Erri De Luca

Le contraire du rien entre les hommes

J’écris pour inventer une intimité avec le monde des autres, entrouvrir un passage, en espérant que quelqu’un, en le parcourant, le rende achevé.

Erri De Luca est cet écrivain par hasard et nécessité, qui aura donné sa jeunesse en offrande à la cause de la multitude, et qui, bien que non-croyant, se ressource chaque matin dans les textes de la Bible. Il est un conteur d’histoires, un tisseur d’amitiés fraternelles. Il est une sorte d’homme-migrateur qui survole les pays et se pose sur tous les cœurs d’hommes qui luttent pour un peu de dignité. Il cherche avidement, passionnément une intimité avec le monde des autres.

Erri De Luca écrit pour l’alliance avec l’autre, pour une fraternité au-delà des vacarmes. De ses moments rouges avec la solidarité des combats de rue à la fascination de la Bible, Erri De Luca tend ses mots de générosité, de partage. Il sera à jamais un militant d’humanité, un contrebandier de justice et de tendresse. Ceux qui avortent la vie seront toujours ses ennemis. Non pas la vie non incarnée des fœtus, mais celles bouillantes des hommes.

Je reviens sur des histoires par besoin de faire revivre des personnes. Je ne possède pas de personnages, je n’écris rien sur eux, je ne les invente pas ; j’écris sur des personnes, c’est-à-dire un bout d’humanité déjà pas sé.

Ainsi convoqués ces hommes du passé sont réunis dans les bras de ses mots comme de vieux frères. Il contemple le temps qui passe non pas avec nostalgie mais avec une joie fougueuse. Les chevaux qui sont en lui galopent vers les visages oubliés, les voix perdues, les étreintes évanouies. Il sait que le temps passe une deuxième fois par les souvenirs, mais jamais une troisième fois.

Certaines pensées anciennes ont une vie pleine d’aventures.

Et dans cette langue aventureuse et caressante qu’est la langue italienne il fait revenir à la surface des jours ces morceaux de vie humaine. « Elle est mon vêtement, celui avec lequel j’entre dans la maison des autres. ». Il est profondément un homme du siècle passé, le vingtième. Il se dit un persécuteur d’absents.

Ce siècle aura écrasé l’histoire des gens

Ce siècle aura intensément écrasé l’histoire mineure des gens. Il a fait irruption avec son histoire majeure dans la vie des individus séparant les hommes des femmes, les parents des enfants, les communautés de leurs lieux de vie. Je m’attache à donner de la valeur à ces histoires mineures, celles des gens. Je leur offre toute mon affection.

Lentement, en fils de la terre par adoption car venant de la bourgeoisie aisée, il connaît le prix du silence et le poids de morale qu’il faut avant d’oser écrire un mot. Il mâche et remâche les siens. Il les polit, les récolte comme pomme de terre contre la famine, et ensuite les offre à ses amis connus et inconnus avec son sourire en prime. L’écriture est vécue par lui comme un acte charnel et manuel, un acte d’amour et de solidarité. Militant et mystique, il mélange les mots radicaux et les mots poétiques et lui l’enragé de justice voulant fuir l’envers des solitudes, il élabore une œuvre d’amour et d’humilité. Car Erri de Luca est profondément humble, fuyant les us et coutumes de la gent littéraire. Devenu montagnard émérite il sait le sacré du face à face avec les montagnes nues et le silence qui se fait en vous et hors de vous. Il sait le renoncement en montagne.

Il a appris à passer sur la pointe des pieds dans la vie, inaperçu.

Je suis d’un siècle et d’une mer mineurs. Je suis né en leur milieu, à Naples en 1950.

Il est né dans cette ville tumultueuse et odorante de vie. Rompant avec sa famille bourgeoise il rejoint l’utopie de 1968 et milite au sein du groupe d’extrême gauche Lotta Continua pendant de nombreuses années. Il apprend la contestation, les combats de rue et surtout que le contraire du un de la solitude est le deux de l’alliance, du partage dans le chaos oppressant de son siècle.

