Friedrich Hölderlin

L’intense brûlure des dieux

Proche est

Et difficile à saisir le Dieu.

Mais là où il y a danger, croît aussi

Ce qui sauve.

Quand j’étais enfant, un dieu souvent me retirait des cris et du fouet des hommes.

Hölderlin. Hölderlin ce nom a la douceur du lendemain de l’éternité. Hölderlin et son amour fou de la lumière des Dieux, de la Grèce, de la face cachée des mystères:

La Grèce a été mon premier amour, et je ne sais si je dois dire qu’elle sera aussi mon dernier.

Et toute sa vie Hölderlin voudra rejoindre ce monde réconcilié entre les anges et les hommes. Il ne pourra lui marcher sereinement dans cet univers déchu de la lumière. Ses vers, sa prose seront tentatives de s’envoler là-bas, de vouloir faire revenir dans son Allemagne les anciens dieux et les communautés d’hommes libres. La seule porte permettant d’accéder aux secrets enfouis est la Nature. Il la célébrera en prose ou en vers, il pleurera ainsi cet impossible retour dans ce monde perdu. Là était l’amour et l’apaisement. Cette Nature autour de lui, parle encore de l’éternelle Nature, elle est à la fois omniprésente et cachée. Elle souffle à peine les mots magiques de l’avant, du grand Jadis.

La quête du grand Jadis aux confins de la lumière

Sa quête éperdue de cette Grèce mythique le conduira aux portes de la Raison, aux confins de la lumière. Icare aveugle et fou, il chutera au milieu de la trentaine, fou dit-on. Il ne restera alors sur terre, pris dans la gangue de son corps terrestre, qu’un homme paisible et doux, voyageant à l’intérieur de lui-même. ce voyage durera encore trente-six ans, sans presque plus écrire, sauf pour parler du paysage figé devant lui. Lui qui dans les bras des Dieux avait fait sa croissance.

« L’amour éprouve le sentiment douloureux de la pauvreté et remplit le monde de son superflu... Il ne devine pas que de lui seulement émane l’aube sainte qui vient au-devant de lui. En lui est rien et hors de lui est tout... Il espère et croit seulement ; et il regrette seulement d’être encore là pour ressentir son néant, il aimerait mieux être transformé en la réalité sainte qu’il entrevoit. La richesse du divin est trop illimitée pour être contenue dans sa pauvreté ».

L’amour humain était trop étroit pour lui, il ne pouvait faire ses noces qu’avec la spiritualité. Et il porte le flambeau des spiritualités complémentaires de l’Antiquité, du christianisme et de l’idéalisme le plus haut, le plus pur. Il sera le tragique moderne.

Je suis glacé, figé de froid dans cet hiver qui m’environne / Et de fer est mon ciel; et de pierre je suis.

Hölderlin a créé l’idéalisme allemand et Schiller, Goethe, lui doivent tout. Mais la poésie contemporaine aussi qui le découvre dans son accablante lumière, dans sa folie rayonnante. Ce pur envol vers la beauté va fasciner Rilke, Trakl - tombeau pour Hölderlin -, René Char bien sûr et tant d’autres poètes comme Israël Eliraz ou des musiciens (Hölliger, Kurtag). Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ont tourné en 1986 « La Mort d’Empédocle » d’après la première version de la tragédie de Friedrich Hölderlin et en 1988, Noir Péché d’après « Empédocle sur l’Etna », 3ème version du drame d’Empédocle écrite par Hölderlin.

Lui, il sera éperdument admiratif de Rousseau et de la déclaration des droits de l’homme ! Et lui qui avait des études de pastorat perdit la foi en l’au-delà pour chercher la foi en l’ici-bas, foi qui aussi se dérobe.

Être seul et sans Dieu, voilà la mort.

