Ilarie Voronca

Rien n’obscurcira la beauté du monde

Cette proclamation d’espoir est celle d’un recueil d’Ilarie Voronca, immense poète roumain écrivant en français.

Mais au soir du 4 avril 1946, Ilarie Voronca rentre chez lui, enfin dans sa demeure terrestre; il s’enferme dans la cuisine, prend du temps pour méticuleusement calfeutrer porte et fenêtre, en vérifie l’étanchéité. Puis posément il avale tout un tube de somnifères, lui qui ne prenait jamais ces faux amis du sommeil, boit de l’alcool par-dessus, lui qui ne buvait pas du tout, et arrache le tuyau de gaz. Sans un mot derrière lui, sans le moindre signe.

Et il attend comme il a tant attendu les clignotements de la vie. Et lui qui savait donner aux hommes les rêves d’un arbre ou d’une rivière s’en va. Ce « frère des bêtes et des choses, des livres et des villes, de l’espoir et du malheur » était par trop une conscience aux aguets, un homme de la déchirure.

Il avait 43 ans et c’était sa deuxième tentative de suicide. Être dans son corps réel ne lui suffisait plus. Il lui fallait briser la solitude, « célébrer la fin du règne de la soif ». Il le fit à sa manière désespéré de n’avoir en fait « qu’entrer dans la vie d’un autre » et non dans la sienne.

Il me faudra te quitter ombre, frère

je laisserai ces mots, ces chants inachevés (Permis de séjour, 1935)

Il avait écrit « Ulysse dans la cité » en roumain, il avait 23 ans, et Roger Vailland ébloui l’avait traduit. Maintenant son Ithaque était les fleuves de la mort auquel il avait tenu tête lors de l’occupation nazie.

Il avait tenu tête à la cage d‘écureuil de la vie de tous les jours, celle où se brisent toutes les barques de l’amour.

Sa vie, il l’avait enfermée dans ses livres comme un commentaire, comme les traces d’un autre. Ses hallucinations simples ou profondes il en avait fait de la poésie. Mais là la corde était trop tendue, le désespoir trop vivace.

Et lui qui au-dessus des toits voulait bâtir un autre ciel de chair s‘est enfermé dans lui-même. Il s’était tellement penché sur « le passage à niveau du cœur », qu’il n’aura pas voulu voir passer le train de la vie. La cage des mots se refermera sur lui et sa voix aura fait naufrage, images et biens.

L’appel de la France

Il faisait partie de ces écrivains roumains qui un jour ont ressenti l’appel de la France et de sa littérature, et qui abandonneront leur langue, leur culture, mais pas leur nostalgie pour enrichir la poésie française. Cette histoire est encore à écrire de l’émigration de toute l’avant-garde roumaine vers un autre pays. Le peu qui resta connu dès 1947 l’obscurantisme communiste.

Dès les années vingt, les Roumains se sont lancés dans l’aventure du modernisme et Bucarest vibrait à l’unisson de Paris dans le dadaïsme, le surréalisme, et autre débat culturel. En 1924, alors que paraît en France le « Manifeste du surréalisme », Tzara fonde avec Ilarie Voronca la revue « 75 HP », qui se vante de réunir dans ses pages « l’unique groupe d’avant-garde de Roumanie ». La revue perpétuait l’esprit dadaïste.

Tzara et Brancusi envoyaient les étincelles qui devenaient feux de joie parmi les intellectuels roumains. Livres, revues, expositions fleurissaient. Tous les domaines de l’art étaient concernés: littérature, arts visuels, musique, architecture étaient réinventés.

Victor Brauner, Benjamin Fondane, Jacques Hérold, Claude Sernet, Ilarie Voronca, Tzara, Paul Celan, Brancusi, Eugène Ionesco, Eliade, Emil Cioran, Gherasim Luca, Panait Istrati, Anna de Noailles (née Brancovan), furent ces messagers des mots et des images.

Tous vinrent s’installer à Paris, pour fuir diverses contraintes, et tous par un profond retournement feront de la langue française leur seule patrie.

Ils l’avaient étudié pour la plupart en Roumanie, mais de là à l’investir il fallait plus que du courage, il fallait la passion fusionnelle avec les mots français. Pourtant Fondane avait prévenu que les mots se meurent de changer de bouche, mais eux avaient dû renaître. Il ne s’agissait plus de traduction mais d’une nouvelle vie dans un autre monde de mots.

