Gaston Puel

Le veilleur de notre présence au monde

C’est le moment de dire notre saveur mortelle.

« Je suis seul derrière mes paroles » disait Lucien Becker si célébré par Gaston Puel.

Gaston Puel lui est nombreux derrière ses mots.

Toute son œuvre est mouvement de marée incessant, retours, célébrations d’un seul chemin, d’une même voix. Images de l’enfance, colères de l’adulte, utopies libertaires de l’homme, tout converge vers une morale, une exigence.

Dans ses poèmes, ses textes théoriques, ses ouvrages d’éditeur, toujours émanent les territoires de l’homme.

Et sa quête permanente d’une vérité que connaissent les arbres et les chiens vagabonds, moins les humains.

Ma vérité ne subsiste

Qu’autant qu’elle résiste

À la question qui la brûlerait.

Elle m’enferme dans sa nuit

Si Gaston Puel se tient à l’écart des rumeurs du monde, enchâssé dans sa colline de Veilhes, près de son atelier de gravure et d’imprimerie, près de son souffle vital, jamais Gaston Puel n’aura fait d’écart avec son éthique, sa franchise rugueuse, ses utopies libertaires. C’est dans la patience du concret, avec les mains calleuses de celui qui sait toucher les choses et les êtres, que Gaston Puel aura veillé sur le chant des hommes. Simplement en « cirant ses mots comme on cire ses chaussures ». Simplement, intensément pour ne jamais trahir les choses et les humains. C’est une des rares poésies où l’on entend tomber des pommes mûres dans les mots, où les ombres s’allongent et la lumière coule comme un ruisseau.

Pourtant Gaston Puel reste si peu connu. Ermite retiré dans l’odeur des prés, humain trop humain pour vouloir intriguer dans les milieux littéraires, il est une conscience essentielle. Homme vrai, regard vrai, lié à la terre et aux paroles absolues, il sait célébrer avec tendresse et partager cette « saveur mortelle » pour tout ce qui vit dans la fragilité, son inachevé, la cruauté aussi, mais aussi l’insatiable défi d’exister. « Journal d’un livreur » des émotions simples et de l’amour des autres les poèmes de Gaston Puel sont des présences, des souffles de vie. Lui est déjà ailleurs, serein :

les poèmes appartiennent aux lecteurs : qu’ils s’en débrouillent ! À leur valeur, s’il en est, je ne peux rien ajouter ou retrancher : les jeux sont faits… Mais voilà trop de mots pour dire ce qui fut mon vœu : faites comme si j’étais mort.(Entretien avec Alain Freixe).

Non, nous ferons toujours comme s’il était éternel. Gaston Puel nous aura appris à voir entre l’infime et l’infini.

Aussi nous avons demandé à Eric Dazzan de rendre hommage à ce poète qui est le témoin de la condition humaine dans sa présence au monde entre émerveillement et douleur.

Gil Pressnitzer

Gaston Puel : d’une saveur mortelle

[…]

De/Pour quoi témoigne l’œuvre de Gaston Puel ? Pour apporter un début de réponse à cette question, je partirai d’un poème extrait de L’incessant, l’incertain [1] :

Que revienne le charme désuet et rustique de quelques roses pompon et s’ébranle une cohorte d’impressions confuses, de souvenirs flous, ampoulés d’émotion. À défaut de les saisir, je m’obstine à croire qu’il suffirait d’exprimer le bêlement plaintif de ce rose, la lueur pâlotte de ce parfum et de bien définir la clarté qui les clouait au mur dans l’encadrement d’une porte-fenêtre, car c’est ainsi que je crus les voir, enfant, pour la première fois.

Mais ces histoires s’engluent dans l’arrière-gorge. La bouche de l’enfant bée encore. Cette paix haletante ne lui sera jamais rendue. Ces modestes fleurs, dont le pluriel m’est à lui seul énigme grammaticale, sont pour moi le signe d’une splendeur qu’aucune beauté florale n’égale, et, comme s’il transparaissait en toute chose, le signe un peu frileux mais universel de la grâce pauvre et fragile, menacée et secrète, qu’on peut préférer à ce qui passe pour beauté offusquante ou épanouie. La bouquetière des « Lumières de la Ville », toujours aveugle, me sourit sur le seuil inondé de soleil et de roses pompon.

