Henri Meschonnic

La poésie pour vivre et transformer la vie

Il s’agit de montrer que la poésie, contrairement à l’idée reçue qu’elle n’intéresse que les poètes ou très peu de lecteurs, concerne chacun, même s’il ne le sait pas, parce qu’elle met en jeu tout ce qu’on fait et tout ce qu’on sait du langage, donc tout ce que la société fait de chacun de nous, et que chacun fait des autres. Et il faut voir comment. (Célébration de la poésie, Verdier)

...Mais le poème, tel que je l’entends, transformation d’une forme de vie par une forme de langage et d’une forme de langage par une forme de vie, partage avec la réflexion le même inconnu, le même risque et le même plaisir, le même pied de nez aux idées reçues du contemporain. Puisqu’on n’écrit ni pour plaire ni pour déplaire, mais pour vivre et transformer la vie. (Éthique et politique du traduire, Verdier)

Le linguiste éminent, le traducteur fulgurant et l’essayiste combatif sont connus et reconnus. Le penseur s’est imposé, le théoricien du langage et du rythme fait référence, et on ne peut plus lire comme avant certains chapitres de La Bible, ou les Psaumes, après la révélation de sa recréation du verbe sonore qu’il nous a restitué en français.

Entre la pensée et le poème, Henri Meschonnic a fait œuvre d’éthique, de penseur de vie. Brisant les murailles traditionnelles du « théologico-politique », il a fait entrer un grand appel d’air d’utopie et sa « Proposition pour une Déclaration sur les Devoirs envers les Langues et le Langage », proposée au Forum de langues 2006 de Toulouse est un vibrant appel à la défense à la pluralité de toutes les langues qui s’impose.

Ici c’est le poète Henri Meschonnic que nous voulons célébrer. Le voyageur des voix, le scribe des commencements et de l’origine nous parle avec la force nue et aiguë des mots premiers. Cet hommage sera notre modeste « contribution au feu de joie qu’il y a à faire avec les langues de bois », comme le dit si bien Henri Meschonnic.

Le poète du parler vrai de la pensée

Sa poésie émerge accablante et nue, mais non tue, dans un monde souvent désert de poèmes actuels, où « il y a trop de poésie, pas assez de poèmes » du moins ceux qui n’ont point d’existence vitale et urgente.

Lui il se tient dans la sincérité du mot, loin des bruits. Lui sait entendre ce que l’on ne veut pas entendre, entendre ce qui ne fait pas de bruit et «... le sang ne fait pas de bruit/l’oiseau mort/ne fait pas de bruit...la mort/ne fait pas de bruit ».
Ce sont pour lui tous les mensonges, tous les « mentir sur mentir » qui font le vacarme des désastres.

C’est de loin quand des mots tremblent/que je vois/les yeux fermés/que je sens/le sens passer/et je sais je sais j’entends/des cris qui ne sont pas sortis/et qui viennent/viennent/en silence.

Et Henri Meschonnic « parle pour répondre/à tous ces silences », pour faire sens, « Puisqu’on n’écrit ni pour plaire ni pour déplaire, mais pour vivre et transformer la vie. »

pas tout entier visage

non

tout entier tous les visages

je n’arrête pas de changer

comme un instant met au monde

son autre instant

et j’ai du mal

à vivre tant d’infini...( Tout entier visage)

Plutôt que de tenter de parler de la poésie d’Henri Meschonnic laissons Jacques Ancet le dire, lui qui a su écrire cela, qui approche de l’essentiel :

« Henri Meschonnic continue. Ou, plutôt, il recommence. À chaque poème – à chaque fragment du poème qu’il ne cesse d’écrire de livre en livre et qui est le poème de cet inconnu qui ne cesse de le traverser. Tout entier oreille, comme il se dit « tout entier visage », en écoutant parler en lui son silence, il le voit. Car, dit-il, « il faut/apprendre à voir par l’écoute. » Et ce qu’il voit, ce n’est pas le spectacle arrêté du monde, des images, mais un mouvement invisible et sans fin qui est celui de la vie même : « partout où je me tourne je/ne dois pas bien voir je ne/vois pas ce que je vois je vois/la joie de tout voir malgré/tout ce que je ne veux pas voir/j’ai quelque chose dans ma vue je ne vois que de la vie ».

Poésie de l’intime, cette poésie s’est faite, par approfondissement successifs, poésie de l’intime extérieur...C’est pourquoi « tout entier visage », tout entier ouvert à ce qui l’entoure, le poète est « tout entier tous les visages », son regard, tous les regards, sa voix toutes les voix, son corps tous les corps : « alors ce n’est pas moi qui/vois/c’est les yeux de tous les/corps/qui voient par moi. »…

Et c’est une signifiance qui, d’éclats en éclats –– de cailloux en cailloux que, tel un autre Petit Poucet, le poète sèmerait devant lui –– ne cesse de nous ouvrir à la vision d’un monde où écouter et voir, dedans et dehors, corps et paysage ne font plus qu’un. Et c’est l’émerveillement : « j’ai vu j’ai vu on était/des petites parts du temps prises/dans le soleil tant ce qui/était à voir faisait de/nous des fragments de lumière/fondus l’un dans l’autre le/paysage dans le corps/le corps dans le paysage/comme on n’avait jamais vu ». (Collection Cahiers d’Arfuyen n° 157).