Et maintenant la littérature roumaine est connue principalement par ses noms et on les retraduit en roumain!.

« La poésie est traduisible et intraduisible », disait Michel Deguy et pourtant Fondane traduira le Voronca des années roumaines. Le traduisible de ces poètes roumains ne fut pas de reprendre leurs poèmes mais de les couler dans des vers modernes attentifs au rythme de la nouvelle langue, et les vers sont restés des vers.

Pour la plupart de ces écrivains le clivage du roumain au français perpétuait déjà d’autres clivages : culture juive et roumaine pour Fondane et Voronca, Tzara, Luca, Celan clivage géographique d’un état parcellisé qui maltraitait ses minorités pour les autres. Et « les émigrants ne cessent d’escalader la nuit, Ils grimpent dans la nuit jusqu’à la fin du monde ». Ils nous l’ont rapporté dans les filets de leurs œuvres.

Mais qui était Ilarie Voronca? la réponse peut être simplement un poème de lui

Sous la lumière rouge de la lune:

L’enfant dépossédé erre nu et seul dans la rue.

Ce n’est plus un enfant maintenant. Il ne se rappelle plus

ce qu’il est venu faire dans ce quartier de la ville qui lui semble

soudain inconnu sous la lumière rouge de la lune.

Perdu entre des millions d’hommes

Leur ressemblant de plus en plus jusqu’à ne plus me reconnaître

Pouvant aussi bien vivre leur destinée qu’eux pourraient vivre la mienne

Avec la faim, le froid inscrits sur le visage

Et quelquefois l’extase hébétée d’un désir satisfait

Ce n’est pas moi qui ai su faire un outil de mon corps

Pour dresser dans la mémoire du monde ma statue

Une montagne, une mer ont suffi pour remplir mes poches

Dans les villes mon ombre a fui craintive dans les égouts

Et quand les promeneurs disaient avec respect :

Cette bâtisse est à un tel et ce carrosse

Est à un tel et ce jardin et cette vallée sont à un tel

Ce n’est pas mon nom que prononçaient leurs lèvres.

Mais moi qui n’ai jamais rien eu

Comment pourrait-on se souvenir de moi ?

Car pour s’en souvenir il faut palper, voir ou entendre

Et que pourrait-on voir, entendre ou palper

Sur quelqu’un qui n’a que son regard

Comme une feuille de nénuphar sur l’eau de son âme paisible.

Il y en a certes qui font des actions méritoires

Des capitaines qui conduisent des hommes au combat

Et si un seul parmi ceux-ci échappe à la mort

Il porte témoignage pour la vaillance du chef

Il y en a qui demandent des sacrifices aux foules

“Que chacun, disent-ils, fasse son devoir

Et qu’il se contente d’un salaire minime”

Ceux-là on les nomme bâtisseurs d’avenir.

Leur pouvoir est grandi non seulement des bêtes, des machines et des pierres

Mais des hommes aussi qui font partie de leur avoir.

Pour avoir une identité, il ne suffit pas

De posséder deux bras, deux jambes, deux yeux, un nez, une bouche

Il faut que quelque chose qui est en dehors de vous, vous appartienne

Une terre, une maison, une forêt, une usine

Ne serait-ce qu’une petite échoppe de cordonnier

Une écurie de courses, ce serait parfait mais il ne faut pas viser trop haut

Un troupeau de brebis ou même quelques volailles

Feraient très bien l’affaire

Car l’homme avec ses angoisses et ses soifs d’infini est si peu de choses

Que pour qu’il puisse susciter l’estime

Il doit s’adjoindre quelque bête ou quelque pierre inerte

S’entourer de l’autorité d’une grange ou d’une carrière de sable

Alors ceux qui le croisent voient autour de lui

Les murs de sa demeure, le souffle de ses buffles

Alors sa figure s’augmente de tout ce qu’il possède

Et les hommes s’en souviennent

Mais moi pour la gloire de qui

Ni bêtes, ni gens n’ont travaillé

Je suis passé sans laisser de traces

Nulle empreinte ne ressemble à celle de mon pas

Mes initiales ne sont gravées ni sur l’écorce des arbres

Ni sur les croupes du bétail.

