Georges Haldas

L’ardente présence au monde ou l’invisible au quotidien

Sans feu ni lieu j’arrive au bout de ce voyage
Ne me demandez rien
Je n’ai pas de bagages…

(Un grain de blé dans l’eau profonde)

Georges Haldas est ce poète suisse discret, ce Genevois amoureux de sa ville, qui a su dans sa poésie restituer la réalité incarnée, proche et sensible et qui aura jeté bien « des grains de blé et de mots dans l’eau profonde de la poésie ».

Ses mots presque familiers, fraternels sont une attention au monde, une ardente présence au monde ou l’invisible devient quotidien. Il porte une tendresse envers les autres, humains ou choses, finis ou infinis.

Profondément parmi nous, frère et ami de passage, il a su donner chair à la chair du monde, lui non pas simplement témoin, mais au cœur de ce monde qui l’émerveillait, et l’angoissait aussi par ses villes tentaculaires, ses injustices obscènes. Il a su toujours voir malgré tout,
« Une permanente aurore sur fond de chaos et de meurtre… ». Il sera passé penché sur nous, veillant sur nos âmes errantes, voulant faire jaillir des étincelles d’éternité dans les méandres incertains du temps, dans les visages des gens, dans les vitrines froides des villes, au profond de l’intimité de toute chose.
Tendresse et amitié à la boutonnière, il aura arpenté les chemins de la vie, parfois tortueux, parfois lumineux, voulant débusquer le vivant dans chaque brin d’herbe, dans chaque ride des gens.
Homme des matins calmes, humble devant la marche du temps, il s’en allait saisissant chaque instant. Poète du tangible, de l’exprimé, il aura semblé glisser sur le réel, comme si sa poésie était une sorte de promenade.
Il n’avait pas grande attirance pour l’introspection, car « C’est en parlant des autres qu’on se révèle le mieux, dans la mesure où l’inconscient se mêle à la conscience. »

La poésie est pour lui une terre promise que seuls ses lecteurs pourront franchir, lui pas, car les prophètes ne peuvent fouler leurs prophéties.
Et il lisait et relisait Don Quichotte, le Christ, Moïse.

Et il va faire alliance pour cela avec l’enfance, l’oiseau, la source, le petit matin, la maison qui tremble, les pigeons, les fleurs, les fontaines du passé :

Dans une barque éteinte
Je dors à petit feu
La vie me porte
et je la porte Une voix tremble
La maison se recueille
Le jour n’a pas de nom

(L’absente, partie IV)

Certes l’écriture de Georges Haldas peut être cristalline et soyeuse comme l’eau profonde, dans laquelle il jette les semences de ses mots, mais elle est aussi ombrée de clair-obscur, comme sa belle ville de Genève qu’il a tant célébrée. Et souvent vient sourdre une colère, une révolte contre l’injustice. Homme profondément de gauche il aura été inquiété par la police suisse, épié, suivi, écouté.
Et toujours il aura voulu approfondir « la blessure essentielle » et « le sens de l’autre ».
Son ardente présence au monde lui fait aussi bien célébrer la joie des repas, le bonheur des aubes déposant leur lait, que la détresse humaine.

« La vie me porte et je la porte » était sa belle devise, et avec le feu de son amour pour les autres et le lieu de sa belle ville de Genève, Georges Haldas laisse belles traces en nous.

Il aura été « un extraordinaire passeur d’énergies ». Vivre et écrire étaient pour lui la même chose.
Mais dans l’humilité, dans l’ombre du silence et de l’éternité.
Si humble que sa disparition et son œuvre restent hélas si peu connues en France.
Il s’est éteint sans bruit le 24 octobre 2010.

« C’est dans le silence que l’invisible fait son chemin. » (Haldas).

Le scribe de l’essentiel

Ma vocation est d’être le scribe de l’essentiel.

Écrire, c’est dire non à la mort tout en sachant qu’on sera vaincu.

Georges Haldas a su nourrir ses mots « au pollen du temps » et une partie de son œuvre consiste en des carnets où il décrit et consigne, comme on écrirait en marge de sa vie, des remarques jour après jour, à la manière d’un scribe qui se penche avec minutie sur la trame complexe, vitale, souvent douloureuse de ce quotidien où se joue nos vies intimes.