Dans son recueil de nouvelles Le contraire de un, il raconte ses années d’apprentissage et d’initiation à la sueur de l’amitié, au sang partagé, à la lutte contre la répression de l’État. Il aura choisi d’être du côté de la multitude, mais autant que militant il sera un jeune homme haïssant la violence et refusant la mécanique de l’amour révolutionnaire, lui le sauvage et contemplateur des nouveaux désordres. Étreintes et arrestations, lacrymogènes et baisers et chants pour les autres, les nôtres... Sans s’arrêter au terminus de la pitié, tu t’arrêtes à la honte et tu laisses tomber. Des milliers et des milliers de tracts auront balisé sa route militante. Des salles de réunion profondément enfumées marquent encore ses poumons.

À chacun son chemin de Damas, celui d’Erri De Luca est passé par les haies serrées des camarades protégeant l’amour acharné des gens qui s’accouplaient en plein prétoire. Pour lui, il sut très vite que faire couple avec la multitude ne saurait apaiser sa soif d’amour secret. Sous la pincée des cordes de la vie, immense guitare sans cesse à réaccorder, il ira vers le simple et l’essentiel. À la dissolution en 1976 du mouvement Lotta Continua qui n’aura changé ni le monde ni la société italienne, il se fera ouvrier allant de petits métiers en petits métiers pendant une vingtaine d’années.

De vestiaires en vestiaires d’ouvriers, là chez Fiat, là ailleurs, maçon un jour, puis sur une chaîne, un chantier ou un aéroport un autre jour, il entendra le chœur des pauvres gens. Leur mélancolie et leur résignation amère traversée de bouffées de colère. De lit de camp en douche commune, il sait la solidarité de la sueur. Il sait le froid des gares inconnues où tout doit être cherché encore et encore, depuis la chasse d’eau jusqu’au travail de mon œuvre, froid d’escaliers, froid de femmes, froid de bancs...Toute sa vie Erri de Luca aura été un manœuvre, un migrant, un homme qui passe.

Les journaux d’un manœuvre

Il abandonne la vie politique pour le ras du quotidien des choses. Ses chantiers seront autant d’errance le menant en France. Il parle merveilleusement bien le français et il y vivra longtemps plus tard. Toujours soumis au mouvement du vent de la justice et du partage il sera bénévole en Afrique, en Tanzanie. Fasciné alors par la Bible il apprend l’hébreu durant ses longues veilles. La force du texte permettait de contrebalancer la fatigue du corps.

Par cette ascèse il veut redécouvrir la pureté des textes originaux, souillés par les trahisons des habitudes. Il y ajoute parfois son écriture personnelle. Il écrit aussi depuis l’âge de vingt ans des notes qui un jour feront livre. Militant du monde il va publier en 1979 Une fois, un jour sans changer sa manière de vivre. La rencontre avec son public reconnaissant de découvrir une écriture belle et morale se fera surtout avec Trois Chevaux et en 2002 par son prix Fémina. On peut le croiser plus facilement dans un refuge de montagne que dans sa retraite - une ancienne étable -, dans la campagne romaine. Les Annapurna ne le détournent point de la misère humaine et on le vit récemment en Bosnie convoyer des camions de ravitaillement.

Il s’émeut toujours devant un arbre qui tremble, un cheval qui frissonne. Il sait se laver les mains dans la neige du lendemain, se réchauffer au cercle des pierres, aimer à jamais une main tendue sous la couverture un bref instant. Il écrit car l’écriture est pour [lui] le contraire du travail, c’est [son] lieu de villégiature. Il fait ainsi la résurrection des morceaux du passé et attend la mort qui pour lui, athée, n’est plus que l’instant et le jour où on ne s’embrassera plus avec les autres.

