Herberto Helder

Le déluge du langage, la transe du poème

Nous sommes un reflet des morts, le monde n’est pas réel.
Pour soutenir cela sans mourir d’effroi
- il y a les mots, des mots
.

Libre, fondamentalement libre, refusant les prix littéraires (prix Pessoa en 1999) et les embrigadements littéraires, les interviews, Herberto Helder est un astre noir et étrange dans la poésie européenne. Peu connu en France il n’est qu’une ombre, car il se veut secret, il demeure irradiant, par ses poèmes échevelés, sorte de cosmogonies de mondes baroques, débordants, violents.
Sa voix est unique, complexe, cinglante. Elle est l’invitation au voyage, au voyage en utopie. Le lire est une stupeur calcinante, une stupeur remontant aux mondes des origines, où étonnement et terreur sont mêlés.
Poésie torrentielle qui empoigne physiquement, charnellement, la poésie d’Herberto Helder tient de la profération chamanique, de la possession sexuelle. Elle a un côté animal, brute, comme une mousson de mots sur nous. Elle pleut, elle inonde, elle est déluge. Elle envoûte, elle invoque :Et le poème grandit recueillant tout en son sein. Démesure pour démesure, sa poésie fouette, cingle, part vers les hautes terres, les forêts, les étoiles. Poète de l’île, celle de Madère, celle du monde, il fait venir les pluies, les chiens de mer, les vagues des Atlantique et des corps des femmes. Profondeur païenne, jaillissement charnel, poèmes de la soif de vivre, du désir et du doute, du temps où nous étions encore innocents, la houle des mots d’Herberto Helder donne le vertige, le mal de terre. Elle porte les nouvelles du vent furieux. Parole des nuées, parole prophétique, elle tonne, rit, souffre. Elle est chair, chair du poème.
Violence des fleurs et des êtres, imminence des forces immobiles.
Paroles libres, fortes et à hauteur d’homme, polyphonie des voix, un poème du poème, un poème continu ! Mais contrairement à d’autres il contrôle le flux des mots, la crue, pour ne point en faire un déluge. Marqué par le surréalisme, « l’expérimentalisme », il dresse une poétique de la vie dans l’éclaboussure de ses images.
Il revendique « L’écriture exercée comme une calligraphie extrême du monde, un texte apocalyptiquement corporel ».
Un autre poète de Madère dans un hommage L’enfance d’Herberto Helder, dit « J’ignorais que tout poème est une émeute maintenant je sais qu’il peut ébranler l’ordre de l’univers ».
Ainsi le sont ceux d’Helder, entre ferveur et extase, entre chant de louanges et mysticisme tragique.

Trajectoire d’un démiurge

Au-dehors, en dedans,

j’inaugure le nom dont je meurs.« Enfance dans une île, comme un chien couché dans l’Atlantique » il est né le 23 novembre 1930 à Funchal dans l’île de Madère. Son nom véritable est Luís Bernardes de Oliveira. En 1946 il part vivre à Lisbonne.
Marqué par le souffle d’Hölderlin et de Rilke, il cherche le tremplin de la modernité pour modeler sa démesure. Il fait ses études de droit à l’Université des lettres de Lisbonne, mais il préfère étudier le cours de Philosophie Romantique. Très tôt, entre 1953 et 1955, il écrit de la poésie, son premier recueil, le foudroyant L’amour en visite, est de 1958. Après avoir été imprégné par le surréalisme et ses coups de butoir de l’inconscient, Helder se lance milieu des années 1960 dans l’avant-garde de la poésie portugaise avec la revue Cadernos de Pœsia Experimental, en 1964 et 1966. « À travers ces écrits de poésie expérimentale, nous prenons la responsabilité de dire que les choses et les événements, chargés d’une énergie ambiguë, stimulent dans la conscience humaine une liberté expérimentale qui s’exprime de manière polyvalente….en faisant des expériences sur les écarts et les ajustements entre le réel et l’imaginaire. ».
Cette proclamation en pleine dictature fasciste de Salazar, proclamant contre elle sa volonté d’universalité, d’expérimentation, de combinaisons des médias modernes, ne pouvait que lui attirer bien des problèmes. Il aura abandonné à la fois ses études de droit et de philologie romane et exercé de multiples activités, animateur de radio, bibliothécaire, journaliste, critique et surtout traducteur. Son deuxième livre, A Colher na Boca, est de 1961. Cette même année, il publie Poemacto.
Fuyant la dictature de Salazar, il s’exile, de 1959 à 1961, en Belgique puis en Hollande, au Danemark, et « pour survivre, il fait un peu tous les métiers » comme il le dira. Os Passos em Volta (1963), recueil de nouvelles parle de ses expériences.
Voyageant dans toute l’Europe, il s’installe quelque temps en Angola en tant que journaliste et l’Afrique lui saute au cœur.
Il vit maintenant dans la banlieue de Lisbonne, fermé au monde, retiré violemment de tout espace public..
Il est aussi un grand traducteur, et se sert de cette médiation entre des langues et des mondes pour tisser sa propre poésie.
On écrit un poème en raison du soupçon qu’alors que nous l’écrivons quelque chose va se passer, une chose formidable, quelque chose qui nous transformera, qui transformera tout.