« Je suis un pauvre homme qui écrit ! » disait de lui-même Georges Haldas, et il aura effectivement beaucoup écrit. Poèmes, chroniques, confessions autobiographiques (la confession d’une graine publiée à partir de 1984), carnets (sous le titre « l’état de poésie »), essais de critique littéraire ou méditations spirituelles, son œuvre compte plus de 80 titres.

Et aussi des traductions, Catulle, Anacréon et son cher poète italien Umberto Saba, et bien des préfaces aux classiques de la littératures russe et espagnole.
La plupart du temps il aura écrit dès le matin dans les bistrots de Genève, ceux surtout du boulevard des Philosophes.
Il était tout à la fois poète, prosateur et avant tout l’infatigable lecteur qui révélait les continents entiers des littératures russe, espagnole, italienne ou américaine.
Mais c’est dans ses Carnets, dans ses notes de lecture, ses méditations, que sa parole est la plus intense, la plus spontanée et profonde.

Disant son vécu il aura dit l’universel du nôtre. Il aura su aussi nous alerter sur le monde qu’il interroger sans cesse, sur ses enjeux politiques, sociaux et spirituels.
Et souvent le poème était le vecteur de transmission.
Il nous donne aussi bien « l’état du poème », que l’état de sa vie.

Sa vie, il en a tant parlé que simplement signaler ceci :
Georges Haldas, est né le 14 août 1917 à Genève de père grec et de mère suisse romande, et vit jusqu’à l’âge de neuf ans en Grèce. et plus précisément en Céphalonie, île baignée par la Mer ionienne et le soleil.

Je ne suis ni tout à fait d’ici, ni tout à fait de là-bas, disait-il.
Puis, installé avec ses parents à Genève, il a fait ses études de lettres à Genève, puis il a travaillé pour les éditions Rencontre, Skira, durant les années 60. Il travaille successivement dans une agence de presse, exerce le métier de correcteur, enseignant, vendeur en librairie et journaliste, rédacteur de revue à Venise. Et il a dirigé plusieurs collections littéraires (russes, espagnoles et italiennes). Il fut aussi chômeur et « l’ami des artistes, des poètes, des prostituées et des pochards jusqu’à l’aube. »

Très tôt engagé politiquement, compagnon de route des communistes, il s’est d’abord fait connaître comme poète et c’est à ce titre qu’il tentera de cerner l’essence même de la création poétique dans plusieurs volumes réunis sous le titre général La Confession d’une graine. L’ombre de Georges Bernanos le marquait.

Il aura en fait passé la plus grande partie de sa vies à Genève qu’il aura tant aimée.
Dire aussi son amour des bistrots, du football, de la Calabre, des mots, des repas, et des rencontres et par-dessus tout des livres, c’est dire la trame de sa vie.

Il est décédé le 24 octobre 2010 à Mont sur Lausanne en Suisse à l’âge de 93 ans.

L’éternité au cœur du temps

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Comme dans nos minutes heureuses, l’éternité au cœur du temps.

Georges Haldas est un poète à pas lent, qui sort à l’aube des mots pour accueillir le « délire piaillant des oiseaux », le réveil des hommes, le chemin des platanes. Que ce soit dans sa belle ville de Genève, tout en clair et obscur, où dans les profondeurs de son enfance, Georges Haldas parcourt « les places animées ou silencieuses, les kiosques et ses fontaines, ses jardins et ses parcs » de sa vie, qu’il sait à la fois « graine d’éternité vivante », et aussi disparition lente face aux aléas du temps.

Il sait la vie double face à la disparition des choses, mais avec au fond de soi les instants inscrits dans la grande profondeur de soi.

Ses poèmes savent faire clairière hors du temps et nous dire les vibrations qui ne sauraient disparaître. Et le « passé devient plus présent que le présent lui-même ».
Sa langue simple, souvent familière, est là pour nous faire pénétrer dans l’intime, dans le dedans des choses.
Ses livres, surtout ses innombrables carnets, sont un mausolée de la mémoire, non pour une quelconque célébration, mais pour se souvenir que la vie alors battait sur nos tempes.

