Gérard de Nerval

Où es-tu Nerval ?

Ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche.

Par ce message laissé derrière lui, Nerval, à quarante-sept ans, prit congé du monde au matin glacé du 26 janvier 1855, rue de la Vieille Lanterne près du Châtelet en se suspendant à un lampadaire trop grand pour lui, mais qui le rapprocha des étoiles. Un lampadaire dit la légende, une grille dit la triste réalité.

Fini les dérives au jardin des Tuileries en promenant son homard rose, fini la valse des souvenirs d’enfance, et les pas de Sylvie. La nuit fut blanche et très froide et Nerval se balançait sous la lune, plus près des gnoses qu’il va traquer.

Il a donc vécu parmi nous ce « fou sublime » et il a tenté de toutes ses forces de « fixer le rêve et d’en connaître les secrets »

Il n’a pas voulu nous les dévoiler.

Mais si pendant longtemps, comme une image vaine,

Mon ombre t’apparaît... oh ! reste sans effroi :

Car mon ombre longtemps doit te suivre, incertaine

Entre le ciel et toi.

« Le pauvre jeune homme » qui vivait sur le fil de ses fantômes était tombé de son fil de funambule. Ses dernières années étaient celles d’un mendiant halluciné, replié dans sa forêt de symboles et de ses amours mortes. Lui, naguère riche, vivait au jour le jour, ne croyant qu’en l’éternité.

Il se sentait déjà hors de notre pauvre monde, dépositaire initié et choisi entre tous, des révélations de l’univers. Que pouvait alors lui importer la société et ses convenances bourgeoises. D’ailleurs, il avait fait le coup-de-poing lors de la bataille d’Hernani en 1830.

Apparitions de Nerval

Gérard de Nerval, de son vrai nom Gérard Labrunie, naquit à Paris le 22 mai 1808. Orphelin de mère, morte quand il avait deux ans, fils d’un médecin de l’armée napoléonienne, le jeune Gérard est élevé à Mortefontaine au nom prédestiné dans le pays de Valois, région parsemée de forêts et d’étangs qui inspira Corot. Amoureux fou de Goethe il se passionne pour la littérature allemande et devient un traducteur étonnant, (Faust en 1828 puis d’Hoffmann.)

L’amour fou pour la comédienne Jenny Colon en 1836, qui n’avait rien à faire d’un illuminé sans le sou, l’avait conduit à croire à l’irréel et donc à l’éternel féminin de Goethe.

Il va le sanctifier autour de cette « pécheresse ». Pour elle il fit même une gazette à elle seule consacrée !

La description du rêve d’Aurélia (1855) en est issue. Et construit sa perception du monde : le songe est la réalité, le réel qu’une imposture. Le rêve est son refuge.

Un long voyage en Orient en 1843 l’enferme encore plus dans sa conviction que la vraie vie est ailleurs. Dans le monde antique chanté par Hölderlin, dans la mythologie et ses dieux, dans l’ésotérisme.

Ce voyage en Orient n’est pas celui d’un voyageur, pendant toute une année il va rechercher les paroles cachées du monde. Il est en chemin d’une métaphysique et non d’un paysage.

Qu’importe si cette métaphysique est brumeuse, il va au-delà des clichés des Romantiques, vers un désert imaginaire, où tout se révèle.

Où vas-tu ? me dit-il. Vers l’Orient !

Et pendant qu’il m’accompagnait, je me mis à chercher dans le ciel une étoile, que je croyais connaître, comme si elle avait quelque influence sur ma destinée... Une …toile a brillé tout à coup et m’a révélée le secret du monde et des mondes.

Il n’ose même pas écrire le mot étoile au complet, pris dans ses visions entre extase et folie. Lui l’errant cherche « sa patrie mystique ».

Les choses cachées du monde vont parler pour lui, et pour lui seul.

«Notre passé et notre avenir sont solidaires. Nous vivons dans notre race et notre race vit en nous.»

Aussi il se laisse flotter pendant dix ans ne vivant que de petits boulots et de l’aide de ses amis, dont Théophile Gauthier.

Et la folie qui nichait en lui comme une chouette patiente, prenait souvent son envol. Quelques moments éblouissants de lucidité, brefs et terribles vont voir naître ses grandes œuvres : Sylvie, Les Filles du feu et surtout « Les Chimères », monument obscur se dressant haut.

D’enfermement en errance, il suit un chemin de « wanderer », de voyageur errant, jusqu’à la pendaison, point de croix final de sa dentelle d’illusions.

Nerval ne pouvait vivre à l’étroit d’un monde sans étoile, sans dieu immortel. La mort de son Aurélia, Jenny Colon, le renforce dans son nouveau paradis, où tout renaît :

« Plus de mort, plus de tristesses, plus d’inquiétude. Ceux que j’aimais, parents, amis, me donnaient des signes certains de leur existence Éternelle »

« D’ailleurs, elle m’appartenait bien plus dans sa mort que dans ma vie. »

Au delà des frontières du réel

Les frontières du monde réel n’ont vraiment jamais compté pour Nerval. Lui le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé, était un chercheur d’étoile, celle d’un Orient où vivraient côte à côte ses chers poètes allemands, Novalis Goethe, et les sagesses du monde caché.

Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible.

Nerval cherche l’initiation absolue et se désespérait sans doute de l’avoir raté.

Une sorte de pardon divin à des péchés jamais commis. Il marchait somnambule comme le double d’un autre qui lui avait vu s’élever l’étoile du matin et marchait à cloche pied dans le pays de l’Ange.

Ce besoin de consolation impossible à rassasier le conduit aux bords du vide

« Dans les rêves, on ne voit jamais le soleil, bien qu’on ait souvent la perception d’une clarté beaucoup plus vive. Les objets et les corps sont lumineux par eux-mêmes. » (Aurélia)

Maintenant il trône dans le panthéon des poètes maudits, Alfred de Vigny lui rendra hommage dans « Chatterton ».

Sanctifié aujourd’hui comme le passeur de la folie en poésie, il semble notre mauvaise conscience. Mais il n’est pas le Prince des poètes.

Ses poèmes sont inégaux, mais une poignée d’eux sont sublimes. D’une écriture sans innovation, ils vont portant si loin en nous. Cette mélancolie insondable les transfigure. Ce pauvre diable ouvre les paradis des mots.

Les seuls en langue française à pouvoir faire écho à Hölderlin ou Novalis.

Pourquoi Nerval nous touche-t-il tant encore ? Lui qui n’a rien inventé en écriture poétique.

Sans doute, parce qu’il nous semble entendre la voix de la pythie à travers lui, et dans un langage hors du temps. Tout est nimbé d’une mélancolie insondable. Ses poèmes sont autant de prophéties, dites sur un ton simple. Ce sont des oracles souriants et énigmatiques.

« Et de blancs papillons la mer inondée » !

Ses paroles hermétiques nous intriguent encore, car elles annoncent le retour des dieux archaïques.

Les saintes et les fées dansent la même ronde.

« Dans le romantisme qu’il traverse, et auquel il paraît étranger, Gérard de Nerval semble une apparition ». (Pierre-Jean Jouve).

À l’écart de tout, il est tout. Chuchotis d’étoiles, territoires de l’oubli tenus en laisse.

Lui le dormeur mal éveillé du bord des abîmes, la voiture de sa raison a versé dans tous les fossés. Là il dort, dans la bouche l’amer d’une vie concassée, la lanterne de ses poèmes à la main. Il reste inassouvi à remodeler nos origines.

Ces poèmes sont ses révélations, ses expiations, les nôtres aussi.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

El Desdichado

Je suis le Ténébreux, — le Veuf, — l’Inconsolé,

Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :

Ma seule Étoile est morte, — et mon luth constellé

Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé,

Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,

La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,

Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.

Suis-je Amour ou Phoebus ?... Lusignan ou Biron ?

Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;

J’ai rêvé dans la Grotte où nage la Syrène...

Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :

Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée

Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

Une allée du Luxembourg

Elle a passé, la jeune fille

Vive et preste comme un oiseau

À la main une fleur qui brille,

À la bouche un refrain nouveau.

C’est peut-être la seule au monde

Dont le cœur au mien répondrait,

Qui venant dans ma nuit profonde

D’un seul regard l’éclaircirait !

Mais non, — ma jeunesse est finie...

Adieu, doux rayon qui m’a fui, —

Parfum, jeune fille, harmonie...

Le bonheur passait, — il a fui !

Fantaisie

Il est un air pour qui je donnerais

Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,

Un air très vieux, languissant et funèbre,

Qui pour moi seul a des charmes secrets.

Or, chaque fois que je viens à l’entendre,

De deux cents ans mon âme rajeunit :

C’est sous Louis treize... Et je crois voir s’étendre

Un coteau vert, que le couchant jaunit,

Puis un château de brique à coins de pierre,

Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,

Ceint de grands parcs, avec une rivière

Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs.

Puis une dame, à sa haute fenêtre,

Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens...

Que, dans une autre existence peut-être,

J’ai déjà vue ! — et dont je me souviens !

La Grand-Mère

Voici trois ans qu’est morte ma grand-mère,

— La bonne femme, — et, quand on l’enterra,

Parents, amis, tout le monde pleura

D’une douleur bien vraie et bien amère.

Moi seul j’errais dans la maison, surpris

Plus que chagrin ; et, comme j’étais proche

De son cercueil, — quelqu’un me fit reproche

De voir cela sans larmes et sans cris.

Douleur bruyante est bien vite passée :

Depuis trois ans, d’autres émotions,

Des biens, des maux, — des révolutions, —

Ont dans les cœurs sa mémoire effacée.

Moi seul j’y songe, et la pleure souvent ;

Depuis trois ans, par le temps prenant force

Ainsi qu’un nom gravé dans une écorce,

Son souvenir se creuse plus avant !

