Frigyes Karinthy

L’homme qui ne plaisantait pas avec l’humour

Comment l’homme et la femme pourraient-ils se comprendre ? car en fait tous deux souhaitent des choses différentes : l’homme, la femme ; et la femme, l’homme.

Frigyes Karinthy, écrivain hongrois, est merveilleusement représentatif de ces écrivains du Mittel-Europa (Europe Centrale), qui de l’observatoire de leurs tables de cafés, scrutaient leur temps et le déchiffraient. Comme avant lui Karl Kraus à Vienne, son humour ravageur et décapant a servi de révélateur à toute une société. Cette féroce et parfois cruelle ironie a fait de lui « l’enfant terrible des lettres hongroise ». Il avait en lui le goût de l’imaginaire onirique, de la farce mettant à bas nos conventions et notre vision des choses. Sa jubilatoire façon de jouer avec les mots, les apparences, les sentiments sont presque impossibles à rendre hors de la langue hongroise. Aussi il n’a pas en France la place qu’il mérite. Il excellait dans les formes ramassées et percutantes. L’art du cabaret, proche de l’univers berlinois ou viennois, mais avec les particularités hongroises de dérision et d’imagination débridée, va irriguer son œuvre.
Sa politesse du désespoir, parfois plongeant dans la tristesse et la nostalgie. Il dénonçait l’humanité lâche et bête.
célébré comme humoriste, il se voulait autant philosophe, poète, romancier, traducteur (surtout de son idole, Heinrich Heine), d’un savoir encyclopédique, il jette un regard acéré sur le monde et le tourne en dérision. Farouchement rationaliste, éternel sceptique, il semble une réincarnation de Voltaire en Hongrie ! Il ajoutait à ce combat pour écraser les infâmes par le rire, un culte absolu au progrès technique et au devenir de l’humanité. Positivisme, passion des sciences naturelles, culture française, furent ses points d’ancrage. « L’art ne peut exister sans la science » fut une autre de ses devises.

Il était né le 24 juin 1887 à Budapest dans une famille passionnée de culture. Très tôt ses caricatures de ses contemporains, ses charges féroces contre la médiocrité le font connaître et il devient célèbre et redouté très jeune. Sa production dite « sérieuse » en aura souffert car on ne retiendra que le dynamiteur de son temps par l’humour. Pastiches, farces cruelles, contes philosophiques, romans, nouvelles, jalonnent son parcours triomphal de 1910 à 1930. « En humour, je ne plaisante jamais » sera sa devise.

En 1936, atteint d’une tumeur au cerveau, il est opéré à Stockholm, grâce à une souscription nationale. Il raconte sa maladie dans Voyage autour de mon crâne. Il meurt le 29 août 1938 lors de vacances à Siofok d’une attaque cérébrale. Il reste encore maintenant l’écrivain le plus populaire et le plus lu dans sa patrie. Lors d’une histoire étrange et loufoque on dit encore « Est-ce une Karinthy ? ».

Pour faire passer un peu de l’énergie féroce de Karinthy il fallait un hongrois pour saisir les subtilités de ce rire. C’est Moshe T. Zuckerman qui ayant traduit trois recueils de nouvelles, Je ne plaisante pas avec l’humour, Tout est autrement, Qui t’as sonné ? nous introduit à cet univers.

Le grand humoriste hongrois

Frigyes Karinthy (1887-1938) est sans doute le plus grand humoriste hongrois. Il représente la victime typique de ce qu’il faut appeler le barrage dû à la langue. S’il était né anglais, français, ou américain, son nom serait accolé à ceux de Swift, Sterne, Courteline, Allais, Twain, O. Henry. Hongrois, personne ou presque ne le connaît. Il y eut quelques tentatives pour le traduire en anglais, en français et en allemand. Est-ce par manque d’enthousiasme des éditeurs, par manque de lancement adéquat, ou est-ce dû au choix des textes traduits, le fait est là : l’un des plus grands humoristes européens est mal connu ou inconnu en dehors des frontières de la Hongrie. Pourtant, humoriste, novelliste, poète, publiciste - journaliste, auteur dramatique, il a écrit une œuvre considérable : de son vivant ont été édités soixante-dix volumes de ses écrits. Il a même créé un nouveau genre qu’il a intitulé caricature littéraire : semblable au dessin humoristique, il caractérise l’auteur et critique son œuvre. Ses parodies des écrivains et des poètes, ses exercices de style - malheureusement intraduisibles - ont influencé la littérature hongroise et restent uniques dans leur genre.