Le silence est capté, le chant des oiseaux aussi, l’odeur des glycines flotte encore, le cri des étés résonne toujours, les fontaines coulent, autant de minutes heureuses.
Il évolue souvent entre l’intime et l’universel, comme ceux qui savent écouter la musique de la pluie.
Les heures sonnent dans ses mots. Et les bateaux à aubes de la mémoire se réveillent.
Certes de la mélancolie aussi s’élève dans les roulottes du désespoir. Et « sans feu ni lieu » Georges Haldas sait parler au nom des étoiles qui s’éteignent, de la nuit qui nous engloutit.

Ce sont surtout ses poèmes qui résonnent en nous et font de Georges Haldas un poète considérable.
Profondément marqué par Homère et par la Bible, mais aussi par les écrivains russes, qui comme lui sont au plus proche des « humiliés de la terre », Georges Haldas n’est pas indifférent à la marche du monde. Engagé politiquement, proche un temps des communistes il veut lutter contre « l’offense au monde des pauvres », contre la toute-puissance de l’argent.
Il était tout entier à l’écoute de l’autre autour de lui, à ceux qui souffrent. Dans la mesure où comme le disait Pierre Reverdy, « Ceux à qui j’apporte mon aide sont aussi mon soutien ».

Il se veut en communion avec les êtres et les choses. Tout est pour lui relation aux autres, et ceci approfondit la vie, et laisse un grain d’éternité.
« Ce qui est le plus important pour moi, c’est vivre pour écrire la beauté des choses au même titre que la souffrance humaine : je ne sais rien faire d’autre que de dire ce que je ressens… Ma conception de l’écriture touche aux assises de l’être : elle est nécessité de dire la vie dans son horreur et ses merveilles…» (Interview avec Michel Coquoz)

Il était profondément ouvert au monde.
« Il cherchait à traquer dans la chair du monde ce qui le fonde, quelles lumières d’éternité éclairent les vies des plus communes humanités et quelles traces essentielles laissent nos peines et nos joies. » (Olivier François dans Zone Critique).
Pour lui c’est l’usage des choses qui compte, et non les choses.
Il utilise très souvent le rythme court et entêtant de l’hexamètre qui donne musique et magie sonore, invocation à ses mots.

Merci de pouvoir dire
à la source merci

Il était un grand styliste, attentif aux rythmes, à chaque inflexion des mots.

Lire Georges Haldas c’est reconnaître immédiatement sa voix.
Il aura été fidèle aussi bien au vent du soir qu’au sort des hommes. Il sera engagé politiquement et surveillé par la police suisse qui guettait tous ses faits et gestes, lui qui ne terrorisait que le temps qui passe !

Il a su marcher dans la vie « comme une ombre qui a trouvé son pas » (l’absente).
Il a toujours privilégié « l’intuition poétique ». Il a porté toute sa vie une attention primordiale « aux petites choses », car ce sont pour lui les petites choses qui contiennent les grandes.

Sa poésie est ainsi faite de petits éclats de la vie et des choses.

Et ses poèmes sont parfois, souvent, des gouttes de rosée, de fontaines de sources cachées.

Profondément pétri d’éthique, voire de métaphysique, et de « devoir-être » il a fait de sa poésie une tentative de vigile de l’espoir face au chaos du néant. Il avait « la tête métaphysique ».
Il voulait dire la beauté des choses, mais aussi la souffrance, et cela par la fraternité du poème.

Il a voulu tout dire et il a su parler malgré cette mort qui semblait vouloir brouter dans sa main et tout le sel de la douleur des hommes.

Les poèmes de Georges Haldas parlent souvent de choses sombres, mais une lumière intérieure les habite et éclaire la neige de tous les visages.
Voyageur qui ne voulait pour bagages que ses mots, Georges Haldas a joint les rivages et les êtres. Jamais amer, souvent mélancolique il aura voulu réveiller le monde par quelques lueurs. Écrire était pour lui une nécessité spirituelle absolue. Et « l’importance de la solitude essentielle car permettant de se rapprocher de la psyché du monde. ».
Il se disait simplement « paysan du ciel ».