Les mots fulgurants d’Herberto Helder

>

Chanter où la main nous toucha,
où l’épaule s’embrasa, où s’ouvrit le désir.
Chanter dans la table, dans l’arbre
abîmé en extase.
Chanter sur le corps de la mort, pierre
à pierre, flamme à flamme – levé
aimé
connu

(la cuiller dans la bouche)

Sa poésie est une transmutation des chairs réelles ou fantasmées. Elle a un côté profondément dru et physique. Elle est organique, pétrie de forces centrifuges, d’éruptions souterraines. Seul quelque magma remonte à la surface des mots. Elle est magie noire, intercetrice de mondes enfouis entre conscient et inconscient. Une cérémonie se déroule dans ses mots, et nous ne pouvons pas toujours la comprendre, assistant à des étranges rites pour des étranges dieux. Il y a de la folie souvent furieuse dans ses mots. Une folie aux yeux ouverts et au délire baroque. Ouverte à tous les grands vents de l’espace, elle donne une sensation d’immensité, d’embrasement des perceptions. Drogue des mots, poison des images, elle est une sorte de vaudou poétique, une entreprise faustienne au risque de se perdre. Convulsive, elle n’en oublie pas la froide objectivité, l’ironie cinglante, le sens du fantastique. On a pu aussi la décrire comme un « émerveillement douloureux ». Des frissons de musique la traversent. Et chante tout bas la mort qui fait mûrir nuits, vins, ombres, derniers sourires. Elle se veut fable du miracle des mots. Célébration érotique aussi. Tribale et cannibale surtout.
Dans la mort fermente le vin, et la promesse colore les paupières avec une image.L’aventure poétique d’Helder, est une recherche d’absolu cosmique et d’expérimentation fiévreuse. Magie concrète, expérimentale mais touchant aux tripes, avec une musique permanente qui concerte avec les mots. Le poème est pour lui une transformation :
Chaque poème est un film, et le seul élément qui importe est le temps ; et l’espace est une métaphore temps, et il raconte la résurrection et le moment juste avant la mort. (commentaire de Helder).
Helder semble à l’affût de forces élémentaires, profondes, parfois inquiétantes, mais de l’ordre de la révélation.
Mais le poète ne transcrit pas le monde, il est le rival du monde.La poésie « le rend à la vie » et sa poésie est ancrée dans la matrice de la terre. Elle est poésie des métaphores, des moulins à prières des plaintes du monde.
...chaque chose agit sur chaque chose
et tout que ce qui est visible ébranle
un territoire invisible.
Rendu à la vie…

