Gérald Neveu
Une obscure fournaise
La poésie c’est de sortir de soi pour y faire entrer les autres
Souvent Gérald Neveu nous aura dit et répété cette maxime dans les longues nuits pleines de sel et de brume de Marseille. Il disait aussi que rêver, c’est rencontrer les autres au fond de soi-même.
Il traînait dans cette ville, petit employé fonctionnaire employé aux PTT, et après ses longues divagations sur les trottoirs de la ville, il rentrait chez lui ou ailleurs, pour mettre sur le papier ses fins de jours. Il s’usait vite et le dernier jour de février 1960, il s’est retiré de ce monde, place Dauphine à Paris. C’était la seule fois qu’il avait quitté Marseille. Et pour un marseillais mourir à Paris et y être enterré, quelle tristesse.
Suicide ? Accident ? Jean Malrieu s’insurge contre « cette légende de poète maudit alors qu’il n’y a que des sociétés maudites », malgré la présence d’un sachet de barbiturique auprès du corps. Maudite fut bien la société pour Neveu qui vécu en misère, en épave parfois dans les bars, épuisé de vivre.
« Je n’appelle pas au secours, dit-il dans une lettre, je n’appelle plus au secours. Il faudrait revenir en arrière, dans le temps, prendre ma cervelle enfantine et lui apprendre pour la première fois l’alphabet. Ne le voyez-vous pas, ce cancer qui me détruit, ce manque, ce vide terriblement concret en ce qui me concerne. Le développement élémentaire d’un individu ne peut se passer de cet appui fondamental : l’exercice de la tendresse ».
Ce fut pour beaucoup une injure des dieux et sans quelques amis, dont Jean Malrieu en premier, sa poésie serait oubliée et perdue. Un hommage de l’Action Poétique qu’il avait fondé avec Malrieu en 1951, lui fut rendu dans ce qui était le Théâtre Quotidien de Marseille de Michel Fontayne, et où je venais en vain tenter de conquérir la parole. Cela me permit de lui rendre une partie de ma lourde dette envers lui. Antoine Vitez, stalinien étroit et hautain à l’époque, fut commis d’office. Il fut grand bien sûr.
Le poète inconcevable
« La poésie est la restitution de l’inconcevable au concevable, de l’absurde à la raison, de la passion aux sentiments sans perte d’énergie ».
Lui, le poète inconcevable, il n’est presque plus lu, mais il a son jardin public à Marseille, Rue Raymond Teisseire.
Gérald Neveu est pour moi totalement imbriqué à Marseille, ses odeurs, ses bruits, sa pourriture et sa grandeur.
Un autre marseillais, Jean-Claude Izzo parlera souvent de lui. Gérald Neveu était né dans la banlieue marseillaise le 10 août 1921.
Il a longtemps vécu près de Notre-Dame de la Garde, où se situait ma chambre d’étudiant, et au quartier Vauban.
Il y aura brûlé ses mots et ses ailes, car Marseille foudroie ses amants. Cette ville n’a voulu que des fantômes, ils sont là et ils marchent sans savoir. Si l’on à pas en soi cette marée de bitume et d’amour que déploie cette ville, ses mains noires sur soi, ses maisons lourdes de rides et de prostitution, l’on ne rentre pas bien dans sa poésie.
Pour avoir trempé dans ces nuits saignées à blanc, pour savoir comme lui que la ville baisse sa garde à minuit, j’aime sa poésie. Les rues lui font la courte échelle et la nuit gagne sur la jetée entre les dénonciations des phares. Le bruit des voitures fait rendre gorge aux murmures et près des cafés du port s’allument les feux follets d’amours jaunes. Voilà ce que fut le Marseille de Neveu, le mien aussi.
Maintenant dans les cafés du port, du Vieux port, les noyés sont dedans et les autres dehors.
Au centre de la rose des vents
Et toi Gérald tu rumines encore ton credo : « L’amour existe et parce qu’il existe, je le trouverai ».