Lueur

Merci pour les jours sombresMerci pour le brouillardPour la maison perduePour les pas dans la neigeMerci pour le pouvoird’assumer le désert(mais pour longtemps encore ?)Merci pour le couteauqui agrandit la plaieMerci pour tant de nuitMerci pour la fenêtreet cette vitre pâletout au bout de l’exil

« J’ai tenté d’insérer le fil d’or de l’éternité dans le tricot du temps ». (Haldas)

Georges Haldas aura brûlé pour donner chaleur aux autres, et ses mots sont des brandons qui éclairent encore.

Sources : Un grain de Blé dans l’Eau profonde ©, Éditions l’Âge d’Homme, 1982Entretiens radiophoniques de Georges Haldas à RTS et France-Culture

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Le point de convergence

Sans feu ni lieu c’était
le point de convergence
de toutes les artères
où la nuit bat
où chacun se tient seul
vigile et sans repère
où tout arc se brise
où l’étoile s’éteint
Le vent court immobile
et la pierre a cessé
d’être pierre La main
ne guide plus la main
Tout vit sous un grillage
inanimé Tout luit
Et l’homme au chapeau noir
qui ne peut plus aimer
n’a nul besoin de preuves
Il descend dos tourné
l’escalier de la nuit
qui rentre dans le fleuve

et tire tout à lui

Retour de l’ombre

Est-ce toi qui reviens ?
Est-ce la nuit première
qui déjà se reprend ?
Qui ouvre les écluses
Qui donne aux mille bouches
à manger sur la pierre
Qui va nous tendre enfin
le miroir où chacun
refera le chemin
hors duquel je vous dis
Ce pain n’est pas le pain
Ce n’est rien que la mer
entre le mien le tien
Que le vent sur les ruines
La flamme seule en flèche
La rose alimentée
par le sirop des morts
Je vous dis ces mots-là
sont le seul pain rompu
Le toi et moi le lien
un instant confondus

Nul retour

Tout repos interdit
Et l’absence est un lit
de cailloux noirs et blancs
Tout se dissout On dort
harcelé par les vents
dans un espace où nul
ne pénètre Où les mots
retombent sans écho
Et l’abîme est ici
mon chien le plus fidèle
Trop tard pour appeler
Tous les signes s’effacent
Le soupir de la mort
lui-même s’est éteint
Nul pardon ne viendra
ranimer nos espoirs
Nul ciel ne s’étendra
Dieu lui-même détourne
son visage de bois

(La blessure essentielle)

Fils de la nuit

Mourut dans le silence
de la fontaine éteinte
Mourut dans la nuit noire
Mourut sans rien savoir
de la graine et du fruit
Oubli total Fils de la nuit
Priez pour lui

Averse

Il pleut, quand tu es là,
de la plus douce pluie
Sur l’arbre sur la fleur
Il pleut sur ce qui meurt et ne meurt pas
II pleut sur toute absence et même
sur cette plaie légère
qu’on appelle présence
Il pleut sur nos dimanches
Sur les feuillages nus
Il pleut sur ce qui fut
la cendre et le courage
Sur le vin sur l’aurore
sur tout ce qu’on partage
Tu es la douce pluie
Et je suis le rivage

Le grain

Forêt des ombres

Dans la forêt des ombres
pas à pas je m’avance
Un escalier secret
y mène vers les eaux
du sommeil où je vois
dans un léger brouillard
une façade rose
Volets clos et silence
J’ai dû rêver un jour
d’une telle demeure
où mon double se rend
au-delà de la mort
et cependant vivant
Et moi je le regarde
dans mon lit solitaire
s’éloigner pas à pas
Descendre l’escalier
vers les eaux du sommeil
où se perdent les voix

Ô pays de silence

Voici le train du soir
C’est la fin de l’été
Je suis debout Je veille
comme un grand tronc malade
J’ai les yeux pleins d’abeilles
Mais je vois la montagne
et la ville et la plaine
Tout un pays à moi
qui ne fut pas à moi
Une vie où j’étais
sur le point de gagner
Où je n’ai pas gagné
Et rien que de le voir
ce pays de douceur
ses lacs ses promontoires
ses villages le soir
pareils à des colliers
Avec son autostrade
et ses bruits réguliers
Moi qui voulais tout dire
dans cette fin d’été
Je n’ai pas pu parler

Lecture du temps © Éditions l’Âge d’homme

Ombre

Avec tes ponts sans fin
Tes couleurs ton silence
Où je vais maintenant
Une lampe allumée
Et suivant mon passé
Qui marche devant moi
Sans rien me demander
Sans daigner me répondre
Indocile à la voix
Se retournant parfois
Pour voir si je suis là.