Ah ! j’ai peut-être été entraîné dans ce passage terrestre

Comme un qui se trouve involontairement mêlé

À quelque histoire honteuse

Il valait mieux que je fusse méconnu

Que personne ne puisse dire :

“Il était comme cela !”

Non rien de particulier dans le visage

Je n’ai été ni champion de force ni chanteur, ni meneur d’hommes

Quelle chance d’être passé inaperçu

Et quand les juges chercheront les noms

Ils ne trouveront le mien ni dans les cadastres des mairies

Ni parmi les titulaires de chèques, ni parmi les porteurs de titres

Non, pas même sur une croix ou sur un morceau de pierre

Quelque part se mêlant aux blancheurs d’un ciel bas

Mes os seront pareils aux herbes arrachées.

Traces de Voronca

Un autre élément de réponse est de signaler qu’il est né le 31 décembre 1903 à Braïla en Roumanie, qui fit des études de droit et surtout de littérature française. Son premier livre de poèmes « Tristesses est illustré par Victor Brauner.

En 1923 il se lance dans le mouvement Dada. De 1926 à 1936 il oublie plusieurs livres illustrés par Sonia et Robert Delaunay, Chagall, Tzara, …Il a aussi écrit « La joie est pour l’homme », ce qu’il ne mettra pas en pratique.

En 1938 il devient citoyen français. En 1939 il est démobilisé et se réfugie à Marseille et en Haute - Provence puis en Rouergue où il fait partie du fameux maquis Daniel et se lie d’amitié avec Antonin Artaud à Rodez.

Mais la véritable réponse est dans sa poésie, « c’est une poésie à relire et goûter sans cesse et de la fraternelle sollicitude de laquelle il faut sans cesse, nous qui continuions notre route, nous sentir accompagnés »- Jean Cassou.

Et Ilarie Voronca se sentait « frère des hommes avec ferveur, aussi frère des bêtes et des choses, des livres et des villes, de l’espoir et du malheur ».

Et souvent les thèmes de la route, du mythe du retour, de l’enfance perdue, d’une nostalgie d’un paradis lui aussi perdu mais qui n’a jamais existé font leur maison dans leurs mots. Nostalgie sera le maître mot. Pour eux la conscience malheureuse est inguérissable. Et la fraternité, fondement de leurs vies s’effrite devant eux :

Où sont les hommes ?

QUAND les marmites ne voudront plus obéir

Quand le bois comme un oiseau qui s’envole

Quand les pierres s’effriteront pour se moquer de nous

Quand dans les buffets, à la place des couverts, de longs serpents venimeux

Quand nous souhaiterons enfin une présence humaine

Quand nous aurons besoin d’une voix humaine

Quand l’homme que nous avons meurtri, crucifié

Pourra nous faire du bien avec son regard qui pardonne

C’est en vain que nous irons dans les prisons

C’est en vain que nous appellerons dans les chambres de torture

C’est en vain que dans les camps de la maladie et de la faim

Nous irons recueillir ce qui reste de l’homme.

Quand l’eau rira libre loin de nos lèvres,

Quand les murs comme de la fumée à notre approche

Quand les roches couvertes d’algues et de varech

Sortiront comme un troupeau hallucinant de l’océan

Quand la paix comme un fouet cinglera nos faces

Quand les arbres comme des rennes fuyant dans la nuit

Quand les chaises, les tables, les armoires, sans se gêner

Conspireront, en notre présence, pour nous perdre,

Quand la solitude demandera son salaire

C’est en vain que nous nous souviendrons de nos semblables

Dans les soutes, dans les cavernes, dans les casemates

Il n’y aura plus qu’un peu de sang et de rouille sur les chaînes.

Les poèmes de Voronca sont translucides, sa langue simple retrouve les volutes de son contemporain O. V Milosz, sa beauté liquide. Sa forme est classique et il semble toujours à la lecture que ses mots vous mettent naïvement la main sur l’épaule, comme de vieux amis de toujours.