Ce poème en prose pourrait être lu comme un art poétique. En effet, nous y trouvons ce qui pourrait rendre compte tout à la fois d’une manière d’être au monde et de la manière d’écrire qui lui correspond, l’une et l’autre faisant élection d’un monde et le posant comme un horizon de vérité. Quel est ce monde ? Celui que détermine une présence qui se donne selon la double modalité de l’image et du retour et/ou de la hantise. Quelque chose en effet qui fut une première fois, dont la venue a fait événement et image, revient exercer sa puissance sur – revient aussi faire entendre son chant de sirène à – un sujet et le fait à travers un élément du monde qui se dévoile alors comme signe de ce qui par lui fait retour, s’augmentant et tout à la fois se diminuant d’être ainsi le véhicule d’une présence et d’en assurer en quelque manière la dissémination en « toute chose » de ce monde.

Ce signe (« les roses pompon ») et l’image dont il a permis le déploiement une première fois ouvrent à une expérience que l’on pourrait dire originaire, non seulement parce qu’elle est liée à l’enfance mais aussi parce qu’en elle s’éprouve un certain mode d’être au monde. Ce mode d’être est bien sûr lié au regard mais en tant que ce regard tout à la fois suppose l’évidence et n’assure cependant de rien, c’est-à-dire ressortit essentiellement d’une croyance. Ce dont « les roses pompon » sont le signe et qui en/par elles vient faire image, ce qui avec elles s’encadre et en elles tout à la fois se manifeste et se voile, nous renvoie à l’évidence d’une énigme et réclame un sujet qui non seulement la relève comme telle mais aussi qui soit capable de l’accueillir en lui, de lui accorder cette part de confiance et de croyance sans laquelle rien ne saurait faire sens, pas même les dons que nous font les dieux selon Hölderlin [2].

Ce qui revient ainsi avec « le charme désuet et rustique de quelques roses pompon », ce à quoi le sujet est ramené, ce n’est pas tant à un souvenir, qui reste flou, ni même seulement à un ensemble d’impressions et d’émotions qu’à ce qui a rendu ces dernières possibles, ou encore à ce dont ces dernières sont le signe, à savoir une certaine disposition du sujet, une certaine manière d’être disposé à la présence et à sa manifestation comme image. Disposition qui suppose paradoxalement tout à la fois une adhésion au monde tel qu’il se montre et une perte de ce dernier, qui, au moment même où il gagne en intensité et lumière, se retire dans la distance d’une image. C’est bien ce que signifie dans ce poème le passage de la fin du premier paragraphe à celle du second. Ce qui est donné dans l’énigme de sa présence-image, ce qui se détache du monde comme une image sur un mur, vient prendre visage, à la fin du poème, dans une image qui cette fois est construite comme telle, qui ne résulte plus d’un certain rapport au monde mais use de la disposition qui le sous-tend pour exister comme œuvre (ici cinématographique) et se rajouter ainsi au monde. De l’une à l’autre de ces images une distance s’est creusée et cependant une présence s’est affirmée et plus précisément une relation s’est approfondie puisque ce qui n’était que motif floral « dans l’encadrement d’une porte-fenêtre », ce que la lumière « clouait au mur » est devenu présence certes aveugle mais souriante, et tournée vers le sujet. Ce sourire d’une certaine manière approfondit et humanise une énigme première. La figure de la « bouquetière des Lumières de la Ville » en est aussi comme la mise en récit potentielle. Un récit ou une histoire qui par ailleurs fait basculer celui qui reçoit ou prend pour lui le sourire dans l’irréelle évidence qui caractérise l’image.