Sans feu ni lieu © Éditions l’Âge d’homme

Maison nouvelle

J’ai revêtu d’or sombre
les souvenirs anciens
J’ai peint les murs en blanc
La maison a passé
bien sûr à d’autres mains
D’autres voix ont chanté
tour à tour et pleuré
Et toujours infidèles
les morts nous ont quittés
Laissant la maison peinte
et les murs étonnés

Estuaire de la mort

Tuerie du temps

Chaque jour, comme un bœuf
qu’on égorge, s’abat.
Dans le soir c’est un flot
noir et fort qui s’en va.

Ses larges yeux éteints
envahis de brouillard,
le bœuf entier chavire.
Les enfants, étonnés,
se tiennent par la main,
admirent tout le sang
qu’un bœuf peut contenir.

Et la montagne est rose

Et le ciel lisse et plein.
Le boucher tout heureux
se crache dans les mains.

In Le Pain quotidien, © Éditions Rencontre

LES MARIES DE L’EAU NOIRE

Elle était devenue le pain de chaque jour et le vin de mes nuits
On s’étendait toujours dans un grand lit d’orage où la pluie nous berçait
Chaque mot entre nous comme un élan brisait la digue des mensonges
Un instant je logeais au sein de l’eau profonde
Un instant pénétrait en elle un peu de blé-Dans le silence et l’ombre on était mariés
Mais toujours le matin venait nous diviser
On attendait le soir pour refaire naufrage
Retrouver dans l’eau noire l’épi à partager

Testament

Je lègue à mes enfants
cette aube sans couleur
le pain triste les rues
où je fus dédoublé
Je lègue les fontaines
qui m’ont parlé la nuit
les wagons solitaires
et les ormes coupés
Tous les recoins obscurs
et les hangars déserts
Et mal interprétés
les rêves d’un bonheur
toujours décomposé
Je lègue avec les rails
la rouille des années
les trains sans voyageurs
la gare abandonnée
Je lègue après la joie
cette ville changée
Comme est changé
celui qui croyait tout aimer
A mes enfants je lègue
mon infidélité

II

Je mourrai divisé
mécontent Sans espoir
Je lègue à mes enfants
un immense devoir :
Reprendre pied Revivre
Achever chaque soir
la tâche du matin
Donner enfin aux autres
une eau plus douce à boire
Je lègue à mes enfants
un sinistre miroir
qu’en souvenir de moi
ils voudront bien briser
Afin que les morceaux
reforment cette étoile
qu’en naissant j’ai trahie
Et que ma mort doit rendre
à son éclat premier
Je lègue à mes enfants
un impérieux devoir :
Ne pas désespérer

Estuaire de la mort

Levain de la douleur

Que le repos m’appelle
Que les voix disparaissent
Nous ne dirons plus rien
Nous serons le vent simple sur le dos du matin
Et nos regards vivront dispersés et lointains
Nul de nous n’entendra les plaintes les refrains
Nul n’aura de mémoire
La forêt sera longue
Un caillou marquera l’endroit où fut scellé cet étrange destin
Seul un vol de silence
Une marche sans fin
Un jour perpétuel sans cri ni lendemain
Et le cheval viendra brouter dans notre main le sel de la douleur qui fut notre levain

Je suis la douce lampe et je suis l’unité
La nuit dans les feuillages et les difficultés
Qui me prend se déprend
Et qui m’use ressort guéri à chaque instant
Ne laissez pas se perdre ce feu toujours latent
Donnez-lui votre vie à manger
Que ce feu soit pour tous un enfant
Qu’en retour il éclaire la neige des parents