Il la connaîtra dans sa solitude goutte après goutte. Ses errances à Hombourg, à Bordeaux comme précepteur, à Hauptwil, à Nürtingen, et enfin à Tübingen chez le menuisier Zimmer. On dit, et l’on peut croire qu’il était fou. Ses paroles étaient confuses, mais sans doute ne croyait-il plus aux mots. Dénuement, volonté de se retrancher du monde, simplement, humblement s faire plus petit que les grains de poussière. Il n’était plus que Scardanelli, rien, plus personne.

Le poète intercesseur avec les dieux

Hölderlin semble être le poète intercesseur avec les Dieux, celui qui sera mort fou pour sauver la beauté et les rêves du monde. « L’homme est un dieu quand il est homme » et « On ne doit pas nier le dieu qui est dans l’homme ». Hölderlin donne l’impression d’une proximité immédiate avec Dieu, il est une sorte de saint poète touché par Dieu, quasi-physiquement.

Ils doivent se tutoyer quelque part. Hölderlin est un poète priant, en prières pour vaincre l’éloignement de ce temps des Dieux présents parmi nous.

Il conjure par ses écrits cette grande déchirure de la séparation. Il se situe dans ce monde indécis pré-chrétien, antique ou les pythies nous parlaient de douces voix et avec le miel et les olives pour le grand voyage. L’écriture d’Hölderlin est une élévation. Ses amis de Tübingen, Hegel et Schelling étaient effarés par sa brûlante utopie : « Parler seul/Avec Dieu, ». Pourtant lui, Hölderlin parlait la langue maternelle des Dieux. Il était « le grec à la douleur éperdue qui vit sous le ciel allemand, un ciel vide et qui éprouve la nostalgie du pays natal. »

Il se sera cru rejeté en terre froide et étrangère, et sa terre natale, là-bas est dans l’ombre noire à jamais, il ne retrouvera jamais le chemin. L’origine, l’originel même en creusant cette terre comment le mettre à nouveau à jour ?

Cela sera l’histoire et le drame d’Hölderlin.

« Et ouvertement je vouais mon cœur à la terre grave et souffrante, et souvent, dans la nuit sacrée, je lui promis de l’aimer fidèlement jusqu’à la mort, sans peur, avec son lourd fardeau de fatalité, et de ne mépriser aucune de ses énigmes...»

(La Mort d’Empédocle). Cette citation de Hölderlin, Albert Camus la mit en exergue de « l’homme révolté ». Cet autre du même, : « Mais toi tu es né pour un jour limpide...» sera celle de l’Été, son autre livre sur la plénitude.

Le lyrisme d’Hölderlin est singulier, loin des chants. Il porte en lui la transcendance, les armes du souffle incarné, du verbe mystique. Il n’en sortira pas sain et sauf : « Je suis certaine que pour Hölderlin, c’est comme si une puissance céleste l’avait inondé de ses flots ; et c’est le verbe, dans la violence de sa précipitation sur lui, qui a comme submergé et noyé ses sens. Et quand les flots se sont retirés, ses sens étaient tout débilités et la puissance de son esprit subjuguée et anéantie ». (Bettina Brentano).

Ce vent de l’esprit qui hurle en lui, l’emporte comme un chaman, luit fait écrire en transes des hymnes, et va le briser. Sa traduction d’Antigone de Sophocle en 1804, est à la fois la recréation d’une langue plus entendue depuis les dieux et aussi le libre galop de sa folie :

« Ici, le sens s’effondre d’abîme en abîme, jusqu’à risquer de se perdre dans les gouffres sans fond du langage. » (Walter Benjamin).

Comme une étoile en fin de vie, Hölderlin s’est effondré sur lui-même, produisant un flot de lumières qui nous parvient toujours. Hölderlin est un aède en exil, loin de sa terre natale. À la puissance trouble de la nuit chez Novalis, il oppose sa plongée au cœur tranchant de la lumière. Il n’en sort pas aveugle, mais délirant à jamais. Il se souvient qu’il fut ange un jour, qu’il le redeviendra peut-être un jour, la folie étoilée au front, et il se souvient de son exil.