Helder a longtemps traduit des textes magiques et rituels de différentes civilisations. Il en est imprégné, et sa conception de la poésie est entre divination et lucidité du réel. Il fouaille, reprend, remanie, supprime, agence ses textes pour tendre vers le long fleuve du poème continu, unique. Le « poème » efface la poésie, les poèmes, la dispersion des mots, pour se fondre en une œuvre.
Et « Le poème écrit le poète dans ses recoins les plus bas », parfois à voix basse :
Nul n’approche de quiconque sauf en un murmure. (Autres sceaux) Il semble édifier un temple païen de sa « Poesia Toda », toute sa poésie passée au crible du temps.
Celui qui atteint son poème par ce que les poèmes ont de plus haut touche au lieu où c’en est fini du monde : je ne le veux pas pour le charme ou l’erreur, dit-il, je le veux pour l’étoile plénière qui existe à certains endroits de certains poèmes abrupts, sans indication d’auteur. (Do mundo cité par Gabrielle Althen, poète, son « ambassadrice » en France).
Les thèmes récurrents des mères, des jeunes filles, du sang, du sel, du sable, de l’eau, des arbres, des serpents, de la solitude, du feu magique, du temps, de la mort évidemment… courent le long de ses recueils. Il n’est pas un poète local, un poète portugais bien qu’il réinvente sa langue natale, mais un poète du cosmos. Un cosmos palpitant, où navigue la chair des femmes, l’incendie des sens. Un vent des cimes mystique cingle parfois, surtout pas religieux, mais proche du magique :
Dieu est une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part.
Mais avant tout son « poème continu » se veut force tellurique, oracle de pythie, non pas des choses cachées, mais de celles qui affleurent dans les pierres, dans les femmes, dans la maison, dans les villes. Elle crée une géographie de l’impossible à portée de main. Une mise en relation avec le monde. Une réconciliation entre le cosmos et le corps, entre le sexe et l’effroi :
La chair est triste et parfaite.Elle noue les fragments, les voix éparses. Pour faire émerger cela, Helder ne se fie pas à l’inconscient, comme tout bon surréaliste, mais à la rigueur du style, à l’artisanat minutieux des mots :
Ne calcule pas ce que c’est. Pense à ceci : le style est un moyen subtil de déplacement de la confusion et de la violence de la vie pour forger sur le plan mental une unité de sens. (Style).
La métaphore des mots, la métaphore de l’instant, la métaphore du temps sont les seules vérités poétiques. Et le poème existe pour rejoindre le milieu des choses. Comme un acte de chamanisme. Une invocation au sens sacré et tribal des mondes qui nous effleurent.
Il ne faut pas chercher une onde musicale, une cohérence, non Helder est et reste irrationnel et sauvage, il dresse des « statues-poèmes » que nous comprendrons sans doute un jour, et encore. Il est choc, violence, prémonition. Il est le fleuve Amazone de la poésie européenne.
S’ils demandent et les arts du monde ?
Parmi les arts du monde je choisis celui de voir des comètes se précipiter dans les grandes masses d’eau. Puis les braises aux replis, des mares entre elles. Je veux dans l’obscurité retourner par les lumières gagner baptême, office.
Brûlé dans les franges de feu des flaques.
Mon nom est cela
.Lire Herberto Helder est une forme d’hypnose, on n’en sort pas indemne, mais plus vivant. Presque saisis de peur devant une révélation, devant des mythes immémoriaux et qui nous harcèlent. Je vois que j’ai écrit un seul poème, un poème en poèmes. (Entretien 1999.)
Ce poème continu, ce chant dans les profondeurs et l’épaisseur du temps, est sa houle profonde.
« L’arche de respiration du monde ».
J e suis couché dans mon poème. Je suis universellement seul,
couché sur le dos, avec le nez qui aspire,
la bouche qui ne dit mot,
le sexe noir dans sa tranquille pensée.
On frappe, on monte, on ouvre, on ferme,
on crie autour de ma chair qui est la chair compliquée du poème.
Herberto Helder, La Cuillère dans la bouche.
Dans son dernier poème voulu par lui revient obsessionnellement le mot « redevivo », rendu à la vie. Ainsi devrait-on comprendre le sens profond de sa poésie.
Traduire Helder Sa poésie convulsive est difficile, parfois au bord de l’hermétisme avec un savant mélange de baroquisme et d’expérimentation. Le traduire demande de sérieux instruments de traversée de cette poésie-océan, des astrolabes magiques. Helder lui-même parle « de poèmes changés en français » et non de traductions. Certains hardis marins s’y sont risqués, et l’édition aux éditions Chandeigne du recueil Le poème continu dans les traductions de Magali Montagne et Max de Carvalho est un miracle inespéré.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Les poèmes d’Herberto Helder sont de longues houles qui ne peuvent être ici reproduits, aussi seuls quelques extraits seront proposés.