Un petit livre paru en 1967 chez Seghers, vite épuisé, reste comme la seule trace de ses lumineuses écritures. Ilarie Voronca fut un voyant, un frère lumineux et doux qui voulait annoncer l’espérance et qui sera broyé. Lui qui hurlait dans les rues de Rodez au bras d’Antonin Artaud, voulait nous rendre la poésie comme on rend la vue aux aveugles ; il aimait ses semblables, ses semblables l’ignorent. Alors que comme le disait Tzara une partie de nous-mêmes a été emporté par sa mort. En effet peu d’écrivains dégagent une telle ferveur, il sera tombé pour nous éclairer au champ d’honneur de la vie quotidienne si difficile à porter seul. Il aura crié de solitude, et ne voyant pas de voie d’issue pour lui, il en tracera pour nous. Vaincu de la vie, gueule cassée de l’amour Voronca aura proclamé l’amour humain, la joie de l’autre, sa haine de l’indifférence, sa volonté de combat. Pourtant, on ne sait pourquoi il aura refusé de croire en ce qu’il disait comme message de lumière, et le désespoir l’a entraîné dans ses cercles concentriques. Le grand écart entre le rêve et la vie l’a aspiré par le fond des nuits. L’empreinte de ses mots est restée. Il voulait être parmi les hommes de l’avenir, il reste vivant parmi nous en route vers l’océan de la soif future.

« C’est le jour que je veux raconter, et cette joie, et ce salut de l’homme ».

Lui qui croyait au progrès et à la justice n’était pas pourtant pas fait pour chanter et surtout vivre le bonheur. Il ne savait ouvrir que les portes des nuages. Exalté, fiévreux il marchait en équilibre précaire sur le fil tendu de ses rêves et voulait le tendre dans le réel absolu. Bien sûr le réel se venge et la vie courante lui est passé dessus en courant. Est-ce l’indifférence qui l’aura mis à bas de son chant de joie et d’espoir ?

Ce fou de pureté s’est brisé contre le mur de l ’impossible. Optimiste fou, il sera le tragique absolu, le désespoir aveuglant allant d’un extrême à l’autre. Son dernier recueil s’appelle Contre-solitude, tout est dit. Comme « la hautaine Mort » ne faisait pas un pas vers lui, il fit les pas restants tous jusqu’aux derniers.

Dans la tradition du Zohar, livre de la splendeur de la kabbale juive, crier, prier, chanter sont les trois degrés décroissants de manifestation de la colère sacrée de l’homme.

Voronca fut un homme en colère, il aura peu prié, beaucoup crier et chanter, et voyant que ses mots ne s’élevaient pas jusqu’aux hommes, il se sera supprimé. « Il arrive parfois que quelqu’un vous parle, et c ‘est en son absence, plus tard, que l’on comprend le sens de ses paroles » écrivait-t-il et Ilarie Voronca me manque terriblement, son absence fait un trou béant et noir et je commence à peine à comprendre le sens de ses paroles.

J’aime la poésie de Voronca, il a su se rendre invisible, se tenir à l’écart et il est pourtant au milieu de moi.

J’aime vraiment la poésie de Voronca. Frère « de ceux qu’il connaissait, de ceux qu’il ne connaissait pas », il avait ce don fervent de la fraternité immense et profonde, de ce partage de la vie et de la mort.

« Le plus bel hommage que l’on puisse rendre aux souffrances du poète c’est de les savoir fécondes pour ceux qui croient en la splendeur de la vie »( Tristan Tzara préface aux poèmes de Voronca)

RIEN n’obscurcira la beauté de ce monde.

Les pleurs peuvent inonder toute la vision. La souffrance

Peut enfoncer ses griffes dans ma gorge. Le regret,

L’amertume, peuvent élever leurs murailles de cendre,

La lâcheté, la haine, peuvent étendre leur nuit,

Rien n’obscurcira la beauté de ce monde.

Nulle défaite ne m’a été épargnée. J’ai connu

Le goût amer de la séparation. Et l’oubli de l’ami

Et les veilles auprès du mourant. Et le retour

Vide, du cimetière. Et le terrible regard de l’épouse

Abandonnée. Et l’âme enténébrée de l’étranger,

Mais rien n’obscurcira la beauté de ce monde.

Oui Ilarie tu as raison, rien n’obscurcira la beauté de ce monde.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Rien n’obscurcira la beauté de ce monde

Les pleurs peuvent inonder toute la vision. La souffrance

Peut enfoncer ses griffes dans ma gorge. Le regret,

L’amertume, peuvent élever leurs murailles de cendre,

La lâcheté, la haine, peuvent étendre leur nuit,

Rien n’obscurcira la beauté de ce monde.