Sans conteste, Frigyes Karinthy est le meilleur représentant de cet humour budapestois bien particulier, de l’époque de la monarchie austro-hongroise, au début du siècle, et même, plus tard, de celui du lugubre régime réactionnaire de Horty. Cet humour émane du creuset où se mêlent de nombreuses minorités : juive, slovaque, croate, serbe, qui cherchent à s’assimiler, à s’affirmer dans la majorité hongroise, ou vis à vis d’elle. Cette dernière n’était elle-même qu’une minorité nationale et culturelle par rapport à la civilisation germanique dont elle cherchait à se libérer.
Cet humour si particulier, féroce, cruel, est le marqueur de cette époque révolue. Comme tous les grands humoristes, Karinthy était aussi un moraliste humaniste. Appartenant aux jeunes talents (Ady, Babits, Moritz,Kosztolanyi) qui se sont regroupés autour de la revue littéraire Nyugat,(Occident) à l’avant-garde de l’esprit d’ouverture et de progrès, il futl’un des rares, qui lors de la grande folie meurtrière de la premièreguerre mondiale qui entraîna l’intelligentsia hongroise dans un délirechauvin, garda raison et se moqua dans son style corrosif habituel de sesconfrères écrivains va-t’en-guerre.Pacifiste, espérantiste convaincu, il lutta de tous ses moyenslittéraires - humour, poésie, polémique - contre le fascisme et l’antisémitisme qui gagnaient du terrain en Hongrie à partir des années vingtet qui, plus tard, s’étendirent en Europe.Pilier des cafés connus de Budapest, ses anecdotes, ses bons motsfaisaient le tour de la capitale, comme c’était l’habitude pour TristanBernard à Paris.Observateur averti des hommes et des événements, ses propres expériences lui servaient souvent de source d’inspiration. Ainsi, à la fin de sa vie, il forge un récit drôle et poignant de sa maladie, une tumeur au cerveau: Voyage autour de mon crâne. Il y raconte les péripéties de son voyage en Suède et de son opération au cerveau par le plus grand spécialiste de son temps, Olivererona. L’opération réussit mais deux ans plus tard il rechute et décède à l’âge de cinquante et un ans.

Ce fut l’un des meilleurs écrivains de la Hongrie du vingtième siècle, en tout cas le plus grand humoriste hongrois. Il est temps qu’il occupe aussi la place qu’il mérite dans la littérature européenne.
Pour introduire Frigyes Karinthy devant le public français, voici quelques courtes nouvelles représentatives de l’auteur dans ce domaine et traduites pour la première fois.

Moshé T. Zuckerman

Choix de textes

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P R I N T E M P S

Je vous demande pardon, monsieur, vous venez d’arriver ?

- Oui. Brrr.

- Au début ça fait un peu froid, n’est-ce pas ? Et puis on s’habitue. À vous aussi on a mis de la glace sur la tête ?

- On m’en a mis partout. Brrr.

- Bien sût, bien sûr. C’est ça qu’il faut. Et puis, naturellement, on vous a poussé ici. Quel est votre numéro, monsieur ?

- Numéro ?

- Comment, vous ne l’avez pas vu, pourtant on vous a attaché sur le pied une étiquette avec un numéro et un nom, s’il y’en a un. Moi, je n’ai qu’un numéro, je ne suis pas encore identifié. Vous n’êtes pas trop à l’étroit ?

- Non.

- Moi si, parce que je suis gonflé. On m’a repêché au bout de quatre jours. Ce n’est pas grave, seulement mes yeux me gênent, ils coulent tout le temps dans ma bouche. Vous avez encore des yeux ?

- Le gauche oui, l’autre a été emporté par la balle.

- Parce qu’avec un revolver que vous…

- Avec un pistolet.

- Très efficace. Au début, moi aussi je voulais faire pareil, mais je. ne disposais pas de moyens. J’ai hésité longtemps, vous comprenez, mais j’ai préféré la sécurité.

- Et vous… ? - Du pont des arts. Ce n’est qu’au bout de quatre jours que je suis revenu à la surface, vous comprenez. Après ça, on a le poumon tout dégoûtant. Je m’excuse, votre ventre, est-il déjà vert ?

- Pas encore. Parce qu’il devient vert ?

- Et comment ! Si vous voyiez le mien ; il est vert jusqu’au nombril. Je suis content, bientôt, je deviendrai tout vert. Seulement ma graisse est du très joli bleu. Maintenant tout se déroule normalement jusqu’à l’autopsie : comme je voudrais que tout soit déjà terminé. Srrtch. Srrtch.

- Que faites-vous ?

- Oh, ce n’est rien, c’est l’eau qui clapote en moi ; de plus, à présent, c’est l’autre œil qui coule dans ma bouche. Dommage. À part cela, comme disait le médecin légiste : je suis assez bien conservé. Au fait, dites-moi, était-elle blonde ?

- Non, brune. Et la vôtre ?

- La mienne aussi.

- Comment s’appelait-elle ?

- Zézette Rimel.

- Ça alors. Mais alors, vous êtes sûrement Elmire Salmigondis.

- Et après ?

- Moi j’ai cru quelle voulait vous épouser.

Alors c’est vous Louis Labarbe ? Je croyais qu’elle voulait devenir votre femme. Mais alors, je me suis jeté du pont des Arts pour rien !

- Et moi donc, fallait-il gaspiller mon argent pour ce pistolet. Quelle folie !

- Mais alors, elle m’aurait épousé ! Si j’avais su qu’elle ne voulait pas de vous, et que vous alliez sauter du pont des Arts… mais mol, elle disait qu’elle en aimait un autre, et je pensais que ce ne pouvait être que vous…

- Si j’avais su que vous étiez en train d’acheter des armes à feu et qu’elle ne voulait pas vous épouser… Mais à moi elle disait qu’elle en aimait un autre, et j’étais sûr que c’était vous…

- Dire qu’à cause de ça nous pourrissons ici ! Mais alors qui a épousé Zézette Rimel ?