****

S’il y avait des escaliers sur la terre et des anneaux dans le ciel

Je gravirais les escaliers et aux anneaux, je me pendrais

Dans le ciel je pourrais tisser un nuage noir

et qu’il neige, qu’il pleuve et qu’il y ait de la lumière sur les montagnes

et qu’à la porte de mon amour l’or s’accumule

J’ai embrassé une bouche rouge et ma bouche s’est teintée

J’ai porté un mouchoir à ma bouche et le mouchoir a rougi

Je suis allé le laver à la rivière et la rivière est devenue rouge

Et la frange de la mer, et le milieu de la mer

Et rouges les ailes de l’aigle

Descendu boire

Et la moitié du soleil et la lune entière sont devenues rouges

Maudit soit celui qui a jeté la pomme dans l’autre monde

Une pomme, une mantille d’or et une épée d’argent

Les garçons ont couru après l’épée d’argent

Et les filles ont couru après de la mantille d’or

Et les enfants ont couru, ont couru après la pomme.
Traducteur inconnu

*

Incertain grandit un poème
dans les désordres de la chair.
Il monte sans mots encore, purs plaisirs et férocité,
peut-être comme du sang
ou une ombre de sang irriguant l’être.

Dehors il y a le monde. Dehors, la splendide violence,
les grains de raisin d’où naissent
les infimes radicelles du soleil.
Dehors, les corps premiers, inaltérables,
de notre amour,
les fleuves, la grande paix extérieure des choses,
les feuilles dormant le silence
- l’heure théâtrale de la jouissance.

Et le poème grandit recueillant tout en son sein.

Et déjà nul pouvoir n’abolira le poème.
Insoutenable, unique,
il envahit les maisons reposant dans les nuits,
les lumières, les ténèbres autour de la table,
la force soutenue des choses, la pleine et libre harmonie du monde
- En bas, l’instrument perplexe ignore l’échine du mystère.

- Et le poème se fait contre le temps et la chair.
La cuillère dans la bouche, Le poème, traduction Magali Montagné et Max de Carvalho, éditions Chandeigne

***

Il y a un arbre de gouttes dans chaque paradis.
Le visage ruisselant,
je peux rester le visage ruisselant
Et les yeux grand ouverts.
En ce lieu absolu grâce au souffle,
Des nœuds de vipères d’or frémissent
Sur les pierres enterrées. Des léopards
Lèchent mes mains giratoires.
Et j’ouvre la pierre pour voir l’eau frissonner.
L’eau me soûle.
Comme l’air brille dans les couloirs d’une maison,
Comme l’air brille entre mes doigts.

- Ma vie est incalculable.
Science ultime, traduit par Laura Lourenço et Marc-Ange Graff. Postface de Gabrielle Althen, Lettres vives, 1993.

***

Donnez-moi une jeune femme avec sa harpe d’ombre
et son arbuste de sang. Avec elle
j’enchanterai la nuit.
Donnez-moi, vivante, une feuille d’herbe, une femme.
J’embrasserai ses épaules, la petite pierre
du sourire d’un moment.
Femme comme incréée, mais avec la gravité
des deux seins, le poids lubrique et triste
de la bouche. J’embrasserai ses épaules.

Chanter ? Chanter longuement.
Une femme avec laquelle boire et mourir.
À l’heure où s’ouvre au-dehors l’instinct de la nuit
que traverse un oiseau transpercé par un cri maritime,
et où les vagues envahissent le pain -
son corps brûlera doucement sous mes yeux palpitants.
Lui - haute et vertigineuse image d’une certaine pensée
de joie et d’impudeur.
Son corps brûlera pour moi
sur un drap que mordent fleurs et eau.

En chaque femme il y a une mort silencieuse.
Tandis que le dos imagine, sous les doigts,
les refrains de la mélodie,
la mort monte par les doigts, navigue le sang,
se répand en ivresse dans le cœur affamé…

…Donnez-moi une femme aussi jeune que la résine
et l’odeur de la terre.
Avec une flèche dans le flanc, je chanterai.
Et tandis qu’une vigne de sang jaillira de ma chair,
je chanterai son sourire ardent,
ses mammes de pure substance,
la courbe chaude de ses cheveux.
Je boirai sa bouche, pour ensuite chanter la mort
et la joie de la mort.

Donnez-moi un torse courbé par la musique,
un léger cou de plante,
là où une flamme commence à fleurir l’esprit.
Sur son visage affleurera le mouvement des eaux,
au creux de son visage sera gravée la pierre de la nuit.
- Alors je chanterai la joie exaltante de la mort…

…C’est pourquoi nous mourons dans la bouche
l’un de l’autre. C’est pourquoi
nous nous diluons dans l’arc de l’été, dans la pensée
de la brise, dans le sourire, dans le poisson,
dans le cube, dans le lin,
dans le moût ouvert
- dans l’amour plus terrible que la vie…

…De la nouveauté de mon cœur s’élève la vie entière,
le peuple renaît,
le temps gagne l’âme. Mon désir dévore
la fleur du vin, couvre tes hanches d’une écume
de crépuscules et de cratères.
Ô corolle de lin méditée, femme que la faim
ravit par la nuit équilibrée, impondérable
- en chaque spasme je mourrai avec toi.