Nulle défaite ne m’a été épargnée. J’ai connu

Le goût amer de la séparation. Et l’oubli de l’ami

Et les veilles auprès du mourant. Et le retour

Vide, du cimetière. Et le terrible regard de l’épouse

Abandonnée. Et l’âme enténébrée de l’étranger,

Mais rien n’obscurcira la beauté de ce monde.

Ah ! On voulait me mettre à l’épreuve, détourner

Mes yeux d’ici-bas. On se demandait : « Résistera-t-il ? »

Ce qui m’était cher m’était arraché. Et des voiles

Sombres, recouvraient les jardins à mon approche

La femme aimée tournait de loin sa face aveugle

Mais rien n’obscurcira la beauté de ce monde.

Je savais qu’en dessous il y avait des contours tendres,

La charrue dans le champ comme un soleil levant,

Félicité, rivière glacée, qui au printemps

S’éveille et les voix. chantent dans le marbre

En haut des promontoires flotte le pavillon du vent

Rien n’obscurcira la beauté de ce monde.

Allons ! Il faut tenir bon. Car on veut nous tromper,

Si l’on se donne au désarroi on est perdu.

Chaque tristesse est là pour couvrir un miracle.

Un rideau que l’on baisse sur le jour éclatant,

Rappelle-toi les douces rencontres, les serments,

Car rien n’obscurcira la beauté de ce monde.

Il faudra jeter bas le·masque de la douleur,

Et annoncer le temps de l’homme, la bonté,

Et les contrées du. rire et la quiétude

Joyeux ; nous.marcherons vers la dernière épreuve

Le front dans la clarté, libation de l’espoir,

Rien n’obscurcira la beauté de ce monde.

(Beauté de ce monde.1940.)

IL est devant la porte ou devant la fenêtre.

Mais l’a-t-on reconnu ? Il est venu peut-être

Pour entendre nos voix et regarder nos yeux.

Ces routes de la nuit mènent vers ses grands yeux.

Il voudrait nous parler aussi; mais nulle larme

Ne lui est de secours. La mer brûle ses armes

Et ses navires, ses aurores, ses couchants.

Nous sommes là plusieurs à écouter son chant

Et son souffle pareil aux orages de sable.

Et tout devient plus beau. Nul contour haïssable,

Nulle faim, nulle soif, pour tenir son amour.

D’où revient-il ? Du Nord ? De l’Ouest ? Tous les jours

Il rôdait là. Mais nul ne l’a su...

Nulle part un regret, dont il n’eût pas souffert:

L’injustice, les lois méchantes, dans ses vers

Passèrent comme la chenille par la feuille.

Et tu y es aussi, lecteur, que tu le veuilles

Ou non. Le sauras-tu? il te faudrait encore

Te détacher de toi, tel un vaisseau des bords

De l’océan. Ouvre ce livre. Mais peut-être

Une ombre te fera deviner aux fenêtres

Ou dans la chambre ainsi qu’un souffle (auras-tu peur ?)

Ce voyant, ce proscrit, ce triste voyageur.

Il me faudra ici te quitter ombre, frère,

Je laisserai ces mots, ces chants inachevés.

Le souffle est là tout près qui mélange les terres

Et nos regards, nos mains et nos sommeils.

Je vais sans savoir où. Et toi, aussi, ombre, pareille

Au souvenir, oiseau qui dans l’air se dissout

Le soir est là tel un vaisseau qui appareille

Nous séparant de tout ce qu’une fois fut « nous ».

(Permis de Séjour, 1935.)

Regrettant toujours

CE sera peut-être comme dans cette vie:

Je m’écrierai: c’est ici que je veux demeurer,

Comme je m’exclamais autrefois devant un beau domaine,

C’est ici que je veux vivre, je dirai: dressez une tombe ici.

Mais la mort ne me laissera pas plus de répit que la vie.

Elle m’éloignera de tout ce qui me sera cher,

Les forêts, les mers avec leurs chevelures,

Resteront en arrière sur un rivage immatériel.