Gérald Neveu s’avance encore dans la nuit, il gueule, il s’assied un instant sur le banc de la poésie en gémissant, puis il disparaît. N’a-il rien fait d’autre que disparaître d’ailleurs, absent fondamental.
Certes il eut le temps des utopies, de son engagement politique au PC, des revues, mais après des drames personnels il deviendra un clochard céleste. Il dormira dans la rue, sous les porches, de bistrot en bistrot. Souvent dans son costume de postier, au fond des bars il semblait dévider un chapelet de mots intérieurs, l’on se sentait de trop, il était déjà trop loin.
Je te parlerai mort
Car la vie étincelle
Et livre au cœur battant vif
Par les portes de la mémoire
La chair inextinguible
De la moisson future.
Comme les loups vont au désir, Gérald allait à la poésie. Mais pas en meute, comme un loup solitaire et blessé.
Il ne pouvait écrire qu’entre sa mort et lui-même.
« Rêver, c’est informer l’avenir. », il aura beaucoup rêvé, grelotté souvent et l’avenir est loin. Il a écrit des lettres de sincérité pour ne pas mourir : « Puisque tout « ça » doit être assourdi jusqu’à la couleur éclatante. L’ennemie de « tout ça » doit un jour éclairer, donner vie, « toute vie » à « tout ça ». C’est un pari.
« Si je gagne... Si je gagnais... Si je perds....
Et puis, ce n’est pas un pari.
C’est ça et vous ne devez pas en rire, ni prendre mes mains sales pour des mains sales. Je suis seul et sans savon. Je n’ai pas peur. »
Pour certains Gérald Neveu demeure.
Il est « mort pour une noble cause », la poésie et l ‘amour, et il pleut très souvent.
Un homme descendra la rue glissante et noire.
Un homme écoutera passer la tendresse dans ses poings fermés, à ciel ouvert.
C’est toi Gérald, bonsoir.
Gil Pressnitzer
Choix de textes
Les quelques textes suivants de Gérald Neveu sont chez Oswald et Chambelland.
Plus frêle plus simple le sang se dédouble. Deux visages s’allument aux rampes du soir » Si tu m’aimais les chevelures couleraient dans les visages… ». et l’Oracle n’est plus dans l’ombre qu’une immense silhouette ultra-noire.
Plus frêles plus simples deux corps s’enlacent et les paroles s’annulent paisiblement éperdument jusqu’au ventre bleu de l’amour. (Aujourd’hui capitale)
…
Aux viandes précises
il faut livrer le vent
et sa petite chemise brodée
Dans la nuit de la nuit
faire pousser une autre nuit
à grands coups de tête.
extrait de "C’était hier et c’est demain", éd. Seghers, 2004
Quelque part
Il est à genoux
pour qu’on ne le voie pas
Il est à genoux
une étoile sur chaque plaie
Sa voix se confond enfin
avec le ciel
un pauvre petit ciel
de ce monde
Il est à genoux dans le monde
près d’une table de cuisine
Quand vient la nuit il passe outre
La rue
Ma rue imite ton sourire
Ma rue a des sœurs innombrables
J’y vois des hommes qui sont frères
la défendre jusqu’à la mort
et je vais parmi eux
faire comme eux.
*
Je ne meurs pas pour une noble cause
Et tous les diables et toutes les fables
N’ont pas sourire plus inhumain
Que cette volée de ciel noir
À travers ma figure
Je ne meurs pas pour une noble cause
Une belle plaie de mercurochrome
Contre le mur
Comme un faux incendie
Comme une bouche qui ne vient pas à terme
Allez, va ! Gentils lapidaires !
Vous ne lapiderez de vos diamants et saphirs
Que les angles jaunes
Où vous vous abritez
Je ne meurs pas pour une noble cause
Je vous l’ai déjà dit
Car il pleut très souvent
Et je n’ai d’autre protection
Que la grimace des faux-jours
Où il faut bien que je reconnaisse
Un terrible sourire
Plus doux que l’infini des verres d’alcool
Plus chauds que ma tête
Roulant dans des abîmes tapissés de tessons
Je ne meurs pas pour une noble cause
Et vous souriez de pitié
Du fond de la grimace universelle.