À la joie diurne j’ouvre les mains.
Se perd entre le nuage et l’arbuste l’odeur âcre et pure
de ton abandon. Des bêtes s’inclinent
vers l’intérieur du sommeil, des roses se dressent respirant
contre l’air. Ta voix chante
le jardin et l’eau - et je vais par les rues froides avec
le lent désir de ton corps.
J’embrasserai en toi la vie énorme, et en chaque spasme
je mourrai avec toi.
L’amour en visite, dans la Cuillère dans la bouche, traduction Magali Montagné et Max de Carvalho, éditions Chandeigne

Les menstrues

Les menstrues quand sur la ville soufflait
cet air. Les jeunes filles respirant,
mangeant des figues - et les menstrues quand sur la ville
filait le temps à travers les airs.
C’étaient des œillets dans la neige. Les jeunes filles
riaient, criaient - et les figuiers insufflaient
les figues, de leurs poumons d’éponge
blanche. Et les jeunes filles
mangeaient des œillets dans l’air.
Et elles riaient dans la neige et criaient : c’était
le temps des menstrues.

Les pommes roulaient dans la maison.
Quelqu’un disait : la neige. La nuit venait
briser la tête des statues, et les pommes
roulaient sur le toit - quelqu’un
disait : le sang.
Dans la maison, elles riaient - et les menstrues
ruisselaient par les cavernes blanches des éponges,
et les têtes des statues se brisaient.
Des œillets - quelqu’un disait cela.
Et les jeunes filles qui respiraient, mangeaient
des figues dans la neige.
Quelqu’un disait : des pommes. Et le temps était venu…

Le sang ruisselait des cous de granit,
l’enfant plaquait sa bouche noire
sur la neige dans les figues - alors elles criaient
dans l’ombre de la maison.
Quelqu’un disait : le sang, le temps.
Les figuiers soufflaient dans l’air
qui courait, les machines aimaient. Tandis qu’un poisson,
parole ancienne
et sensible, parcourait la page de cet amour.
Et quelqu’un disait : c’est la neige.
Les jeunes filles riaient dans leurs menstrues,
mangeant de la neige. Les têtes des
statues étaient pleines d’œillets,
et les enfants plaquaient leur bouche noire sur
les cris. La nuit approchait dans les airs,
dans l’ombre roulaient les pommes.
Et le temps était venu.

Et elles riaient dans l’air, mangeant
la nuit,
se nourrissant de figues et de neige.
Alors quelqu’un disait : les enfants.
Et les menstrues ruisselaient en silence -
dans la nuit, dans la neige -
pressées par les éponges blanches, là-bas dans la nuit
des jeunes filles
qui riaient dans l’ombre de leur maison,
roulant, mangeant des œillets. Alors quelqu’un disait
c’est un poisson qui parcourt la page d’un amour
ancien. Et les jeunes filles
criaient…

…Les jeunes filles, chantant leurs enfants,
mangeaient des figues.
La nuit mangeait du sable.
Et c’étaient des œillets dans les cavernes blanches.
Les menstrues - disait quelqu’un. L’air passait -
et à travers nuit, en silence,

les menstrues ruisselaient dans la neige.

A menstruaçao, la machine lyrique, traduction Magali Montagné et Max de Carvalho, éditions Chandeigne

Rizière à l’aube

À quatre heures du matin, arrachez

les mauvaises herbes dans les rizières.

Mais que reste-t-il présent : la rosée du champ,

Ou bien les larmes de la douleur ?