(Un monsieur d’une troisième cellule) :

- Moi.

Traduction du hongrois par Moshé T. Zuckerman

ALLÉGORIE SUR L’ÉCRIVAIN.

Qu’est-ce que c’est qu’un écrivain, Toto I

Eh bien…, voyons un peu, Toto, comment t’expliquer… C’est quelqu’un qui écrit tout le temps. Il a devant lui un tas de papiers, et il laisse sortir de lui un mince trait bleu, comme un fil, qui se colle sur le papier, et chemin faisant il devient toutes sortes d’arabesques et d’entrelacs…, tu sais, comme ces dessins dentelés, alignés les uns au-dessous des autres… hum. On les appelle des lignes.

Comment t’expliquer, c’est pareil au ver à soie que tu élèves. N’est-ce pas, quand il se gavait pendant longtemps de feuilles de mûrier, tout d’un coup il s’arrêtait de manger, et laissait sortir de sa tête un long long fil de soie, puis il s’entourait, s’entortillait, s’enchevêtrait, faisant ainsi pour lui une petite maison de soie où il s’encoconnait. Il s’endormait et plus tard il se transformait en papillon. Les nombreuses feuilles de mûrier devenaient dans la tête du ver, de la soie liquide, qui à son tour devenait du fil de soie.

C’est la même chose avec l’écri-ver, je veux dire l’écrivain, mon petit Toto. Monsieur l’écrivain, dans sa jeunesse, avale toutes sortes de feuilles, mais pas celle du mûrier, des feuilles écrites à la main, des feuilles imprimées. Ça… hum, tu comprends Toto, comment te dire ?… Toutes ces feuilles se transforment dans la tête de l’écrivain en encre, tu sais bien, en très belle encre bleue.
Eh bien, un jour, quand sa tête est bien remplie d’encre, alors mon petit Toto, alors l’écrivain s’arrête de manger et laisse sortir de lui un filet d’encre pour s’encoconner et pour devenir un papillon. Par où, sort le filet ? Eh bien, de la tête de l’écrivain un tuyau conduit à travers son bras dans sa main, et, au bout de sa main, il y a quelque chose de petit et d’acéré qu’on appelle plume et c’est par là que sort le filet d’encre. Ce qui est étrange, Toto, c’est que peu importe la sorte de feuille qu’ingurgite l’écrivain ; toutes deviennent un filet d’encre : par exemple, l’espèce, appelée poète, mange toute la journée des feuilles qu’on connaît sous le nom de billets doux ; ils deviennent pareillement de l’encre dans sa tête, qui, à son tour se transforme en filet d’encre.

L’écrivain laisse sortir le filet d’encre de sa tête sur le papier, mais avant de le laisser filer, il fait une jolie boucle au bout, qu’il accroche à une branche qu’on appelle éditeur ; tu m’écoutes Toto, et maintenant il laisse sortir l’encre de sa tête.

Il sort de plus en plus, le filet de sa tête, il s’accumule en rangs serrés, en grande abondance, (c’est normal, Toto, parce qu’il a beaucoup d’encre dans la tête !) ; à ce moment-là, au début, le beau filet d’encre recouvre, entrelace le papier, tout le monde est content et s’écrie : comme c’est formidable, comme c’est beau, et on lui donne beaucoup de place. À ce moment-là, l’écrivain est heureux, bien que l’encre s’amenuise dans sa tête et il y en a de moins en moins, parce qu’il est content de voir tous ces filets d’encre, et la pensée qu’il puisse s’encoconner avec eux et s’endormir en paix pour plus tard devenir un papillon, le réjouit. L’encre diminue de plus en plus dans la tête de l’écrivain et en diminuant elle devient moins consistante et les lignes s’éclaircissent, et les filets se raréfient : on appelle cela des drames en vers. Mais l’écrivain ne s’en fait pas, parce qu’il pense à son cocon.

Et puis un jour l’encre tarit dans la tête de l’écrivain. Tout est transformé en filet d’encre sur papier. L’écrivain, maintenant, croit qu’il va dormir comme une souche entre tous ces filets, en attendant de devenir papillon.

Seulement les choses ne se déroulent pas ainsi, n’est-ce pas, Toto, tu le sais bien ? Parce qu’on n’élève pas les vers à soie pour qu’ils deviennent papillons, mais pour leur soie. C’est pourquoi, les cocons finis, on les jette dans l’eau bouillante, où les vers périssent, et puis on leur enlève la soie pour fabriquer de jolis bas de soie, et les vers, on les met au rebut.

Ainsi procède-t-on avec le cocon d’encre aussi, Toto. Quand il n’y a plus d’encre dans la tête de l’écrivain, on le plonge dans la critique bouillante, et l’écrivain est rejeté du cocon d’encre ; par contre du filet d’encre on fait,... et bien on fait des bas de soie aussi, pour l’épouse d’éleveur des écrivains je veux dire l’éditeur. Il y a des écrivains qui s’en étonnent, et posent des questions, les jeunes chenilles disent d’habitude d’eux :

- Eh bien, pauvre vieux Chose., il file un mauvais cocon, il est complètement tari.