1948
La Rose des vents
J’écrirai du Nord comme du Sud j’écrirai des lettres pleines de promesses et de vengeances une pluie de lettres qui s’abattra écaillant les joues les fronts de leurs coins durs de leurs arêtes dures
J’écrirai d’assis de debout en dormant en fuyant les crocodiles et les rochers féroces
Je soulèverai des tonnes de déserts pour me cacher pour écrire des lettres des tonnes et des tonnes de vent de silence
Personne ne verra grimacer mon visage personne ne saura que j’ai faim
On dira me voyant au restaurant ou devant une pile d’oiseaux mécaniques on dira c’est un copain ou bien je lui ai prêté ma brosse à dents ou bien on ne dira rien Mais j’écrirai des lettres de l’Est et de l’Ouest et du Sud-Ouest ou du Nord-Nord-Est
Et ceux-là reculeront qui auront cru passer à travers mon corps Et les lettres seront de grandes images transparentes pleines de serpents et de maisons à plusieurs étages
Et ceux-là qui ouvraient de grandes bouches pour rire pâliront et souffriront Ils ne sauront pas encore ce que c’est que la faim — non bien sûr — mais ils diront Peut-être a-t-il faim Alors on répétera dans les cercles de famille Peut-être a-t-il faim On dira A-t-il faim en se serrant un peu davantage au coin du feu ON DIRA on dira Il faudrait peut-être crier pour l’effrayer ou mettre des jattes de lait devant la porte pour l’apaiser Mais celui qui le premier aura vu mon visage oh alors celui-là dira des choses incompréhensibles Il sera bête il aura envie de s’asseoir au soleil et de baver
Trop tard Les lettres tomberont des étagères des huiliers par la chasse du tout-à-l’égout Des lévriers de papier tireront de grandes langues rouges qui saliront l’air qui empliront les vêtements qui brûleront fébrilement les derniers scrupules les derniers aboiements de l’or
Je serai alors environ au centre de la
ROSE DES VENTS
Midi
…
On écoute tourner le vin
noircir le sang
changer le sable
on écoute pourrir
comme une musique de terre
quelqu’un de seul
et que s’écrase à pleine candeur
à rendre sourd
à pleines forces contre tout
tu tends les mains au plus
lointain du feu
Ta voix circule dans la pierre
Quelle boisson désormais pour
noyer le soleil ?
Non ! Rien !
Tout au plus au petit jour
une hâte lasse et
- barrant le visage -
l’ancien supplice désamorcé
*
Ce passant sans ombre
Qui regarde choir les regards,
Ne ramasse que les vignettes
Perdues pour l’éternité.
On écoute pourrir
comme une musique de terre
quelqu’un de seul
Et que s’écrase la pleine candeur
à rendre sourd
à pleine force contre tout.
*
…
Mains de bois dur sans espérance
C’est midi qui se ferme
comme un objet
(Oswald 1967)
*
Plus de cheveux
Plus de dents (2° incisive à droite)
Plus d’argent
Plus de femme
Plus d’appartement
Plus de temps
Plus de feu
Plus de poids
Bilan du 28 février 1960.
plus de signature
Bibliographie
Les sept commandements, 1960
C’était hier et c’est demain, éd. Seghers, 2004
Livres posthumes :
Gérald Neveu, par Jean Malrieu, collection Poètes d’aujourd’hui, Seghers, 1974
Une Solitude essentielle, Guy Chambelland, 1972
Poèmes 1945-1960, Auch, L’Arrière-Pays, 1992
Fournaise obscure, PJ Oswald, 1967
Un poète dans la ville, Edité par Didier Richard Action poétique Collection Alluvions Paru en 1961
Comme les loups vont au désir : toujours pour toi, Éditions Comp’act, Seyssel, 1993