De l’une à l’autre de ces deux manifestations d’une même présence, s’exerce une écriture, à savoir un travail qui s’effectue à même la matière des mots mais qui vise, au-delà même de l’exploration d’une mémoire personnelle, à définir un monde et à dévoiler une manière de lui appartenir. Ce qui frappe à première lecture, c’est d’abord un mélange de tons, cette manière propre à Gaston Puel d’être à la fois dans l’émotion lyrique et la distance, d’adhérer au mouvement de l’écriture et de prendre ses distances avec ce qui en elle la voue irrémédiablement, semble-t-il, à la complaisance. La première phrase du poème (« Que revienne le charme désuet et rustique de quelques roses pompon et s’ébranle une cohorte d’impressions confuses, de souvenirs flous, ampoulés d’émotion ») témoigne de cette dualité au sein de laquelle la voix du poète cherche une unité qu’elle ne trouvera qu’in extremis, dans l’ascension conclusive de la figure de la bouquetière qui inscrira l’image première dans un récit potentiel et la rendra traversable, en rendra respirable la charge émotionnelle. La structure, le rythme et le contenu de cette première phrase sont des indices de lyrisme. Son ample mouvement vient s’échouer cependant sur l’équivoque d’une ultime apposition à souvenirs : « ampoulé d’émotion » en effet, qui est construit en chiasme et renforce ainsi la densité rythmique de cette phrase, n’introduit (très latéralement) le motif essentiel de la lumière qui donne à l’émotion sa valeur d’éclairement que pour la lui retirer aussitôt dans la mesure où cette lumière est renvoyée à la boursouflure.

Le lecteur assidu et attentif de Proust qu’est Gaston Puel sait bien qu’il y a une manière, au sens de style dont le style proprement dit témoigne, de se rapporter à soi et au monde et que ce style d’être et d’écrire met en jeu la question d’une possible/ impossible authenticité, non au sens moral du terme mais au sens de rapport à ce sur quoi l’on pourrait faire fond, fonder quand la boursouflure suppose, au contraire, l’air et le vide. Si l’émotion en effet, au même titre que la conscience, instaure et éclaire tout à la fois un rapport avec soi-même en regard du monde, son surgissement dans le sujet fait potentiellement basculer le vivre dans l’écriture, le rend comme disponible à la fable – et dans une certaine mesure à la reprise et à la répétition – et doue le monde d’une certaine qualité d’image et de forme. La suite du poème le dit bien d’ailleurs. Il ne s’agit pas de saisir, c’est-à-dire de comprendre, d’arrêter dans une signification ce qui revient, mais, dans le défaut de compréhension, d’exprimer, c’est-à-dire de porter au jour, de rendre comme perceptible ce qui ne fut que d’un instant et dont l’émotion est le signe de la survenue. « Définir [une] clarté » n’est pas à entendre ici comme un travail notionnel mais plutôt comme un effort pour accommoder un regard qu’il s’agit de régler sur l’objet et la distance qui nous en sépare.

Écrire pour donner à voir

Écrire est d’abord donner à voir, on le sait, mais aussi revoir (au double sens du préfixe : voir de nouveau et voir mieux) ce qui un jour parut. Et c’est donc viser à une transparence, à une évidence. Mais cette évidence n’ouvre pas seulement sur l’objet lui-même (les roses pompon) mais aussi sur son mode d’apparaître au/pour le sujet, c’est-à-dire de se rapporter à lui. C’est aussi ce que vient signifier « le bêlement plaintif de ce rose », qui fait entendre une souffrance mais aussi une tendance potentielle à la sensiblerie élégiaque. Ce qui est venu une première fois et qui ne cesse de revenir ne peut donc le faire qu’à la condition qu’un rapport lucide à soi, sans complaisance lui prête son cadre, que soit dit aussi bien l’émerveillement premier que la pauvreté de ses résonances en un sujet qui l’accueille et est (toujours) disposé à y croire. Il y a un devenir affectif et mémoriel de l’événement – qui est aussi un devenir poème/parole de poésie – en lequel l’événement peut être perdu et ce que nous dit ce poème en son début, c’est que cette perte dans le sujet et dans sa parole, qui est dévaluation de l’émotion en sensiblerie et en simulacre, est peut-être contemporaine de l’apparition elle-même et peut-être inévitable. L’ignorer, ou bien ne pas en prendre le risque, revient peut-être au même, c’est-à-dire à se fermer les portes qui nous permettent d’accéder à la merveille. Il y a donc un risque à prendre, celui de l’expression et de la définition tout en n’étant pas dupe ni des pièges de l’émotion ni du désir d’absolu qui nous conduit. Les deux d’ailleurs se soutiennent et se fortifient mutuellement dans l’imaginaire et le choix que Gaston Puel fait du mot bêlement pour dire l’affadissement de l’émotion en sensiblerie, pourrait nous renvoyer tout aux bergeries d’antan et au travestissement de l’amour qu’elles réalisent. Le signe lui-même par lequel ce qui fut revient hanter toutes choses du monde, les roses pompon, porte potentiellement en lui ce travestissement et l’affadissement de l’émotion qui lui correspond. L’ultime image du poème (la bouquetière) en reprend et incarne même le potentiel mélodramatique. Mais d’une image à l’autre, s’est déployée comme je le disais plus haut une écriture qui n’est pas seulement exploration mémorielle mais bien plus essentiellement engagement et fidélité.