Et ils se trompent rarement.

Traduction du hongrois par Moshé T. Zuckerman

TOUT EST AUTREMENT.

Dans ma soixante-dixième année, un jeune homme me demanda une sage maxime : il s’agissait de définir dans une phrase grandiose ma conception du monde.

Ma réponse à ce jeune homme fut : "Tout est autrement". En disant cela, je ne me situais pas dans les rangs des sceptiques et des incrédules, parce que les sceptiques et les incrédules ne disent que : « Il n’est pas certain que les choses soient comme nous les croyons », tandis que moi, je dis avec résolution et conviction : « Il est certain qu’elles ne le sont jamais ». Voilà le seul énoncé qu’on peut croire fanatiquement, et dont s’écarter est pure folie ; tout est autrement.

Si je possède un miroir déformant, qui distord les choses, il serait stupide d’affirmer qu’il y a des choses que ce miroir ne déforme pas, puisque telle est sa nature et sa loi : déformer sans aucune exception. L’intelligence humaine est ce miroir déformant, dans lequel se reflète la vérité. Quelle est la règle droite qui peut éliminer la courbure de ce miroir, étant donné que cette règle aussi, n’est que de l’intelligence humaine, qui comme le cerveau, suit la courbure du crâne ?
Et quelle est cette géométrie qui pourra quantifier la distorsion du miroir afin que nous puissions au moins imaginer la Vérité, sinon la voir, sans compter que dans la réalité, la Vérité elle-même, s’épaissit ou s’amincit suivant les circonstances.

« Tout est autrement », et celui qui prêche la certitude en philosophie, en art ou en politique est, soit un méchant, soit un sot ; s’il est de bonne foi, alors il est sot, s’il est de mauvaise foi,alors il est méchant. À quoi bon espérer un travail parfait d’un instrument imparfait ? Est bête et méchant aussi le sceptique qui dit : « Il n’est pas certain que l’énoncé soit juste », quand c’est certain qu’il est faux.

Celui qui enfin comprendra que tout est autrement, cet homme juste pourra au moins croire en quelque chose qu’il ne voit pas et ne connaît pas ; il respectera, il ménagera cette chose, sera attiré par elle, et, en l’attendant, s’y résignera. Il ne l’appellera pas dieu, parce qu’aussitôt qu’il lui donnerait ce nom, une image apparaîtrait dans le miroir déformant, et cette image ne serait qu’un mensonge : tout ce à quoi le misérable esprit humain donne un nom, tend à disparaître et s’évanouir connue par enchantement. Dieu lui-même mourut dès le moment où l’on prononça son nom ; il ne vécut que tant qu’on l’a ignoré. Je compare I’honnête penseur - s’il y en a - à un dormeur, qui, dans son rêve sait qu’il rêve seulement, et se l’avoue sans détour ; il regarde souriant le monde enchanté du rêve, parce qu’il sait que dehors, à l’état d’Éveil, tout cela n’existe pas, ou si cela existe, tout cela est autrement ; il sait aussi que ce qu’il pense est inexact, puisque le rêve déforme la pensée. Il ne combat pas la pensée, ce serait une vaine lutte, mais il est clair pour lui qu’en rêve on appelle souvent table une chaise et pourtant on aurait voulu dire : armoire. Avez-vous déjà écouté un homme qui parle dans son rêve ? L’honnête penseur se conduit comme celui qui sait qu’il rêve, et pour cela, ne croit pas à tout ce qu’il entend ou ressent, mais sait que dehors, à l’état d’éveil, tout cela a une signification : il emmagasine en lui tout ce qu’il a entendu, vu, senti et il croit avec sérénité qu’un jour viendra où il pourra déchiffrer ces signes.

N’est-il. pas vrai que celui qui veut se réveiller, abandonne les images chimériques pour ne pas s’enfoncer dans le marécage du monde onirique ; au contraire il se concentre et s’efforce de penser à quelque chose d’indéterminé, d’inconnu, qui l’aide à s’échapper ; cette chose indéterminée je la résumais ainsi : « Tout est autrement ».

Mais entre-temps, en attendant que cela réussisse, il faut dormir et rêver, et faute de mieux, adoucir notre sommeil en agrémentant le rêve. Ainsi naquirent la Logique, les Lois et les Principes, et la croyance que tout est régi par eux ; choses qui incitent des rêveurs lourdauds à en tirer des conséquences et à forger des convictions. En vérité, la Logique est un jeu noble et agréable, à l’usage des rêveurs distingués et lucides, qui savent que ce n’est qu’un jeu, un jeu excitant, intéressant et merveilleux, pareil au jeu d’échecs. Le joueur bien élevé et correct respecte scrupuleusement les règles du jeu ; tout en sachant que ces règles furent établies par lui-même, il les considère comme des lois inaltérables, et, si suivant ces règles le roi en échec ne peut plus bouger, il dit : « Je suis mat, tu as gagné, mon ami », il se lève et paye, bien que ce soit en son pouvoir de se saisir du roi et de le mettre hors de l’échiquier… Il se soumet volontiers aux règles du jeu préétablies.