Son rapport passionné avec la Bible l’occupe pleinement. Ce livre tombé dans ses bras en 1980, lors d’un de ses chantiers va le fasciner car il trouve dans ces écrits les raisons de son exil. Le lève-toi et vas t’en de Dieu à Avram, puis Abraham après l’alliance, le hante. Une confrontation récente avec un autre exégète Henri Meschonnic montre sa fascination mais aussi sa difficulté à se détacher de la chape de plomb catholique posée sur cette œuvre, et donc à vivre le souffle rude de la vision hébraïque. Ses commentaires publiés mettent l’accent sur cette écriture du désert, seul lieu possible de rencontre entre Dieu et l’homme. Erri De Luca nous invite à nous égarer donc dans le désert.

Chaque matin il fait ses ablutions mentales avec des morceaux de la Bible, et fait résonner en lui comme rivière, les syllabes anciennes, la bouche des anciens. Le livre de Néhémie est souvent sur ses lèvres. Lui le militant d’extrême gauche déçu, le non-croyant radical, il se dit non-résident du livr e seulement de passage dans ce temps de l’ouverture et de la fermeture du Livre. Edmond Jabès avait une attitude comparable dans la divinisation du livre plutôt que de la foi. Erri De Luca fait de la lecture à voix haute une nouvelle prière sans Dieu, mais avec les syllabes et les voyelles du Livre.

Cette archéologie du monde, il l’éprouve aussi dans ses livres, lui qui se sent violemment, substantiellement de passage. Sauvage et discret, il dit aimer les livres mais par leurs auteurs. Il se contente de trafiquer le passé et de se rappeler ce souffle romantique qui lui faisait désir de changer l’histoire majeure du monde, sans aucune illusion toutefois. Il a donné sa jeunesse à cette utopie. Sa maturité, il la donne aux hommes et aux montagnes. Fidèle à sa jeunesse, il demeure un patriote du monde.

Avec Gianmaria Testa le poète chef de gare de Cuneo, le taiseux des montagnes est maintenant sur la lumière fraternelle de la scène. Cela semblait inévitable car sans même s’être croisé une seule fois, ils se connaissaient déjà. Par la connaissance des œuvres et de l’un et l’autre, livres ou chansons ils avaient déjà forgé les ponts de l’amitié qui va de l’un vers l’autre. Chacun d’eux connaissait le confessionnal des refuges de montagne, Gianmaria y avait d’ailleurs rencontré son grand ami Jean-Claude Izzo. Une même auréole poétique les nimbait.

De belles bouteilles de vin les entourent pour les gorgées du soir sur la table basse, lui l’abstème qui ne buvait jamais, il déroule des mots de chaleur chatoyants. Le style de leur spectacle, intitulé Quichotte et les Invincibles, est une suite de textes, poèmes et chansons. Comme dans chacune de leur vie rien n’est prémédité et souvent tombe la grâce. Poèmes et chants, sourires et guitare vont voler très haut les mots. Ces rendez-vous sont des fêtes improvisées comme des rencontres au coin d’un bar ou d’un chemin de crête.

Je vois plutôt mes livres comme des passages, des sentiers dans un champ, que quelqu’un peut emprunter à sa guise. Et puis ils sont des objets qui finissent par mourir, brûlés, noyés dit-il dans un entretien le 6 Août 2005 au journal le Monde. Il donne ses chemins de traverse, ses raccourcis, vers la vie rougeoyante et vraie aux hommes. À eux de la suivre et de l’élargir.

Erri de Luca jamais ne plante le moindre clou en montagne, toujours de passage sans traces. Pourtant ses livres deviennent nos clous, sur lesquels nous pouvons gravir plus haut que nous-mêmes et surtout compléter suivant le vœu de l’écrivain les sentiers ainsi ouverts. Au lecteur il dit toujours : ami.

Il est le prochain de quelqu’un et de tous.

Ses murmures à lui couvrent le tumulte fracassant du monde.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Mamm’Emilia

En toi j’ai été album en, œuf, poisson

les ères sans limites de la terre

j’ai traversé ton placenta

hors de toi je suis compté en jours.

en toi je suis passé de cellule en squelette

un million de fois je me suis agrandi,

hors de toi l’accroissement a été immensément mineur.

Je suis éclos de ta plénitude

sans te laisser vide parce que le vide

je l’ai emporté avec moi.