Fidélité à quoi au juste ? L’on pourrait répondre que le poème témoigne d’une fidélité à un événement de l’enfance et à travers lui à un certain mode d’être qui caractérise l’enfance, une certaine manière d’être disposé au devenir image de la présence et partant à une certaine aptitude à croire. Mais ce n’est là qu’un élément de réponse ou de la réponse possible. Comme nous le laisse entendre le conditionnel de la seconde phrase du premier paragraphe et comme l’affirme plus explicitement le début du second, l’effort d’expression et de définition dans et par l’écriture est voué à l’échec. Et de fait, une sorte de déraison se manifeste dans cette obstination à vouloir peindre cette image première qui ne cesse de hanter « toutes choses du monde ». Une déraison qui, on le sait au moins depuis Don Quichotte, peut faire toute la grandeur équivoque de la quête de l’absolu. S’obstiner à demander aux signes de rendre raison de notre désir d’absolu, s’obstiner à exiger du monde qu’il se donne à lire et vivre selon l’ordre des signes qui ont laissé croire à sa grandeur, c’est bien sûr courir droit à la déception. C’est contraindre le monde et ses signes à se révéler décevants, à apparaître comme des simulacres qui ne peuvent que décevoir un désir qu’ils font naître. Mais c’est aussi se donner l’occasion de porter dans le monde l’évidence d’un désir, d’éprouver en soi et dans la traversée décevante du monde et de ses signes un pouvoir d’affirmation (et/ou de déraison). Certes ce pouvoir d’affirmation ne peut que s’éprouver orphelin d’un monde qui lui rendrait justice, ne peut se manifester, s’élever et accéder à la conscience de lui-même que sur fond de misère et de déréliction. Et s’il y a bien une pauvreté du monde, qu’aucune fable ni image ne saurait masquer durablement, s’il y a bien une misère de celui qui erre dans ce monde à la recherche de ce qui en lui pourrait répondre de/à son désir, l’écriture devra témoigner de cette errance et de cette misère, de la grandeur dérisoire et déraisonnable de cette aventure qui fait toute une/l’existence.

De/pour quoi témoigne l’œuvre de Gaston Puel ? Certainement de cette pauvreté et de la fidélité à cette pauvreté essentielle de la condition humaine ainsi que du pouvoir d’émerveillement qu’elle commande. Elle témoigne de et pour « ces histoires [qui] s’engluent dans l’arrière-gorge », empêtrées qu’elles sont dans l’émotion, pour cette impuissance à sortir de soi, pour ce devenir très humain de l’absolu et de son irruption dans un monde qui ne saurait l’accueillir sans le travestir dans ses signes, sans l’affadir et le boursoufler. D’où cette préférence pour les présences les plus pauvres et les plus simples de ce monde, pour « la grâce pauvre et fragile, menacée et secrète » dont elles sont les signes. En eux s’est ouverte, s’ouvre encore une fenêtre sur l’éternité, fenêtre dérisoire à l’image de « la bouche de l’enfant [qui] bée encore », fenêtre d’intensité cependant qui dit aussi bien le don et l’émerveillement que la perte sans retour.