En attendant « tout est autrement » : autrement est la loi de Newton et la théorie de Darwin. La chose est autrement avec nos ennemis que ce que nous croyons, et elle est autrement que ce qu’ils croient. Le ciel, est autrement, la terre est autrement, Mars est habitée par une autre espèce de créatures, l’ami nous aime autre ment, comme notre ennemi nous hait autrement, et la femme dont nous croyons qu’elle est autrement, est la fois autre et la même.

« Tout est autrement », uniquement ceci ne l’est pas.

Traduction du hongrois par Moshé T. Zuckerman

MOI ET MOMO.

Je ne me connais pas.

Que signifie-t-il ce mot : Moi, sinon un voile épais, une pénombre mystérieuse et tragique, parsemée de lumières scintillantes ; douleurs sourdes, joies éclatantes. Le moi des autres m’apparaît clairement, ses contours bien dessinés, il se dresse nettement devant ou derrière moi, agrandi ou rapetissé au travers de la loupe de mon propre moi, mais la loupe c’est du verre, invisible, elle-même disparaît en faisant apparaître les autres.

Je me suis souvent cherché, et j’ai mené maints combats dans l’obscurité avec moi-même, mais à mes interrogations, je n’ai reçu en guise de réponse, que des angoisses indicibles, des souffrances lancinantes et de la volupté fragile.

Je ne me connais pas.

Mais je connais quelqu’un, qui habite en moi, avec qui je ne cause jamais, mais qui se met à discourir souvent bruyamment, avec arrogance, sans se soucier de ce que je ne lui réponde jamais, et du fait que j’ai honte de lui, comme le père respectueux peut avoir honte en société de son rejeton mal élevé.

Maintenant que j’en parle, je m’aperçois avec étonnement que je ne lui ai pas encore donné de nom ; il m’embête tellement ! J’ai toujours essayé de me faire accroire qu’il n’existe pas.

Pourtant il existe. Comment vais-je l’appeler ? Cela ne peut pas être Moi. Puisque moi, je ne suis pas lui ; lui, il est tout petit. Il n’est qu’un moïmoÏ. Ou plus simplement : Momo. Je ne voudrais pas que l’on me confondit avec lui.

Momo est une créature minuscule, grand comme mon pouce. Néanmoins, il n’est pas un petit gamin, mais un petit bonhomme achevé au visage rasé, alerte, souple, au regard impertinent, au sourire suffisant et narquois. Habillé d’une culotte de golf et de bas de soie - comme un petit marquis - il est gai, persifleur, crâneur, sans foi ni loi. Avec ses ronds de jambes ironiquement exagérés, il est souverainement humble, poli, mais parfois étonnamment insolent.

Il ignore les grands moments solennels, il n’aime pas l’attendrissement, le recueillement ; la quiétude lui est détestable, et quand le silence devient embarrassant, il rit aux éclats. Il n’a pas de domicile fixe parfois il est dans mon crâne, il s’assoit sur mon cerveau en sifflotant et en balançant ses petites jambes. Parfois, il se niche dans ma main et il tiraille mes doigts ; alors que je suis assis en face monsieur grave et respectable, et que nous causons calmement, sérieusement, voilà que Momo se faufile dans mon doigt et qu’il le pousse pour que j’attrape l’oreille du monsieur, comme ça inopinément, ou que je lui donne une chiquenaude à son nez.

Momo est toujours éveillé, mais il préfère m’entretenir dans les moments les plus inopportuns, les plus pénibles, quand j’ai besoin de concentration, de silence, d’inspiration.

Momo ne parle jamais qu’à moi et à personne d’autre. Il semble qu’il ait jeté son dévolu sur moi, et qu’il ait décidé de consacrer sa petite et joyeuse existence à m’embêter, à m’embarrasser. Il m’est déjà arrivé, rempli d’amour ardent et de désir douloureux, le cœur fondant, débordant d’affection, de me révéler à l’ami, à la bien-aimée, et de me livrer entièrement pour qu’on me voie comme je suis, pour qu’on m’aime, et pour qu’on ait pitié de moi… Alors, en scrutant les profondeurs de mon être avec émotion, humilité, je tombais sur Momie aussi. En de telles occasions, je commençais à le harceler, à l’exhorter : vas-y, montre-toi parle toi aussi, incline-toi, puisque toi aussi tu fais partie de mon être. Mais en de telles circonstances, il se taisait obstinément, arborant un sourire méprisant. Et s’il parlait, il ne s’adressait qu’à moi.

- Allons, arrête, disait-il insolemment, d’un air supérieur : tu ne vois pas à quel point tu es ridicule ? Tu veux les tromper maintenant, tu ne t’en aperçois vraiment pas ? Mais à moi, mon gaillard, tu ne la fais pas ! N’as - tu pas honte de tricher ainsi avec moi ? Je te connais comme ma main ; qu’est-ce que cette mièvrerie, ce sentimentalisme 7 Mais vas-y continue, si cela te fait plaisir.