Delfica

La connais-tu, Dafné, cette ancienne romance

Au pied du sycomore, ou sous les lauriers blancs,

Sous l’olivier, le myrte, ou les saules tremblants

Cette chanson d’amour qui toujours recommence ?...

Reconnais-tu le TEMPLE au péristyle immense,

Et les citrons amers où s’imprimaient tes dents,

Et la grotte, fatale aux hôtes imprudents,

Où du dragon vaincu dort l’antique semence ?..

Ils reviendront, ces Dieux que tu pleures toujours !

Le temps va ramener l’ordre des anciens jours ;

La terre a tressailli d’un souffle prophétique...

Cependant la sibylle au visage latin

Est endormie encor sous l’arc de Constantin

Et rien n’a dérangé le sévère portique.

Le Réveil en voiture

Voici ce que je vis : — Les arbres sur ma route

Fuyaient mêlés, ainsi qu’une armée en déroute ;

Et sous moi, comme ému par les vents soulevés,

Le sol roulait des flots de glèbe et de pavés.

Des clochers conduisaient parmi les plaines vertes

Leurs hameaux aux maisons de plâtre, recouvertes

En tuiles, qui trottaient ainsi que des troupeaux

De moutons blancs, marqués en rouge sur le dos.

Et les monts enivrés chancelaient : la rivière

Comme un serpent boa, sur la vallée entière

Étendu, s’élançait pour les entortiller.

J’étais en poste, moi, venant de m’éveiller !

Vers dorés

Eh quoi ! tout est sensible

Pythagore

Homme, libre penseur ! te crois-tu seul pensant

Dans ce monde où la vie éclate en toute chose ?

Des forces que tu tiens ta liberté dispose,

Mais de tous tes conseils l’univers est absent.

Respecte dans la bête un esprit agissant :

Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ;

Un mystère d’amour dans le métal repose ;

« Tout est sensible ! » Et tout sur ton être est puissant.

Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t’épie :

À la matière même un verbe est attaché...

Ne la fais pas servir à quelque usage impie !

Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché ;

Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,

Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres !

Myrtho

Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse,

Au Pausilippe altier, de mille feux brillant,

À ton front inondé des clartés de l’Orient,

Aux raisins noirs mêlés avec l’or de ta tresse.

C’est dans ta coupe aussi que j’avais bu l’ivresse,

Et dans l’éclair furtif de ton œil souriant,

Quand aux pieds d’lacchus on me voyait priant,

Car la Muse m’a fait l’un des fils de la Grèce.

Je sais pourquoi là-bas le volcan s’est rouvert...

C’est qu’hier tu l’avais touché d’un pied agile,

Et de cendres soudain l’horizon s’est couvert.

Depuis qu’un duc normand brisa tes dieux d’argile,

Toujours, sous les rameaux du laurier de Virgile,

Le pâle hortensia s’unit au myrte vert !

Artémis

La Treizième revient... C’est encor la première ;

Et c’est toujours la Seule, - ou c’est le seul moment :

Car es-tu Reine, ô Toi ! la première ou dernière ?

Es-tu Roi, toi le seul ou le dernier amant ?...

Aimez qui vous aima du berceau dans la bière ;

Celle que j’aimai seul m’aime encor tendrement :

C’est la Mort - ou la Morte... Ô délice ! ô tourment !

La rose qu’elle tient, c’est la Rose trémière.

Sainte napolitaine aux mains pleines de feux,

Rose au cœur violet, fleur de sainte Gudule,

As-tu trouvé ta Croix dans le désert des cieux ?

Roses blanches, tombez ! vous insultez nos Dieux,

Tombez, fantômes blancs, de votre ciel qui brûle :

La sainte de l’abîme est plus sainte à mes yeux

Aurélia ou LE RÊVE ET LA VIE

Le rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence. C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres : – le monde des Esprits s’ouvre pour nous.

…. Je vais essayer, à leur exemple, de transcrire les impressions d’une longue maladie qui s’est passée tout entière dans mon esprit ; – et je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie, car jamais, quant à ce qui est de moi-même, je ne me suis senti mieux portant. Parfois, je croyais ma force et mon activité doublées ; il me semblait tout savoir, tout comprendre ; l’imagination m’apportait des délices infinies. En recouvrant ce que les hommes appellent la raison, faudra-t-il regretter de les avoir perdues...

Bibliographie

Romans, nouvelles, récits

Voyage en Orient (1851)
La Bohème galante
(1852) Lorely, souvenirs d’Allemagne (1852) Les Illuminés (1852) Petits châteaux de Bohème (1853) Les Filles du feu : Angélique, Sylvie, Jemmy, Isis, Émilie, Octavie, Pandora, Les Chimères (1854) Promenades et souvenirs (1854) Aurélia ou le rêve et la vie (1855)

Poésie

Odelettes (1834), dont: Une allée du Luxembourg (1832)
Les Chimères (1854)

Traductions

Faust (1828)
Poésies allemandes (Klopstock, Goethe…) (1830)