Cet ami proche de Guillevic connaît le poids granitique des mots, leur pesanteur tellurique, leur rythme des origines, et chaque poème demeure une quête de vie. Il est « tout entier tous les visages » avec "ses yeux monde".

Pour moi, un poème est ce qui transforme la vie par le langage et le langage par la vie. C’est mon lieu, et je le partage. Henri Meschonnic - Vivre poème (Dumerchez, 2006)

Il est le passeur de tous les souffles de vie.

Maintenant toutes mes paroles/sont ensemble mon exil et mon pays/je passerai ma vie à ressembler à ma voix.

Buisson ardent des mots il a une vie d’avance, et au-delà de ses réflexions sur la poésie et la dénonciation de certaines idolâtries, voici la limpidité de ses poèmes, sa gravité qui est toujours un hymne à la vie :

...je déborde des paroles

même quand elles ne veulent rien dire

on ne me vend pas d’histoires

au nom de

et au nom de

ces histoires vivent la mort

tous mes mots

sont pour la vie (Tout entier visage)

Nous rencontrerons donc le poète Henri Meschonnic dans la fluidité de ses poèmes « qui coulent comme « la terre coule », comme coule le sang".

Se taire donc et écouter cette parole simple et lumineuse.

Je ne sais plus qui parle qui couche se lève dans ma bouche

se taire n’est pas assez

parler est de trop je me cherche entre les deux

comme pour voir les yeux se ferment

mais je te trouve je n’ai plus besoin de dire.

Post-scriptum

Celui qui se définissait comme un « hérétique iconoclaste » a clos sa dernière disputation avec la vie et les hommes le mercredi 8 Avril 2009, le jour du premier seder de la Pâques juive,

Cette trajectoire vivifiante de ce lutin des idées et des mots, de ce musicien du rythme, continuera longtemps au travers de ses livres. Ici il a été simplement souligné que le poète Henri Meschonnic était aussi grand que le linguiste.

Son dernier libre de poésie « De monde en monde » paru en janvier 2009 (Cahiers d’Arfuyen, numéro 178 ) nous dit cela :

chaque moment je recommence

le désert

je marche chaque douleur un pas

et j’avance

de monde en monde

Et Henri Meschonnic continue d’avancer en nous :

J’avance avec

le silence des arbres

je marche avec

le rond du ciel

je ne parle pas

mes mots

je les marche

et je marche mon silence

ça ne commence pas

et ça ne finit pas.
Recueil « Puisque je suis ce buisson »

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Le choix de poèmes a été effectué par Henri Meschonnic lui-même, qui nous a autorisé à les reproduire sur ce site

Recueil "Combien de noms"

L’Improviste, 1999

les morts sont couverts de mots

mes mots sont pour ceux qui vivent

ils ne ferment pas une vie

je ne fais que commencer

de les dire des bouts de mots

qui sortent à peine de nos bouches

tant ils sont mêlés à nous

que la phrase à dire c’est nous

elle n’est pas pour les pierres je

ne sais pas ce qu’elle dit elle

continue si on s’arrête

se tait si on parle trop

on avait enterré un cimetière

pour le sauver

les pierres plus

fragiles que nous depuis

qu’on les dresse vers le ciel

pour qu’elles tournent avec les astres

qu’elles nous portent dans les temps

nous n’avons pas ce temps mais

nous sommes le temps du temps et

les pierres ne portent plus que

des mots dont l’air s’est perdu

on les déchiffre on écoute

l’absence

c’est nous sans nous

la force de ce qui n’est pas

écrit la main touche les lettres

et passe

oui

c’est moi

qui manque aux mots

non les mots qui me manquent j’ai

dû dormir quand il ne

fallait pas je n’étais pas

présent quand on leur a fait

dire ce que je ne voulais pas

depuis je travaille pour le silence

j’amasse l’absence des mots

je laisse une place vide dans

tout ce qui est dit c’est la

place du mot à dire pour que

la mer s’arrête

les pierres montent

je suis le vide

de ce mot

nous du temps que nous parlions

aux pierres

nous avons pris leur

sens leur temps et maintenant

leur mémoire est en nous elle

marche dans nos pas elle bouge

dans notre chaleur nous ne

faisons plus la différence

entre ce qu’elles disent et nous

le temps des pierres c’est nous et

nous sommes pleins de cris que nous

laissons sur nos passages comme

des pierres

en nous tenant l’un à l’autre

pour trouver parmi elles notre

chemin

Recueil « Puisque je suis ce buisson »