L’œuvre de Gaston Puel qui fut d’abord surréaliste s’est progressivement acheminée vers ce ton mineur, ce lyrisme mêlé de tendresse et de dérision. Une avancée qui ne saurait se comprendre que si l’on perçoit combien l’écriture met en jeu une existence et une aptitude à lire, interpréter, accueillir ce qui se présente dans le monde et ainsi à fonder un espoir, pour reprendre les mots de Bonnefoy. C’est bien ce dont témoigne encore ce poème, intitulé « Janvier 92 », extrait d’un des Carnets de Veilhes[3]:

Que de choses oubliées

Et tant d’autres à jamais inconnues,

Quel catalogue

Ces contrées matinales

Où l’air est si pur, si ténu,

Que tout y apparaît différent,

Que chaque chose semble inabordable

Au mot qui la désigne.

(Ce ne serait qu’un catalogue

De regrets, de vanités, de ratages,

D’échecs, d’occasions perdues...)

Et maintenant on sait voir

L’aura vaporeuse incarnat

(les ramures hivernales

d’un jeune bosquet dans les friches)

Et maintenant on saisit

L’exact balancement

D’une branche de sureau

Sous le poids cliquetant d’une mésange.

Est-ce la puissance attractive de la mort

Qui déjà nous dépouille et nous affûte ?

Est-ce la vie, l’excessive, l’exubérante,

Qui signe de ses images familières

Le secret de sa simplicité incongrue?

On pourrait croire que la réponse

A toutes les questions

Ne saurait tarder

Et qu’elle sera si simple

Qu’il ne restera qu’un regret

Tout aussi naïf :

Ce n’était que cela !

Il n’était que de voir !

Par exemple ce plus petit caillou

appuyé à son ombre, l’été

Car la vie respire

En ces riens minuscules,

Oui ce n’était que cela.

Mais comme un rêve sort lustral de la nuit

Et se brouille à la lumière du jour

La réponse nous sera enlevée,

Du moins sur cette rive.

S’il en est qui savent

Ils sont couchés là-bas

Dans la cendre des mots.

[1] Sud, 1987, p.17.

[2] « Pain et vin », in Hymnes, élégies et autres poèmes, G.F. Flammarion, trad. A. Guerne, p.75 : « Car l’homme est ainsi fait : quand le vrai bien est là, et qu’un dieu même/ Est là pour prendre soin de lui, et sa grâce et ses dons, il ne le reconnaît/ Et il ne le voit point. D’abord il faut qu’il porte tout en lui ; c’est alors seulement/ Qu’il nomme son suprême amour, et pour le dire alors, les mots lui viennent, comme des fleurs. »

[3] L’Arrière-Pays, 1993, p.31.

Éléments de biographie.

Gaston Puel est né en 1924 à Castres. À la Libération, il rencontre et correspond avec Joë Bousquet, René Char, André Breton. Il participe en 1947 aux activités du groupe surréaliste. Après un séjour au sanatorium, il fonde en 1959 les éditions de la Fenêtre ardente qui publieront René Char, Pierre Albert-Birot, Pierre André Benoit, Joë Bousquet, Jean Grenier, Jean Malrieu, Pierre Gabriel, René Nelli, etc. ainsi que de nombreux livres d’artistes (Arp, Bajen, Ernst, Carrade, Miro, Dax, Dubuffet, Ubac, Tapies, Staritsky, Héraud, etc.). En 1971, il dirige à l’Université de Maryland (USA) deux séminaires sur Claude Simon et René Char. Il vit à Veilhes (Tarn).

Eric Dazan

Choix de textes

Choix de textes tous extraits de l’anthologie "D’une saveur mortelle" ( éditions L’arrière-pays, 2004)

La chambre des enfants

À Janine

Non, n’ouvre pas la fenêtre. Ils dormaient quand nous

nous coulions entre leurs lits jumeaux. Souviens-toi,

tu disais : comme ils sentent forts, mes petits renards,

dans leur tanière !