Trois heures le calvaire
Les cavaliers portés par la tristesse dorment sur les lieux où jadis la bataille a fait rage
Et maintenant les eaux c’est le soir redescendent entre les seuls roseaux
Ici fut une ville
Ici les hirondelles fuyaient parmi les tuiles
On n’a qu’un souvenir confus de jambes douces touchées par le brouillard
On n’a qu’un souvenir de corps déchiquetés dans les herbes d’automne
Un sein nu
Des souliers désormais à personne

Dit le blé

Plongé dans le silence je suis l’inentendu
Je parle par l’absence
Chacun à travers moi sent la nuit qui le porte
Et toi forêt profonde qui me tiens dans tes bras je ferai de tes ombres un vaste feu de bois
Par toi donnerai vie à tout ce qui n’est pas –

Époque heureuse

Logés dans le cristal on buvait la lumière
Chaque jour recousait le travail matinal
Plus douce que la mer une brise attisait comme un feu d’espérance
On renaissait à l’aube toujours neuf à soi-même
On mangeait à midi servis par des mains d’anges qui devinant sans cesse

nos secrètes pensées en chassaient la tristesse
On devenait plus jeunes
La solitude même était comme un fil d’or
Chaque silence en nous laissait parler les morts –

Distance

Dans les marais du soir je sens nager les morts
Les nénuphars bougent
Très calme est la maison quand tu es loin de moi
Très calme la douleur quand tout se teint de rouge
Tu ne peux rien pour moi
J’échappe à toute loi

Sans cesse

Sans cesse je reviens au silence à la nuit
A tout ce qui sépare
A tout ce qui unit
Je traverse des morts successives
Je vis comme le blé sous terre
Comme lui je m’enfonce dans un puits solitaire
Un adieu permanent
Dans la forêt du temps où chaque jour s’allie à la nuit où le oui et le non se marient
Divisé je m’appuie sur le vent
Et l’abîme est la table où j’écris
Le lit où calciné dès l’aube je revis

Désert intime

La voix de
Dieu s’est tue
Et seul dans les jardins le soleil parle aux pauvres
Nous vivons tous dans un désert sans fin où notre cœur attend
Nous allumons des feux
Qui donc parmi les pierres fait refleurir la vie ?
Qui nous parle de près ?
Restons dans le désert
Nous y serons un jour visités en secret

Début d’été

Douloureuse est la terre aux étendues superbes
Au loin une île chante
Quelqu’un qu’on ne voit pas dans les roseaux gémit
Des enfants deux à deux transportent le chien mort
Se taisent les villages leurs clochers les fontaines
Se taisent les cours vides
La mémoire elle-même a mis bas ses petits
Nos plus chers souvenirs au fond de nous recousent
comme un manteau transi -

Le voyage

Et maintenant que l’ombre est devenue légère
Je descends comme un mort au fil de la rivière
Et je remonte enfant vers les hautes clairières
Que le sang nous bénisse
Et que chantent les pierres –

Retour à soi

C’est la descente heureuse
C’est la nuit sans limite
Les chemins se confondent
Les pierres s’amenuisent
Un grand jardin recueille les restes de nos vies
Et nous parlons le soir une langue inconnue
que seul un chien comprend
une étoile ou cet or qui brille dans le vin
Et nous rend à nous-mêmes comme un pain sans levain

Gratitude intégrale

Merci pour la beauté de ces reflets sur l’eau
Merci pour l’eau tantôt bleue tantôt verte
Pour cette faculté qu’on a d’aimer cette eau
Merci de pouvoir dire et ceci et cela dans une tendre osmose avec le ciel du soir
De traverser la ville inondée par la pluie
Merci pour les cheveux de celle à qui on parle
Merci aussi pour l’aube et merci pour la nuit
Merci de pouvoir dire

à la source merci

Métamorphoses`

Et les poissons venaient
nous visiter le soir
Nous tendant leur main douce
La main qu’ils n’avaient pas
A peine on les voyait
ils devenaient oiseaux
On les voyait deux fois
ils habitaient nos vies
Et puis redescendaient
dans la nuit de ces eaux
où tous on est des frères
Alors je leur tendais
la main qui me restait
Et toi qui paraissais
te changer en oiseau
et mêlée à leurs eaux
redevenir poisson
Comprends de quoi je parle
quand je te dis cela
C’est la même eau profonde
où on vit toi et moi
Une eau de ressemblance
et une eau de combat