Chant de la mer (extraits)

…Cette femme est belle
comme une fleur de la montagne,

mais il fait froid, froid, et il fait grand froid

au seuil de la neige

où fleurit le froid…

Accoudée l’eau contemple par-dessus le jour
Accoudé, feuilles battant le rythme de la lumière
juste en dessous du silence. Je veux savoir
le nom de celui qui meurt : son vêtement d’air en feu
ses pas errant au mitan de mon cœur.
Le nom : bois qui cherche son souffle, sec à partir du fond
du temps végétal réprimé.
Et, s’ouvrant la nappe de la vie, le nom :
la beauté faisant volte-face, avec ses poumons de coton en feu
un serpent d’or étreint les hanches
noires et humides. Alors l’eau, qui se penche
contemple comme folle votre nom : indéchiffrable aveugle
Les Muses aveugles

…Toutes les lumières sont éteintes. Dans le cerceau des voix
vient le printemps.
Et pendant que dort le lait, Ma maison mienne dort aussi
dans le silence et petit à petit brûle.
Plus ne passe dans les pétales véhéments la tête qui roule
alors les mots naissent.
Limpides, amers…

…Certaines nuits j’ai aimé tous les très vieux ruisseaux,
degré par degré j’ai gravi le corps qui s’emplissait
de feuilles minuscules, éternelles comme un arbre.
Degré par degré je dévorai la joie -
moi, la gorge grande ouverte comme quelqu’un qui va mourir par l’eau
dévasté, cruches débordantes
d’astres humides.

Quelque fois j’aimai lentement car je devais mourir
les yeux brûlés par le pouvoir de la lune.
Aussi la nuit, cette nuit de printemps, et tout au loin
cherchant mon silence dans les siècles autres. Voici la joie recouverte de pollen, et la maison de lumière prise dans l’espace
d’un feu profond.
Et les lumières se sont éteintes.

Où l’on m’attend, dans une sorte d’air transparent
pour lever mes mains ? Où repose ma parole,
sorte de bouche rassemblée dans son silence ?
Sûr de lui le jour s’élabore.
Alors je baise, degré par degré, les marches de ton corps.
Ne cherche pas à m’appeler,
dans l’ogive de la nuit se cachent les pensées.
Voici le printemps. Au-delà il brûle cerné par le sel,
par d’innombrables oranges.
Aujourd’hui je sais enfin les grandes raisons de la folie,
les jours qui jamais ne seront décapités comme tiges mûres.
Il est des endroits où l’on peut espérer le printemps
comme si dans l’âme un corps nu gisait.
Les lumières se sont éteintes : et commence le temps
si impatient – Ce chant précis comme si quelqu’un
savait chanter.
Muses aveugles II Cette langue est pure. Au milieu se trouve un incendie
et l’éternité de la main.
Cette langue est écartelée entre l’extrême et le cuivre, avec ses
lampes, et toutes ces choses.
Les choses qui ne sont que le pluriel des noms.
- Et nous sommes ainsi, subtils, et tendus
vers la musique.

Cette langue a été les volontés d’été des muses,
mon unique été.
La profondeur de l’eau où une femme
trempe ses doigts, et meurt.
Où elle ressuscite indéfiniment.
- Parce qu’une femme me prend
dans ses mains libres et me fait
lancer une fléchette. - Je suis aimé,
multiplié et pollinisé. Je suis secret, secret
et je me suis donné à la plus petite des questions.

Dans l’obscurité d’une chair battue comme un coquillage
par les cithares, je suis une vague.
venant du fond immémorial de la vie par des méandres aveugles.
J’espère lutter contre ces veines sombres, au milieu
des os incandescents. Dis mon nom: Tour.
Et soudain, la foudre me fait tour de feu.
Ils disent : ce n’est qu’un mot.
Et l’été arrive, et je suis juste un mot.
- Parce que tu m’aimes jusqu’à ce que vous ayez verrouillé toutes les portes,
Et derrière tout cela, dans un lieu très pur,
Toutes les choses sont réunies dans une sorte de silence intense.

Cette femme m’a entouré avec les deux mains.
Je vais entrer dans votre temps avec cette couleur de sang,
Je l’éclaire avec mes phalanges,
chutant dans un grand bruit dans l’harmonie des viscères.

Son visage indique que je brillerai à jamais.
Je suis éternel, amoureux, analogue.
Je détruis les choses.

Toute l’eau qui descend est froide, froide.
Les veines qui drainent le souvenir sont immenses. Le
soleil rapide qui se casse entre les doigts,
comme pierres tombées en pièces
dans le tremblement de la chair,
tout est humide et chaud, et fertile,
et terriblement beau
- Plus rien à dire avec un nom.
Je suis un gâchis de l’étoile de feu et de la mousse.