N’ouvre pas la fenêtre, que la chambre reste fermée,

maintenant qu’ils sont loin, inaccessibles, ailleurs.

Maintenant que nous sommes près du terme, solidement

amarrés à la lourde pierre qui nous retient ici, comme

leur odeur ferait battre nos cœurs!

N’ouvre pas la fenêtre. Écoute, il pleut dans la cheminée.

C’est la suie mouillée qui sent si fort.

**

On croit voir le soir

S’apaise l’énigme.

On croit que l’on sait,

Tout semble immobile.

Quand tout est limpide

Nous broutons l’obscur ;

L’étoile est trop sûre,

Elle fend la nuit.

Reste le mystère,

Poème sans voix.

Comme tout s’éboule

Dans ce vide pur !

**

Dans l’odeur du pré

Comme un cheval docile

Parfois vient à moi

L’image paisible d’un mort.

Je l’ai aimé

Dans les jachères des usages,

Des rumeurs, des enclos.

Nous l’avons aimé

Dans l’ornière des jours

Sans savoir

Combien la lumière

De son visage

Durerait dans nos yeux

Y refluant les larmes.

**

Ratures

subsiste le mot forêt près du mot fenêtre, la ville s’anime, des bruits de voix raclent le perron, un ferraillement se précise, mais ici on peut entendre le froissement d’une feuille morte, le pas furtif d’une élégie, le crissement d’un adieu. C’est toujours le travail insidieux de la mort, mais ralenti, sucré, amorti. C’est un conte d’hiver ânonné par une fillette au visage triste, des pas dans de longs couloirs, un murmure d’arbre et de pluie. Parfois les lèvres gercées du vent effleurent le petit lac rose du soir, on croit voir un œil dans l’ombre d’une armoire ouverte. La lune ne s’y dissoudra jamais. Cependant nous sommes de neige sous la langue d’une chienne maternelle et dans ce monde qui nous dorlote il reste l’encre et la plume qui ont raturé le mot forêt et le mot fenêtre avec les noms de quelques camarades disparus

….la lumière à peine enfiévrée, les ombres s’allongeaient, les bruits s’arrondissaient, l’eau courante seule gardait sa voix de toujours, celle des morts qu’on entend bruire dans le ruissellement de la vie. Ça n’était pas dramatique, simplement on se sentait suspendu dans l’implacable déchirure. Je pensais parfois à une musique qui s’incrusterait dans cet écrin éphémère sans rien déranger, déroulant ses volutes d’air bleu dans le repli des ombres, offrant au bruissement de l’eau sa résonance désespérément humaine.

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Écrits sur la poésie

La poésie

... parce qu’elle invite à l’oubli de soi la poésie incite au pur oubli. Elle brûle le mobilier, efface les empreintes, ne garde de l’être que le lieu, promesse du poème. Ainsi se cristallisent dans la mémoire des éclats arrachés à l’existence, éclats qui nous déchirèrent. Ainsi plus durement la poésie nous fait paysan de nos malheurs. Plus durement la poésie nous fait écharde des malheurs de la terre, de l’avidité des hommes, de leurs criminelles institutions... (L’âme errante 1992)

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POÉTIQUE II

À Fernand Verhesen

Tôt ou tard le poème de la vingt-cinquième heure, plus énigmatique que jamais, soufflera son haleine sur la vitre. Cargos, femmes nues, museaux, chevelures, pivoines, tu tireras la langue comme autrefois quand tu décalquais des continents et des îles, tu cerneras au passage une coïncidence et ce qui restera entre deux ratures tu le nommeras poème : un peu de terre remuée, un infime terrier de mots - ou bien toute la terre s’arrondissant sous ta main comme une pomme.

Gaston Puel, Poétique II, in Terre-Plein (1980) repris dans "D’une saveur mortelle", L’Arrière-Pays, 2004

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PRÉTEXTE

Le poète n’est pas un être d’exception. Il raconte et se raconte à travers une grille à peine secrète. Son message, qu’il voudrait simplement chiffré par l’affectivité, remue des mots comme des grelots.