Je suis réduit au silence, je n’ai pas d’arme contre lui. J’ai une prédilection pour les paroles belles et expressives, pour les verbes profonds, significatifs, pour la formulation artistique. J’aime les expressions tragiques ; je crois que ce sont elles qui explicitent le sens de la vie. Le vocabulaire de Momie est ignoble, cynique, impudique, vulgaire. Avec un plaisir pervers, il collectionne les locutions triviales, les qualificatifs lapidaires, moqueurs, les adjectifs juteux, truculents. Il ramasse et utilise sans hésitation le répertoire des clochards, des voyous, des grossiers personnages, des rustres, des soldats : l’argot. Il est l’intime de la racaille impie des quartiers malfamés, des camelots, des apprentis dévoyés, des commis-voyageur, des domestiques corrompues. En pillant leur parler, Momo a constitué son lexique ; il me terrorise avec son bagout, il me fait honte, il me désespère, surtout quand je suis à la recherche de la pureté diaphane de belles et profondes paroles.

Il a gâché mes instants les plus émouvants, alors que j’étais en train de me rapprocher du sens fort de la vie : la souffrance. C’est vrai que de la même manière il m’a souvent sauvé la vie, dans l’acception matérielle, animale du terme. Adolescent, je tenais un journal auquel je me confiais et d’où le regard d’autrui était exclu ; mais, quand je voulais noter l’ultime vérité me concernant, c’est lui qui me retenait en disant : holà, petit père, il ne faut pas écrire cela, que dira la personne à qui tu veux le faire lire ? Elle sera désenchantée et ne croira pas que tu es celui que tu fais semblant d’être. Mais justement, c’est cela que je désire ! Insistais-je désespéré. Ça va, arrête, mon vieux ! disait-il et j’ai obéi pour clore cette pénible discussion.

Il ruina ma poésie : entre deux rimes il se mit à parler à plaisanter bruyamment. Chagrin, c’est une très bonne rime, disait-il. Bien sûr ce n’est pas du tout cela que tu as voulu écrire, mais qu’importe ! L’essentiel est que cela donne l’impression de surgir du fond de ton âme. Alors, qu’entre nous, cela ne peut pas surgir du fond de ton âme, pour la simple raison que, là-bas, c’est moi qui y suis assis, fumant une cigarette et balançant mes pieds. Vu ?
C’est lui qui s’insinue dans ma gorge quand je présente mes condoléances, à la suite d’un décès. À pareils moments, il raconte des histoires drôles. Vise-moi un peu, le pif qu’il a ! On dirait un cornichon. Un bourdon pourrait s’y promener confortablement. Et alors il serait obligé de se gratter : bonne idée, n’est-ce pas ?

Je ne sais pas si les acteurs connaissent Momo ; si j’étais acteurs il me serait insupportable. Il m’est arrivé, parfois, de prendre la parole en public, de faire un discours, ou de réciter des poèmes ; c’étaient ses moments les plus effrénés ; il ne la fermait pas pour une seconde !
Je parle je disserte, j’élève la voix, je suis ému et je sens que je touche le cœur du public ; peut-être y a-t-il des larmes dans mes yeux, tandis que lui, il m’interrompt à tout bout de champ : il bavarde et il parle de tout de qui lui passe par la tête, sur son ton cynique et indécent. Il ne fait aucun cas des sujets que je traite : une fois, avec frayeur je l’ai surpris à pousser la chansonnette d’une voix canaille, pendant que je discourais avec sentiment et noblesse de grands desseins de l’humanité ou que j’analysais le caractère tragique d’un héros antique.
Mais encore c’est le meilleur des cas quand il ne fait pas attention à ce que je dis et qu’il s’amuse à fredonner de méchantes chansons de music-hall. C’est pire quand il dresse l’oreille, me surveille, me critique. Moi, Je parle au public, lui, il s’adresse à moi, sans répit. Hé, papa, ça c’était bien, dit-il, mais maintenant attention ! Tu te rappelles, à la phrase suivante, tu dois élever la voix un peu ; fais vibrer ton larynx. Maintenant il faut t’émouvoir, fais comme si tu voulais pleurer. Voilà c’est raté ! Il te faut réparer cela ; tu sais où ? Là où il est question de ce machin, mais oui, le grand air de l’indignation ou une autre sornette.

Attention, ici au premier rang, ce type, il ne t’écoute pas, il faut le secouer, donne de la voix, qui peut-il être cet individu ? Un brave type. Que dirait-il si - sans crier gare - tu entamais : « Auprès de ma blonde qu’il fait bon, fait bon, fait bon. » ou : « Oh mon amour, je t’aimerais toujours ! » comme ils chantent aux cabarets.
Je ne sais pas si d’autres connaissent Momo, mais je connais des hommes pour qui il est un parfait inconnu. Les soupe-au-lait, les énergumènes, les poltrons instinctifs, bref, tous ceux qui agissent par impulsions. Les coléreux, les sanguinaires qui se saisissent du couteau tuent et puis, en hurlant tombent à genoux. Momo ne les habite pas, parce que Momo, si je m’emparais d’un couteau, en tonnant : « Je vais te tuer maintenant, femme infidèle ! » M’aurait retenu la main en disant calmement : « Fais gaffe, d’ici peu, tu vas regretter ce meurtre ». Et, si je voulais supplier quelqu’un d’épargner ma vie, il rirait et se moquerait de ce qui me menace.
Il ne se soucie guère de mon bien-être, il n’a aucune pitié de moi ! Il chantonne et fredonne quand la souffrance me fait monter les larmes aux yeux. Il me suggère perfidement : fort bien, maintenant lève la main à hauteur de tes yeux, incline la tête, pleure un peu plus fort, on t’observe !
Voilà des façons de beugler, taratatam, quelle ganache tu fais ! Braille tout ton soûl ! En ce qui me concerne, - tu peux crever ! Je t’ai assez vu, tu m’ennuies. À part cela, la famille, ça va ?