Je suis venu nu, tu m’as couvert

ainsi j’ai appris nudité et pudeur

le lait et son absence.

Tu m’as mis en bouche tous les mots

par cuillerées, sauf un : maman

celui-là le fils s’invente en battant ses deux lèvres

celui-là le fils l’enseigne.

De toi j’ai pris les mots de mon lieu,

les chansons, les injures, les blasphèmes,

de toi j’ai écouté mon premier livre

derrière la fièvre de la scarlatine.

Je t’ai aidé à vomir, à cuire les pizzas

à écrire une lettre, à allumer un feu,

à finir tes mots croisés, je t’ai versé du vin

et j’ai taché la table,

je ne t’ai pas mis de petit-fils sur les genoux

je ne t’ai pas fait frapper à une prison

pas encore,

de toi j’ai appris le deuil et l’heure où y mettre fin,

je ressemble à ton père, à ton frère,

je n’ai pas été ton fils.

De toi j’ai pris les yeux clairs

pas leur poids

à toi j’ai tout caché.

J’ai promis de brûler ton corps

de ne pas le donner à la terre.

Je te donnerai au feu

frère du volcan qui orientait notre sommeil.

Je te répandrai dans l’air après l’averse

à l’heure de l’arc-en-ciel

qui te faisait ouvrir grand les yeux

Le contraire de un, Traduction de Danièle Valin, copyright Gallimard

La chance des livres

Hier, j’ai vu un des mes livres entre les mains d’une femme. Elle était assise dans le métro, ses doigts serraient les pages pour les immobiliser et les tournaient délicatement. J’ai compris hier que les livres ont un sort meilleur que ceux qui les écrivent. Gardés dans les bras, emportés en voyage, peut-être sur une île du Sud ou sous une tente en montagne, fixés avec intensité par deux yeux qui feraient aussitôt baisser les miens. Oui, les livres prennent du bon temps, bien plus que ceux qui les écrivent.

... Les mots que j’ai écrits ne sont plus à moi, ils sont devenus les siens. Elles les a voulus, en pêchant justement ceux-là dans le grand bazar des livres. Elle les a payés avec de l’argent prélevé sur d’autres dépenses, en se passant d’une bouteille de vin, d’une séance de cinéma, d’un concert. Ils ont pour elle une valeur ajoutée, celle de remplacer des choses plus agréables qu’un livre. Et maintenant, là sur ses genoux, feuilletés par une légère caresse, ses cheveux retombant dessus. Les pages ainsi prises et tenues sont les siennes, beaucoup plus qu’elles n’ont été les miennes.

Le sort de l’écrivain, traduction Danièle Valin, copyright Libération 13/14 janvier 2006

Bibliographie succinte en français

- Une fois, un jour, Verdier, 1992, traduit par Danièle Valin

- Un nuage pour tapis, Rivages, 1994, Rivages poche, 1996, traduit par Danièle Valin

- En haut à gauche, Rivages, 1996, Rivages poche, 1998, traduit par Danièle Valin

- Acide, arc-en-ciel Rivages, 1994, Rivages poche, 1996, traduit par Danièle Valin

- Tu, mio, Rivages, 1998, Rivages poche, 2000, traduit par Danièle Valin

- Alzaia Rivages, 1998, Rivages poche, 2002, traduit par Danièle Valin

- Montedidio, Gallimard, Prix Fémina Étranger 2002, traduit par Danièle Valin

- Le contraire de Un, Gallimard 2004, traduit par Danièle Valin - Folio 2002

- Trois chevaux, Gallimard, 2001, Folio 2002, traduit par Danièle Valin

- Poèmes, Œuvre sur l’eau, Seghers, 2002, traduit par Danièle Valin

- Noyau d’olive, Gallimard, 2004, traduit par Danièle Valin

- Essais de réponse Gallimard, 2005, traduit par Danièle Valin

- Comme une langue au palais par Erri De Luca et Danièle Valin

- Au nom de la mère, Gallimard, 2006- Sur la trace de Nives par Erri De Luca et Danièle Valin, Gallimard, 2006