Il arrive que ses sonnailles soient entendues. Pourquoi et comment lui est venue sa manie ? Il ne saurait le dire. Il a entendu d’autres appels ; il a été troublé par la chute d’une pomme mûre ; il a senti le vent de quelques mots frôler ses jeunes tempes.

D’une encre raide il a formé, lui aussi, un appel. il a délié, rempli, raturé son écriture et surtout rudoyé la fourmilière qui agaçait sa nuque. Il cherchait à traquer l’émotion - ce souffle court - il voulait la traduire dans sa respiration la plus ordinaire...

D’un soleil moins lointain, il mesura ses chances et ses risques. Des bacilles devinrent montagnes, un verre de vin prit un essor lumineux. Le concret se révélait.

De là lui vint le désir de ne point trahir les choses... Il doit avec de la fumée redonner le goût du pain. (Avoir été totalement pain ou totalement fumée semble la condition du poète. D’autres parlent d’ascèse.)

Préface à son anthologie Lustres 1943-1953

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Le poème se sert de la langue pour échapper au logos. C’est une folie d’alchimiste : des mots sont confiés au creuset ; libérés de leur sens étroit, ils ne sont que des signes. Leur sens est à inventer. Le poème est une flèche décochée. Le lecteur lit sa trajectoire.

Entretien avec Alain Freixe

Bibliographie

Bibliographie sélective établie par Eric Dazzan

Poèmes, Confluence, Lyon, (1945).

Paysage nuptial, édition G.L.M., frontispice Hans Bellmer (1947).

La jamais rencontrée, collection P.S., Seghers, Paris, frontispice de Max Ernst (1950).

La Voix des pronoms, Editions du Lampadaire, Rodez, lettrines d’A. Dax (1952).

La randonnée de l’éclair, les Cahiers de Rochefort, collection fronton, n°1, 1954, lithographie de Francis Bajen.

Ce chant entre deux astres, Henneuse éditeur, Lyon (1956) ; réédité en 1962 à la Fenêtre ardente avec une sérigraphie de Arp et 1978 par Thierry Bouchard, collection Terre.

D’un lien mortel, librairie José Corti ; gouache de Carrade (1962).

Lucien Becker, Seghers, coll. Poètes d’Aujourd’hui (1962).

Le cinquième château, La fenêtre ardente, Lavaur, deux bois de Raoul Ubac Lavaur (1965).

La lumière du jour, La fenêtre ardente, Lavaur ; bois de R Ubac ; Prix Max Jacob (1967).

Terre-Plein, Thierry Bouchard, collection Terre, eau-forte de Carrade (1980).

L’évangile du très-bas, Solaire (1982).

L’amazone, Editions Tribu, Toulouse (1982), extraits publiés dans Gaston Puel, étude de H. Mozer, Edition Subervie, Rodez, collection Visages de ce temps (1969).

Le cep de la nuit, Les Cahier du Confluent, gravures de Carrade (1986).

L’incessant, l’incertain, Sud, Marseille, sérigraphie de Jean Capdeville (1987).

L’âme errante, le dé bleu/ Le Noroît (1992).

Carnet de Veilhes I à IV, L’Arrière-Pays (1993-2001).

L’herbe de l’oubli, Thierry Bouchard/ Yves Prié (1996).

Le journal d’un livreur, L’Arrière-Pays (1997).

Cheyenne Autunn, Voix d’encre, peinture de Bruno Foglia (2003).

Le Fin mot, L’Arrière-Pays (2003).

D’une saveur mortelle, L’Arrière-Pays (2004).

L’âme errante & ses attaches, L’Arrière-Pays (2007).

Etudes, articles sur l’œuvre de G. Puel

Gaston Puel, étude de H. Mozer, Edition Subervie, Rodez, collection Visages de ce temps (1969).

Gaston Puel, Les Cahiers de L’Amourier, études, textes rassemblés par A. Freixe (2003).

Gaston Puel, En chemin¸ textes rassemblés par R. Piniès, Centre Joë Bousquet et son temps, Carcassonne (2003)

Gaston Puel, coll. Présence de la poésie, Editions des Vanneaux, présentation et choix de textes d’E. Dazzan.