Et moi, je vais vite vers une cécité complète et parfaite, enflammé
Lys après lys avec tout le sang à l’intérieur,
et la vie qui vient traîner
par une cohorte de souvenirs…

Tous les jeunes sont jaloux.
Se couchent, dorment, rêvent de la montée des choses folles.
Se réveillent un jour avec toute la science, et chantent
les vieux mythes, ou la couleur qui monte
par les fruits
ou la lente illumination de la mort comme un esprit.

dans un paysage d’une inspiration.
La femme a pris cette pierre si jeune,
et la jetée dans l’espace.
Je suis aimé. - C’est une pierre céleste.

Il y a des gens comme ça, si purs. Réunis par la lampe
d’une personne. Soucieux, épuisés, nourris par
ce silence chaud.
Il y a des gens qui prennent possession de la folie et meurent, et vivent.
Ensuite soulevés avec des yeux immenses
brûlent les maisons, hurlent à pleine voix,
anéantissent le monde avec son silence passionné.
Ils m’aiment, me multiplient.
Ainsi je suis éternel…
Muses aveugles V

…Tant j’ai peur de simplement élever la voix
de mon cœur où une bougie
concentre en elle un grand silence.
Le printemps est un prodige pour mes gaspillages.
Que la tristesse m’assiste, que m’assistent
les dents de ma bouche, les doigts de mes mains,
tous les morts, tous ceux qui par le monde
aiment parmi le sang, parmi l’eau
des nuits éternelles…
Muses aveugles VIExtrait de La cuiller dans la bouche

Cobra

Un jour de printemps était cruel
comme un collier de perles.
Et puis vint le parfum de l’été car il ouvrait une porte
où air allait de l’avant. De plus l’automne se prenait
dans les poumons des maisons. Et le poison dormait dans les
malles, où les vêtements plis dans plis s’illuminaient.
L’hiver avait été un tourbillon dans les chambres, elles jetaient leurs trous nébuleux vers les paysages sans fin des films.
Un jour de printemps était cruel
comme un collier de perles…
…Là dans la galaxie où dansent les flammes j’irai en plein milieu
Me plongeant totalement.
Ou je les prendrai de vitesse, pendant que les corps lancent la foudre.
Quand les balcons basculent dans l’air
je touche toutes les fleurs,
les monts des astres prisonniers s’incendient brouillant tout regard.
Affolée mon âme s’enfuit de partout entre mes doigts, comme un nerf douloureux.
Je vais mourir.
L’or est tout proche.
Cobra Sourire fou, des mères battues par la lumière
des gouttes de pluie. Battus et battus leurs chers visages fous,
les doigts jaunis des bougies.
Qui se balancent. Qui sont pures.
Gouttes et bougies pures. Et les mères
s’approchent en soufflant sur les doigts froids.
Leur corps se déplace
porté par les os des fils, par les tendons
par leurs organes plongés en elles,
et les calmes mères essentielles s’assoient
sur les têtes de leurs fils.
Longtemps elles restent ainsi assises en ce silence hâtif,
voyant tout,
brûlant leurs images, nourrissant leurs images,
tandis que leur amour est toujours plus fort.
lumière de l’amour battu tendrement.
L’amour féroce.
Et à chaque fois les mères sont plus belles…

… Les mères sont la plus haute chose
imaginée par leurs enfants…
Source II Do Mundo (extraits) Si tu te penches par les jours intelligents
regarde comment se forme la soie en eux, comme
le vêtement se forme sur le corps.
La soie et la chair fondues dans l’outre de sang.
Le nom : pulsation de la mémoire.
Et tu danses à quelques encablures des flammes
la zone ouverte, mais fermée,
spasmodique ; l’air retourné
autour des pierres en feu.
* Le regard est pensée
Tout se fond en tout, et je suis l’image de ce tout
La roue du jour de dos montre ses blessures
la lumière trébuche
la beauté est menace -
- Je ne peux plus écrire plus haut
les formes se transmettent, intérieures.
* Une cuillère débordante d’huile d’olive
une main tremble à passer
le fil qui partage le monde :
cuillères de feu :
leur reflet calcine paupières et pupilles
- cuillères rasant les braises en équilibre
sous les abîmes d’atomes
des jours.

Parce qu’il doit mourir
dans le sommeil tombe l’eau froide, et elle bout,
dans le sommeil l’eau devient calcaire et froide
ah cette brusque montée de fièvre,
les images insensées.
Le pelage noir des mères suinte sur ce visage d’enfant
qui se détourne.
Seul lui peut ainsi se détourner si longtemps
en dormant,
enfant qui s’étire
Cherchez-moi un nom pour la mémoire
une harmonie sonore
que l’on puisse écrire sans se dévoiler
un nom pour mourir.
Parce que l’enfant traverse tout
et va se heurter au centre même
de lui-même.