Graines

O légers feux de bord
Immense était la nuit et nous tous sans défense
Car cela se passait hors de toute musique dans un escarpement de soi-même

à soi-même
Un espace cloué par une étoile naine
Et les glaïeuls coupés la main se sentait seule
Portes sans fond
Cellules noires où nous marchions ayant depuis longtemps déjà éteint

dans la maison

Sans feu ni lieu j’arrive
au bout de ce voyage
Ne me demandez rien
Je n’ai pas de bagages
Simplement je regarde
tout seul obstinément
du côté de la mer
où s’est close l’étoile
Ni barque ni rivage
Les feux sont presque éteints
Quelques lueurs encore
d’enfance ici et là
Mais plus de fiançailles
Le point se fait petit
La porte se referme
L’oiseau du dernier vol
dans l’espace d’automne
s’éloigne sans un cri

Les pas nous sont comptés
Les matins sont ailleurs
Qui allume la lampe ?
Qui veut nous éclairer ?
Et pour qui ce manteau depuis toujours troué ?
J’alimente la laine de mes profonds oublis
Je vis comme la graine muette au fond du puits
Éteignez cette lampe qui dérange ma nuit

Mémoire d’Yves Chammah

Paisible est la demeure où la mort l’a repris comme un nageur fragile
Le front marqué pourtant d’un noir souci encore
Nul ne sait où la barque a passé
La fenêtre est à jamais fermée
Les oiseaux continuent d’ignorer le naufrage
Et la montagne est bleue
Son lit voyage
Et nous les rameurs des années nous veillons solitaires
Sans fanal dans la nuit de son absence amère
Sans rien qui nous redonne ce qui un jour fut lui

Fontaines du temps

Ici près des fontaines
je revivrai ma vie
Ici près des fontaines
on partira dès l’aube
comme les ouvriers
La maison sera belle
Et le pont chantera
sous les plus vieux tramways
On entendra les foulques
On entendra l’eau douce
nous parler du bonheur
dont tous avaient rêvé
Que nul n’avait connu
Et seul subsistera
le carillon des heures
sur les quais détrempés
et sur les jardins nus

Vigile

Je te porte avec moi le long des murs osseux
Je te porte et je sens tous les morts remonter du fond de leur lit creux
Je guette l’arc-en-ciel
Je cherche dans les ruines et la graine et le miel
Je suis l’enfant perdu qu’un seul regard éveille
Celui qui lève l’ancre quand la ville appareille
O les soleils du soir Ô la part des abeilles
Je suis quand tu t’endors le grain obscur qui veille

Maison du soir

A pas lents nous irons vers la maison du soir où brillent les olives

où les poissons eux-mêmes après leur mort revivent
Où l’huile a la douceur
et l’éclat de l’enfance
On reverra ceux-là
qu’on avait tant aimés
partager le repas
La nappe sera blanche
Le pain sera coupé
par des mains fraternelles
Le vin par toi versé
On entendra dans l’ombre
les cigales se taire
Un oiseau bleu voler
Et le sel de la nuit
versera sur nos plaies
un peu d’éternité

L’accueil des morts

Ainsi nous revivrons
dans un nouveau printemps
Comme avant nous verrons
refleurir les fontaines
et des barques légères
remonter le courant
Le fleuve sera large
et brillant
La maison
à tous enfin ouverte
Où les vivants viendront
nous demander pardon
de leur oubli
Et nous
le cœur toujours fidèle
nous les accueillerons
Nous leur dirons d’un geste
avec un bon regard :

«Entrez dans la maison »

La tulipe noire (extraits)

XIV
Voici venu le temps
de la
Tulipe
Noire.
Le temps des somnifères
et des lilas sanglants.
Voici la haute mer.
Les mots et rien dedans.
La mort dans un combat
inutile.
Et nos voix
dispersées dans le sable.
Chaque nuit on s’enfonce.
Chaque nuit on revit
le même cauchemar.
Et nos vies décimées
dans la forêt du temps
ne sont plus qu’un murmure
où chacun reconnaît
ses crimes, ses tourments.
Et la part qu’il a prise
à l’œuvre du néant.