C’est lui qui s’adresse parallèlement à ceux à qui je parle, mais, tandis que moi, je le fais convenablement, respectueusement, lui, l’instant-même, profère d’énormes grossièretés du bout des lèvres. Il tutoie le premier ministre ; pendant que je lui dis : « Son excellence pourrait peut-être… ». Il le rudoie et lui lance : « Alors mon petit, dépêchons, dépêchons, tu es pressé, moi aussi, pourquoi s’embêter ? »

Je crois qu’il va gâcher mes dernières minutes ; il les dépouillera de leur magnificence. Quand, tout en râlant et haletant, je me préparerai pour le grand voyage, Momo, goguenard, s’assoira sur mon nez émacié et dirigera les manœuvres : « Vas-y, c’est le moment, cherche quelques bons mots spirituels avant le casse-pipe, pour que les petits romantiques et les prétentieux qui ne t’ont jamais vraiment connu, qui ne m’ont jamais connu, se souviennent.

Et maintenant, c’est lui qui fait tomber la plume de ma main, alors que je veux parler de lui. « Je suis un bon sujet, n’est-ce pas ? » dit-il avec mépris. « Bien peu de gens me comprennent, et encore moins nombreux sont ceux qui s’aperçoivent que tu m’as utilisé comme sujet d’article parce que tu étais en panne d’idées. »

Mauvais garnement ! Que puis-je lui répondre ? Qu’il ment ? Que ce n’est pas vrai qu’il n’est qu’un sujet et que j’ai voulu vraiment le décrire, le montrer, révéler qu’il vit en moi ?… Cela lui fera la grosse tête ! Déjà avec son sourire suffisant et insolent, il répond : « Ah oui, ? Bon. Mais alors, pourquoi ne me laisses-tu pas parler avec ma propre bouche ? Ainsi, tu pourrais me présenter d’une façon plus réelle ! Pourquoi me décrire, me caractériser ? Laisse-moi m’exprimer, ne t’en fais pas, je vais leur montrer qui je suis ! »

Non..., ça, c’est impossible… ça ne se fait pas, dans un livre ou journal convenable… Tais-toi, malappris !

Traduction du hongrois par Moshé T. Zuckerman

CONVERSATION AVEC UN BRAVE HOMME.

…Voilà maintenant le troisième article de la sentence suprême du trône ; je te remets aux mains du Bourreau Principal ! Bourreau Principal, accomplis ton devoir !

Le maître leva haut ses bras, les manches amples de la cagoule noire retombèrent ; le blanc de ses yeux luit un instant derrière le masque noir, et puis presque sans bruit reculant rapidement, il disparut, sous la voûte de la cave.
Nous restâmes seuls ; le lourd portail de fer se referma.

Le Bourreau Principal, un homme musclé, au visage franc et néanmoins rêveur, enleva son justaucorps ; sa jolie peau brune, ses immenses mains, m’inspirèrent un sentiment de fraîcheur, après toutes ces houppelandes noires, d’où n’étaient visibles que des yeux. Enfin ! Un peu de réalité, après tous ces Dogmes, ces Lois, ces Sentences qui bien que proférés par une voix humaine, restent abstraits.
Je m’assis sur une dalle de pierre et observais les préparations.

Il examina les poulies et les cordes, testa leur état. Il rassembla ensuite les pièces en bois du mécanisme astucieux de brodequins. Il fit tourner les calandres, sous les planches à clous en mouvement, il attisa les braises dans le poêlon, il donna un élan à la grande roue, il l’ajusta, pour qu’elle ne grince pas trop. ! « Oreille musicale » me dis-je.

Les préparations durèrent assez longtemps, les parois grises de la cave avaient sur moi un effet engourdissant : j’avais peur de m’endormir.

Il y a si longtemps que je n’avais parlé à personne ! C’était peut-être la raison pour laquelle je réagissais d’un sourire, quand par hasard son regard tomba sur moi. J’ébauchais même un geste de prévenance, lui signifiant que j’étais prêt. Mais son regard glissait au-dessus de moi, il était trop accaparé par son travail : le tri et la mise en place de divers étaux et pals.

Un peu plus tard, quand, d’un geste de sa main, je m’allongeai sur la planche à clous, et qu’il attacha mes chevilles et mes poignets avec des lanières, j’essayais quand même d’entamer le dialogue avec lui. La pensée que les deux ou trois heures qu’allait prendre la procédure, nous allions passer côte à côte en silence, m’était insupportable ; il n’y aurait que nous deux dans ce tête à tête terrible, s’occupant l’un de l’autre… non, non, je ne pouvais pas me souhaiter passer deux ou trois heures avec un être vivant, sans le connaître mieux, sans lui parler, non, ceci était au-dessus de
mes forces.

