, précis. Elle voit, elle n’imagine pas. Cela est devant elle, surtout lorsque cela est invisible. Elle emploie sans cesse des majuscules, des tirets, des hachures de pensée.

Comment une solitaire autodidacte invente-t-elle la modernité ?

Elle savait quand le poème était clos :

Si je ressens physiquement comme si le sommet de ma tête m’était arrachée, je sais que c’est de la poésie.

On a pu dire qu’elle « était l’huissier de la mort », tant elle en est fascinée, proche. Et ce qui la tenaille : l’autre côté de la mort. Qui a-t-il après la vie ? Que se passe-t-il quand on meurt ?

Ce monde n’est pas Conclusion – Un ordre existe au-delà – Invisible, comme la Musique – Mais réel, comme le son.

Ses poèmes sont une réponse possible.

La seule question qu’elle nous pose est : « Oses-tu voir une âme en incandescence ? »

La lire dans les traductions de Claire Malroux ou de Patrick Reumaux est seul digne d’elle : »L’âme doit toujours être entrebâillée ».

Emily Dickinson a vécu suspendue dans sa vie, elle laisse la suspension de ses poèmes.

De son questionnement il reste cette élévation mystique :

Mettre le Cœur avec soin

Mettre l’amour de côté

Nous ne nous en servirons plus

Avant l’éternité.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

On ne saurait s’improviser traducteur d’Emily Dickinson, aussi il a été retenu quelques traductions essentielles.

Je me dis : la Terre est brève –

L’Angoisse – absolue –

Nombreux les meurtris,

Et puis après ?

Je me dis : on pourrait mourir –

La Meilleure Vitalité

Ne peut surpasser la Pourriture,

Et puis après ?

Je me dis qu’au Ciel, d’une façon

Il y aura compensation –

Don, d’une nouvelle équation –

Et puis après ?

Traduction Claire Malroux

On apprend l’eau - par la soif

La terre - par les mers qu’on passe

L’exaltation - par l’angoisse -

La paix - en comptant ses batailles -

L’amour - par une image qu’on garde

Et les oiseaux - par la neige

traduction Guy Jean Forgue

Les êtres d’Épreuve, sont Ceux

Que signale le Blanc –

Les Robes Étoilées, parmi les vainqueurs –

Marquent – un moindre Rang –

Tous ceux-là – ont Conquis –

Mais ceux qui vainquirent le plus souvent –

Ne portent rien de plus commun que la neige –

Nul Ornement, mais des Palmes –

La Reddition – est un genre inconnu –

Sur ce sol supérieur –

La Défaite – une Angoisse surmontée –

Remémorée, tel le Mille

Tout juste franchi par notre Cheville en fuite –

Quand la Nuit dévorait la Route –

Mais nous – chuchotant à l’abri dans la Maison –

Nous bornions à dire – « Sauvé » !

Traduction Claire Malroux

La distance que les morts ont prise

N’apparaît pas d’emblée ;

Leur retour paraît possible

Et consume mainte année.

Et puis, nous nous doutons plus qu’à moitié,

Que nous les avons suivis,

Tellement nous sommes devenus intimes

Avec leur chère mémoire

La tombe est la chaumière

Où m’activant pour toi

Je mets en ordre mon salon

Et prépare le thé de marbre.

Pour deux séparés, pas longtemps,

Un cycle, peut-être,

Que la vie éternelle mettra

Vraiment face-à-face.

Le seul Fantôme que j aie jamais vu

était vêtu de Dentelles - donc -

Il n’avait pas de sandales aux pieds -

Et allait comme flocons de neige -

Son Allure - inaudible, comme l’Oiseau

Mais rapide - de Chevreuil -

Ses manières, étranges, Hybrides -

Ou peut-être de Gui -

Sa conversation - rare -

Son rire - comme la Brise

Qui s’éteint en Fossettes

Dans les Arbres pensifs -

Notre entretien - éphémère -

Lui, par moi, rendu timide -

Et Dieu m’a interdit de regarder en arrière

Depuis ce Jour terrible !

Voici ma lettre au Monde

Qui ne M’a jamais écrit -

Les simples Nouvelles que la Nature disait -

Avec une tendre Majesté

Son Message est confié

À des Mains que je ne vois pas -

Pour l’amour d’Elle - Doux - compatriotes

Jugez-Moi avec - tendresse

Les Mourants se contentent de peu, Chère,

Un Verre d’Eau suffit.

Le Visage discret d’une Fleur

Pour habiller le Mur,

Un éventail peut-être, le Regret d’un Ami

Et la Certitude que quelqu’un

Ne verra plus dans l’Arc-en-ciel

Aucune couleur, quand tu seras partie.

Je suis personne! Qui êtes-vous ?
Etes-vous —personne —aussi ?
Alors nous faisons la paire !
Silence ! on nous chasserait —vous savez !
Que c’est pénible —d’être— quelqu’un !
Que c’est commun —comme une grenouille –
De dire son nom —tout au long de juin—
Au marais qui admire !

Abaisse les Barrières, Oh Mort -

Les Troupeaux fatigués rentrent

Dont on n’entend plus le bêlement

Dont l’errance est suspendue -

À toi la nuit la plus calme

À toi le Bercail le plus sûr

Trop proche pour qu’on Te cherche

Trop tendre pour être dite.

Traduction Patrick Reumaux (Lieu-dit L’éternité, Points Poésie)

J’étais morte pour la Beauté – mais à peine

M’avait-on couchée dans la Tombe

Qu’un Autre – mort pour la Vérité

Etait déposé dans la Chambre d’à côté –

Tout bas il m’a demandé « Pourquoi es-tu morte ? »

« Pour la Beauté », ai-je répliqué

« Et moi – pour la Vérité – C’est Pareil –

Nous sommes frère et sœur », a-t-Il ajouté –

Alors, comme Parents qui se retrouvent la Nuit –

Nous avons bavardé d’une Chambre à l’autre –

Puis la Mousse a gagné nos lèvres –

Et recouvert – nos noms –

Emily Dickinson, 1992, Escarmouches, Orphée-La Différence

Bibliographie

Lieu-dit, l’éternité : Poèmes choisis et traduits par Patrick Reumaux (Poche Points)

Car l’adieu, c’est la nuit : Édition bilingue français-anglais (Poche)

La dame blanche, Christian Bobin Gallimard

Chambre avec vue sur l’éternité : Emily Dickinson de Claire Malroux

Une âme en incandescence. Cahiers de poèmes 1861-1863 traduits par Claire Malroux José Corti

Quatrains et autres poèmes brefs traduits par Claire Malroux Poésie/Gallimard

Avec amour, Emily, lettres de Emily Dickinson traduites par Claire Malroux José Corti