Nul Retour

L’absente pour Marcel Raymond

I.
Permettez que j’en parle
Permettez que j’allume
un feu de vents amers
Permettez que je croise
vos mains qui sont de fer
Permettez que j’octroie
au silence ma voix
Que je vide l’été
Que je solde un à un
de mon cerveau d’argent
les peupliers du soir
qui hier encor chantaient
vos noms si doucement
Permettez que je tue
le géant Que je vive
plus que veuve à présent

II.
Avec toi les repas
Avec la vie légère
et l’amour retrouvé
Les olives où brille
une flamme indécise
Avec les mots épars
tombés de la terrasse
Avec la mer au loin
qui promettait la vie
Avec un seul regard
Avec l’appui des mains
Avec le plein silence
où le passé revit
où tout ce qui fut hier
est présent aujourd’hui
comme le pain rompu
et le vin de la nuit
C’est toi que j’attendais
Depuis longtemps j’y suis

III.
Dit la chambre

Il y a maintenant
dans mon travail obscur
je ne sais quoi
de massacrant
qui s’obstine et qui dure
La pendule remarche
et le bruit de la rue
me revient comme avant
Mais ce n’est pas
Non ce n’est pas
le même sang qui coule
le même homme qui va
Et moi je ne suis plus
la chambre d’autrefois
Suis-je folle ? On dirait
que moi aussi je marche
à présent comme une ombre
qui a trouvé son pas

IV.
Dans une barque éteinte
Je dors à petit feu
La vie me porte
et je la porte Une voix tremble
La maison se recueille
Le jour n’a pas de nom

(Sans feu ni lieu)

Bibliographie succincte

Cantique de l’Aube © Éditions de la Baconnière, 1942Georges Haldas, Poésie complète, © Éditions l’Âge d’Homme, 2000La Voie d’Amour © Éditions de la Baconnière, 1948Chants de la Nuit, © Éditions Rencontre, 1952Le Couteau dans la Plaie © Éditions de la Baconnière, 1956,La Peine capitale, © Éditions Rencontre, 1957Le Pain quotidien © Éditions Rencontre, 1959Corps mutilé © Éditions Rencontre, 1962Sans Feu ni Lieu © Éditions de l’Aire, 1968Poèmes de la grande Usure © Éditions de l’Aire, 1974Funéraires © Éditions l’Âge d’Homme, 1976Un grain de Blé dans l’Eau profonde ©, Éditions l’Âge d’Homme, 1982La Blessure essentielle © Éditions l’Âge d’Homme, 1990Un Grain de Blé dans l’Eau profonde et autres poèmes, © Choix de Jean Romain, Orphée la Différence, 1992
Venu pour dire © Éditions l’Âge d’Homme, 1997Poèmes de jeunesse © Éditions l’Âge d’Homme, 1997Marie de Magdala : Le livre des trois déserts, © Éditions l’Âge d’Homme, 1999La Confession d’une graine : L’Emergence, © Éditions l’Âge d’Homme, 1983La Légende des repas, Serpent à plumes (Le) 2008L’invisible au quotidien, entretiens avec Pierre Smolik,, © Éditions l’Âge d’Homme, 2012Les Hauteurs de Moab : Carnets 2008 et 2009, © Éditions l’Âge d’Homme, 2010Boulevard des philosophes, © Éditions l’Âge d’Homme, 1995Chroniques de la rue Saint-Ours., © Éditions l’Âge d’Homme, 1990Le Pollen du temps, © Éditions l’Âge d’Homme, 1999Paradis perdu, © Éditions l’Âge d’Homme, 1993

Le Livre des passions et des heures, © Éditions l’Âge d’Homme, 1979

Mémoire et résurrection, chronique extravagante, © Éditions l’Âge d’Homme, 1992

Vertiges du temps, carnets 2006-2007, © Éditions l’Âge d’Homme, 2010Genève : Entre ombres et lumières, Jean-Philippe Rapp, Stephan Torre, Georges Haldas, Editions Slatkine 2009Genève : Clair-obscur Albert Philippon photographies,,Georges Haldas, Editions Slatkine 1994