J’examinai son visage attentivement, les yeux plissés, il s’efforçait de vérifier si les clous pénétraient bien dans mon dos, puis, avec précaution, il commença à tourner les calandres. Je me raclais la gorge.

- Il fonctionne bien ! - Commençai-je poliment.

Il hocha la tête.

- Il faut faire attention à ce que le sang ne s’infiltre pas dans le palier de butée, autrement il s’humidifie trop et se dilate.

Sa voix un peu métallique n’était pas, somme toute, désagréable. « Dialecte toscan, » devinai-je tout de suite.

- Il faut faire attention ! - Dis-je

- Voilà pourquoi j’éponge là, avec ce torchon.

Ensuite nous restâmes silencieux. Souplement, prestement, il tournait autour de moi, enlevait les lanières, mettait sous mes pieds un tabouret, puis il calait mes reins, immobilisait mon cou. Ensuite, il prit deux objets, à première vue assez compliqués, qui ressemblaient à deux boîtes tenues par des chevilles et des bandeaux métalliques.

« Les écorcheurs des doigts » demandai-je, feignant un intérêt curieux.
- C’est ça.

Très adroitement, il les appliqua sur mes pouces superposés. Au bout de quatre tours il se pencha sur moi, d’un œil expert, il hocha la tête en s’apercevant que les racines des ongles étaient bien ouvertes. J’avais le pénible sentiment qu’il était plus intéressé par l’instrument que par ma conversation. Ou alors ? Qui sait ? Peut-être son métier qui ne l’amusait plus, il pensait au monde extérieur.

- Il doit faire beau aujourd’hui,- remarquais-je stupidement.- Très beau. Chez nous, c’est la saison des vendanges.

- Chargé de famille ?
- J’ai deux enfants.

J’étais plongé dans une rêverie.

- Moi, aussi, autrefois j’avais une famille…- ajoutai-je.

Il enleva l’instrument en bois baissa la poulie, et nonchalamment, il poussa vers moi les brodequins.
À présent il commençait à parler de lui-même.

- Eh bien, vous comprenez, j’aurais pu rester chez moi. Vigneron… mais la vie en ville, toutes sortes de gens qu’on y rencontre, et puis tout de même, la fonction publique, c’est très avantageux. Déjà à l’armée, on m’a pris en affection,de plus, la religion…, ma piété plaisait au Grand Maître… Je vous prie de relâcher les genoux… Voilà qui bien. Quand même, on fait partie de la sainte église…

- Assurément.

- Il y a toujours de quoi boire. Et de plus, la respectabilité. Les gabelous ne me font pas de misères. L’année prochaine, avec l’aide de saint Antoine, je ferai venir mon fils.

Tout ému, il retourna le tisonnier dans les braises. Je voulais lui demander quelque chose, mais il me fit signe qu’il était obligé de me mettre le bâillon.
Ensuite, avec précaution, il testa le fer rougissant et incandescent sur mon dos.

- Ça sent mauvais quand il roussit, me dit-il les yeux rieurs.
Il y en a qui ne le supportent pas.

Je tournai vers lui un regard interrogateur.
- Par exemple, mon camarade Biaise, il a tout fait à la perfection, c’est une armoire à glace ; personne n’était capable de lancer la grande roue comme lui. D’une seule main, à partir de l’épaule, il tordait le bras des condamnés… mais à la première odeur de roussi, il se trouvait mal et laissait tomber la barre… Aussi, on l’a envoyé à l’armée. C’est une question de nature.

J’opinai de la tête.

- C’était un brave gars, il faut le dire… Nous nous sommes bien entendus pendant les six moi. Mais que faire… son cœur ne supporta pas.

Il enleva le bâillon, laissa un peu de jeu à. la poulie, baissa la corde. Le boulet de fer fit un bruit sourd en touchant terre, quand il me le fixa sur la cheville.
Il enroula la corde autour de mon poignet et la jeta par-dessus la poutre, là-haut ; lentement, il commença à la tirer. Mes bras se tordaient, je m’élevai sur la pointe des pieds, et puis, je quittai la terre… comme si je m’apprêtai voler.

- C’était un brave homme

- Vous l’aimiez bien ?
- Eh bien… Nous nous entendions bien
- Parce que vous aussi, vous êtes sûrement un brave homme.
- Vous croyez ? Il se peut ! Je ne cherche querelle à personne.
Je n’injurie pas mon prochain, ni ne l’accuse faussement…

- C’est très bien ainsi, mon ami… Là, que Dieu vous bénisse, je crois que
maintenant, quand même, je vais m’évanouir…

- Moi aussi, je le crois…, d’habitude c’est le moment… que Dieu vous bénisse
Monsieur,.rappelez-vous de moi dans vos prières !

- Je ne me souviens plus du reste.

Traduction du hongrois par Moshé T. Zuckerman

Bibliographie

En français

Voyage autour de mon crâne, Éditions Viviane Hamy 2008
Le Cirque, Petite bibliothèque Ombres 1998
Capillaria, le pays des femmes, La Différence 1990
Danse sur la corde, Éditions Cambourakis 2010
Reportage céleste : De notre envoyé spécial au paradis, Éditions Cambourakis 2007
Je dénonce l’humanité, Viviane Hamy 1996