*

...et puis plus aucun n’ose parler, et
chaque chose devient acte

au-dessus de chaque chose, et tout ce
qui est visible bouscule un territoire invisible.
Rendu à la vie - et par cette parole minimale
apparaît alors un presque rien
qui arraché de la feuille et à
l’écriture maladroite semble
la surface imposante de Dieu, c’est ainsi
que tu es rendu à la vie, toi
qui juste un moment avant étais mort.

*

Bibliographie

En français

L’Amour en visite (O amor em visita, 1958), traduit par Magali Montagné, Éditions Babel, 1991.
La Cuiller dans la bouche (A Colher na Boca), 1961; O amor em visita, (1958), traduit par Marie-Claire Vromans, Éditions La Différence, « Le Fleuve et l’écho », 1991..
Les Pas en rond (Os Passos em Volta), 1963), traduit par Marie-Claire Vromans, Éditions Arlea, 1991.
Science ultime (Última Ciência) 1988, traduit par Laura Lourenço et Marc-Ange Graff, postface de Gabrielle Althen, Éditions Lettres Vives, « Terre de poésie », 1994.
Sceaux, suivi de Autres sceaux (Os Selos, 1990 ; Outros Selos), traduit par Laura Lourenço et Marc-Ange Graff, Éditions Lettres Vives, « Terre de poésie », 1994.
Du monde, précédé de Sceaux, Autres sceaux et Sceaux ultimes, (Os Selos, 1990 ; Outros Selos ; Últimos Selos, 1991 ; Do Mundo, 1994), poésie, traduit par Christian Mérer et Nicole Siganos, Éditions La Différence, « Le Fleuve et l’écho », 1997.
Le Poème continu (Poesia Toda, 1953-1996, 1996), somme anthologique, édition bilingue, traduit par Magali et Max de Carvalho, postface de Manuel Gusmao, Institut Camões / Éditions Chandeigne, 2002.

en portugais

O Amor em Visita. Portugal, Lisboa Contraponto, 1958.
A Colher na Boca. Portugal, Lisbon Ática 1961
Poemacto. Portugal, Lisbon: Portugália, 1961.
Lugar. Portugal, Guimares,1962.
Os Passos em Volta. (nouvelles) Portugal, Lisbon: Portugália, 1963; Assírio & Alvim, remanié en 1980 et 2006.
Electronicolírica(A Máquina Lírica). Portugal, Guimares,1964.
Húmus, Ofício Cantante(Antologia). Portugal, Guimares, 1967.
Retrato em movimento, (proses) 1967, (exclu de son œuvre par l’auteur)
Apresentação do Rosto, 1968. (exclu de son œuvre par l’auteur)
O Bebedor Nocturno. Portugal, Portugália, 1968/70.
Vocação Animal, (proses) 1971. (exclu de son œuvre par l’auteur)
Poesia Toda I (1973) Assírio & Alvim
Poesia Toda II (1973), Assírio & Alvim, remanié en 1996.
Cobra. Portugal, 1977.
O Corpo O Luxo a Obra. Portugal, 1978.
Photomaton & Vox( poèmes et proses ). Portugal, Lisbon: Assírio & Alvim, 1979, remanié en 1995, republié en 2006.
Flash, &Etc, 1980.
A Cabeça entre as mãos. Portugal, Assírio & Alvim,1982.
As Magias. Portugal, Assírio & Alvim,1988.
A Última Ciência. Portugal, Assírio & Alvim,1988.
Os Selos, 1990
Os Selos, Outros, Últimos, 1991
Do Mundo. Portugal, Lisbon: Assírio & Alvim 1994.
Poesia Toda, Lisbon: Plátano, 1973; Assírio & Alvim, 1981; 3ª ed. 1996
Oulof. Poèmes changés en portugais, Portugal, 1997.
Doze Nós numa Corda, Portugal, 1997.
Poemas Ameríndios. Portugal, 1997.
ima Ciência, 1988.
Ou o poema continuo, selection, 2001
Ou o poema contínuo, 2004
A faca não corta o fogo : súmula e inédita (poesia) Assírio & Alvim, 2008
Ofício cantante : anthologie, 1967, remaniée en 2009