N’ayez pas peur du poète en sa noble colère, sa lettre

Frappe à mort, mais l’esprit rend les esprits vivants.

À la fin de sa vie, - et la fin de sa vie fut très longue - quarante ans! -, Hölderlin signait Scardanelli car il était devenu véritablement un autre. De lui s’était retirée la lumière.

Hölderlin. Hölderlin.

Tu disais Ce que l’on est, un Dieu pour le compléter avec des harmonies et la paix éternelle. Chez ton ami Zimmer qui t’avait recueilli, tu regardais la nature avec tes yeux d’idiot du village, et les dieux te laissaient te faner sans te compléter.

Mais tu étais sans doute heureux Hölderlin.

Tu surveillais ton vin d’or, tu savais encore que la perfection est sans une plainte.

Tu ne t’es jamais plaint.

Dans l’orage parle le Dieu, tu es seul à pouvoir l’entendre.

Toi seul possède la langue.

Hölderlin, en te nommant un souffle passe, les arbres tremblent. Hölderlin !

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Traduire Hölderlin jeté comme un cavalier de feu dans sa pleine course vers la perfection est l’œuvre d’une vie. Certains l’ont réussi : Jaccottet, Armel Guerne, François Garrigue surtout. D’autres n’auront que croisé ce chemin vertigineux qui se voulait autant révélation qu’accomplissement.

extraits de Diotima

...

Entre mes bras reprenait vie l’adolescent

Encor tout délaissé, venu de ces contrées

Qu’il me montrait là-bas, lourd de mélancolie.

Mais les noms de ces lieux les plus exquis et rares,

Il les savait, et toute la beauté, là-bas,

Des rivages bénis que je chéris de même,

Qui fleurit sur la terre aimée de la patrie,

Ou demeure cachée, aperçue d’un haut lieu

D’où l’on peut voir aussi de tous côtés la mer,

Mais où nul ne veut être. Aussi contente-toi

Et songe à celle qui demeure emplie de joie

Du fait que sur nous se leva le jour exquis,

Né d’une confidence ou de nos mains serrées,

Qui nous fait un. Mais hélas ! oh ! hélas !

Quel temps splendide c’était là ! Que devait suivre

Hélas, la tristesse du crépuscule.

Que tu sois seul, si seul en ce monde splendide,

Mon bien-aimé, toujours tu me l’assures. Mais

Ce que tu ne sais pas...

Traduction Armel Guerne

La brièveté

« Pourquoi être si bref ? N’aimerais-tu donc plus,

Comme autrefois, le chant ? Toi qui, plus jeune,

Aux jours de l’espérance,

Quand tu chantais, ne savais plus finir ? » Tel mon bonheur, mon chant. Veux-tu plonger, heureux

Dans le soir rouge ? Il a fui, et la terre est froide,

Et, l’oiseau de la nuit devant tes yeux

Alarmant, froue.

(Trad. Philippe Jaccottet, ©. Gallimard)

Qu’est-ce donc que la vie ?..

Qu’est-ce donc que la vie des hommes ? Une image de la divinité

C’est sous le ciel que cheminent tous les terrestres : ils

Le contemplent. Et lisant, en quelque sorte, comme

Dans un écrit, les hommes imitent la richesse et

L’infini. Le simple ciel nu

Est-il donc riche ? Les nuages d’argent sont pareils

À des fleurs. Et de là-haut tombent en pluie

L’humide et la rosée. Mais quand l’azur

Est effacé, le bleu simple, voici paraître

Le mat du ciel (qui ressemble à du marbre) tel du minerai

Signe de la richesse

(Trad. Gustave Roud. © Gallimard)