Arfuyen 2001

puis le monde

a fait encore

un tour tour tour

j’ai cru qu’il était le même

j’ai cru que j’étais le même

mais mon sommeil est ma veille

comme avant

mes mots sont mon

visage mes yeux ma bouche tout

ce qui m’entend et les autres

l’entendent

alors ce qui change

compte si peu qui sait même

si personne l’a vu si

moi-même j’en ai rien su

maintenant je suis chaque autre

moi et toi lui elle et lui

je suis le recommencement

du monde

des lieux sont plus pleins d’attente

que d’autres

des têtes

plus pleines

d’un feu

du temps que d’autres c’est une

histoire qui marche en dormant

j’ai reçu un talisman

de l’autre bout de l’attente

je dors le temps

depuis que

je brûle sans

me consumer

puisque je suis ce buisson

le monde

n’a pas commencé

puisqu’il ment

nous cherchons

le commencement

oui avec moi

oui par toi

les mots ne savent pas le dire

ils ne savent pas ce qu’ils disent

c’est pourquoi nous commençons

le monde

depuis tout ce temps

Recueil "Tout entier visage"

Arfuyen, 2005

des mots deviennent hors de prix

la vie augmente

on ne va

bientôt plus pouvoir dire je

suis ici ou j’étais là

on est chassés de l’espace

on est poussés hors du temps

le langage n’a pas prévu

ces choses depuis qu’on invente

que les cris remplacent les mots

et des bouches de silence

mâchent l’air

on n’entend plus

rien d’autre

ce silence approche

et ma voix à quoi sert ma

voix si je ne sais plus les mots

s’ils s’en vont de nous aussi

un vent d’il y a d’autres mondes

tourne les oiseaux les gens

j’entre en moi toutes mes vies

toutes les vies que je vois

sont mes vies

oui je suis dans plusieurs mondes

à la fois

c’est pourquoi on a du mal

à se trouver retrouver

mais

je cherche je passe mes vies

de rencontre en désencontre

et je nous vois et revois

nous nous tenons par le temps

nos paroles une seule écoute

qui invente des jours

aucun

compte ne les connaît

nous oui dans le dos du temps

un visage

mais chaque visage

est la forme de ma vie

et je visage de toi

comme tu visages de moi

plus profond que toute la peau

jusqu’au-dedans où les tristes

retrouvent

la matière

des joies

Recueil « Et la terre coule »

Arfuyen 2006

et la terre coule

c’est du sang

tant les paroles

sont mêlées

en elle

depuis

qu’on les passe

pour la vivante

la riante

qui est là toujours en nous

chaque main

je nous regarde

chaque passant

que je marche

puisque le temps

qui nous passe

c’est

le sommeil

veille

pour nous

et les cris font du silence

puisqu’un cri

étouffe un cri

et les paroles

maintenant

sont du sang qui sort des bouches

et quand on veut

parler jour

c’est de la nuit

qui nous parle

et quand on croit qu’on boit mange

c’est de la terre

qu’on recrache

celle qui coule

tout ce sang

j’ai toutes les vies dans ta vie

je te tiens par toute la terre

je suis la nuit

pour te dormir

je suis le jour

pour te voir

et nous tournons

autour du monde

le sommeil dans la main

mais les yeux veillent

tous les yeux

sont du voyage

c’est à ne plus pouvoir

dormir

tant il fait clair

cette nuit

de sommeil en sommeil on

marche couché debout c’est

les jours les heures qui nous pensent

pendant que nous volons de

branche en branche

oui nous faisons

de drôles d’oiseaux il y en a

même qui voulaient s’envoler

par les toits pendant que les

tueurs font un feu de Dieu

à chaque jour suffit sa haine

moi la vie

je marche

de soleil en soleil

de chevelure en nuage

un arbre d’odeurs

dans les bras

j’entends toutes les fleurs

je suis dans tout ce qu’on dit dans

tout ce qui n’est pas dit

je déborde des paroles

même quand elles ne veulent rien dire

on ne me vend pas d’histoires

au nom de

et au nom de

ces histoires vivent la mort

tous mes mots

sont pour la vie

Bibliographie

Une esquisse de bibliographie poétique:

Premier livre de poèmes, Dédicaces proverbes (Gallimard, 1972; prix Max

Jacob 1972),

treize recueils, dont Voyageurs de la voix (Verdier, 1985; prix Mallarmé 1986; L’Improviste, 2005).

Je n’ai pas tout entendu (Dumerchez, 2000),

Tout entier visage (Arfuyen, 2005),

Et la terre coule (Arfuyen, 2006; prix Nathan Katz 2006); Grand prix international de poésie Eugène Guillevic de la ville de Saint-Malo, 2007.

« De monde en monde » paru en janvier 2009 (Cahiers d’Arfuyen, numéro 178)