…N’envie pas les hommes libres de souffrance, les

idoles de bois auxquelles rien ne manque, tant leur

âme est pauvre, qui ne posent pas de questions sur

la pluie et le soleil parce qu’elles n’ont rien qu’elles

doivent cultiver. Certes ! Certes ! il est tout à fait facile d’être heureux, d’être tranquille avec un cœur sans profondeur et un esprit borné. On peut bien vous en accorder la faveur, qui donc irait se fâcher que la cible de planches ne gémisse pas de douleur quand la flèche s’y fiche, ou que le pot creux rende un son si mat quand on le jette sur le mur ? Simplement, braves gens, il faut vous y faire, il faut

même qu’en grand silence vous soyez étonnés de ne pas comprendre que d’autres ne soient pas si heureux, ne soient pas non plus si satisfaits d’eux-mêmes, vous devriez même vous garder de faire de votre sagesse une loi, car ce serait la fin du monde si l’on vous obéissait…

(traduction François Garrigue)

Hypérion le chant du destin

Vous les génies bienheureux,

vous vous promenez là-haut dans la lumière

et sur des sols tendres !

les souffles étincelants des Dieux

vous effleurent doucement

comme les doigts d’artistes

des saintes harpes.

Sans destin, comme les nourrissons endormis,

respirent ceux des cieux ;

Pudiquement protégé

dans les bourgeons discrets,

en eux poussent éternellement

l’esprit.

Et les yeux saints

se plongent dans la calme

éternelle vérité.

Mais à nous il n’est donné

aucun territoire où se reposer,

ils ploient, ils tombent

les hommes en souffrance

À tâtons allant d’une heure à l’autre,

Jetés dans les gouffres,

des siècles durant en bas dans l’Incertain.

(traduction personnelle)

Au milieu de la vie

Le paysage se suspend au bord du lac

avec des poires jaunes

et empli de roses sauvages,

Vous les cygnes hautains,

noyés de baisers

vous plongez votre tête

dans l’eau sainte et dépouillée.

Douleur sur moi, où vais-je prendre

quand il est l’hiver, les fleurs,

et où les rayons de soleil

et les ombres de la terre ?

Les murs se tiennent

muets et froids dans l’hiver

dans le vent les girouettes

cliquettent.

(traduction personnelle)

Pain et vin

Partie 1

Alentour repose la ville, la nuit passe tout à fait indifférente à nous.

Le silence se glisse. Et des voitures s’éloigne le bruit dans les torches allumées. Les hommes ivres des joies du jour s’en retournent au repos. Ce qui fut gagné, ce qui fut perdu, au fond d’une maison paisible une tête sage le soupèse ; sans grappes ni fleurs et des mains l’ouvrage, le marché agité repose.

Mais montant des jardins, au loin, les accords résonnent ; sans doute là-bas un amant joue, ou bien plutôt quelque solitaire perdu

Dans les pensées des lointaines amitiés et de ce temps de la jeunesse ;

Et les fontaines parfumées chantonnent sans fin et toujours fraîches près des massifs de fleurs.

Dans l’air du soir, calme, le son des cloches et le veilleur

Crie le nom des heures dont il a gardé mémoire.

Mais voici qu’un souffle descend du haut des arbres,

Regarde !

Et l’exacte image de notre terre, la lune, vient aussi

Mystérieuse ; et la nuit vient, en extase,

Emplie d’étoiles et à nous totalement indifférente,

Là-bas resplendissant, l’étrange et l’Étrangère parmi les hommes,

Par-dessus les montagnes, superbe et douloureuse.

...

(traduction personnelle)

Bibliographie

Hypérion, traduction Philippe Jaccottet Poésie-Gallimard 1973

Œuvres, sous la direction de Philippe Jaccottet, La Pléiade, 1967

Odes, Elégies, Hymnes, Poésie-Gallimard, 1993
Œuvres poétiques complètes, traduction François Garrigue, bilingue, Editions de la Différence, 2005
Hypérion ou l’ermite de Grèce (Poche Flammarion)Jean-Pierre Lefebvre (Traduction), 2005