Parfois je reconnaîtrai le jardin calme

Que j’ai vu de la fenêtre en cette après-midi de printemps.

C’était la première fois que je pénétrais dans cette chambre

Où la jeunesse était enfermée avec son parfum de pommes

et de coings.

J’étais là à la fenêtre mais quelqu’un

Qui me ressemblait et qui pouvait être mon esprit

Planait parmi les branches de la saison, se drapait

Dans les voiles que tissaient de leurs chants les oiseaux.

Et je compris que le bonheur est cet instant

Où l’on se voit soi-même heureux sur une allée

D’un jardin et votre semblable vous supplie:

« Restons ici, dans ce paisible crépuscule ».

Qu’importe alors, si l’on est vivant ou mort ?

C’est la mort ou la vie qui ouvre ces fenêtres,

Le printemps marche en robe de dentelles,

On veut le suivre, on est déjà trop loin.

Ainsi on traverse les contrées, les chambres.

Parfois l’on passe comme dans un moulin

Et la farine blanche d’une joie vous recouvre

Et on rit, on secoue ces neiges d’abondance.

Si l’on a tant de regrets, si l’on veut revenir,

C’est que celui qui vous ressemble et est vous-même

Vous suit d’un pas lent, le visage tourné

Vers le domaine où pousse une herbe inoubliable.

On les reverra certes, ce crépuscule

Et ce printemps, aux portes ouvertes d’un nuage,

Sans jamais s’arrêter et regrettant toujours

Ce bonheur qu’on a cru saisir, insaisissable.

J’ai été vivant comme vous, mes amis, et dans les jardins

Tristes, provinciaux, j’ai fait de longues confidences

Et j’ai été aussi l’errant qui désire un toit familier

Et qui n’a pour vêtements que la lumière et la pluie.

O ! Être votre compagnon, vous reconnaître

Une fois encore. Ma vue pleine de choses de ce monde

Comme une eau très poissonneuse. Et ce regard du mourant

Bu par le visage, comme une rivière qui sèche.

De ce promontoire on aperçoit la mer,

Comme une fenêtre éclairée doucement

Derrière laquelle, très tard, dans une nuit d’hiver

Le poète cherche une aurore nouvelle parmi ses manuscrits,

Mais cette transfusion lente vers l’immobilité, vers la mort

Ces vases communicants - la vie et la mort – dont je prends conscience,

Cette source qui est en nous dès notre naissance

Et qui ne jaillit qu’au moment même de notre mort,

Nous fera-t-elle enfin tout savoir ? Ces couleurs,

Et ce grand jour, sans aube, dont on s’approche.

Le visage est ici mais son contour est ailleurs

On peut s’en éloigner, on reste toujours proche.

Tout cela appartient à un autre temps, ô ! mes amis !

Et cette porte où l’on frappe. Et quand on l’ouvre

Il n’apparaît personne. O ! comme j’aurais voulu

Reconnaître celui qui était là sur le seuil,

Sans figure et sans voix.

Car j’étais vivant comme vous.

Mais aujourd’hui, je suis celui-là même

Que vos yeux cherchent en vain,

Dans les ténèbres, par les portes béantes.

Entouré de grandes eaux comme des chiens invisibles

Dont on entend tout près le souffle qui halète.

(La poésie commune. 1936.)

Il arrive parfois, seul, triste, un étranger.

Il s’arrête et l’on écoute ses récits doux,

Pleins d’herbes. Il demande : « Vous ai-je dérangés ? »

Il voudrait repartir, mais il ne sait plus où.

Dans ses oreilles bruit la mer - des coquillages ?

Son front, ses yeux trop grands pour ce bas horizon,

Une raison encore de partir. Ses voyages

Sont là devant lui pleins d’océans, de monts.

On laisse aussi tout doucement le soir descendre

Qui mélange les figures, les mains, les voix,

Devenues presque esprits...

L’autre pourra comprendre

Mieux - tel le toucher des aveugles - cette fois.

(La poésie commune, 1936.)

PARFOIS on reconnaît la présence d’un mort.

Il n’a ni mains ni visage. Il est ce brouillard

Qui enveloppe doucement les maisons, les objets, les visiteurs

Réunis là. Il est peut-être cette lumière qui filtre de la chambre à côté.

Ni signes. Ni voix. Mais un espoir indéfini.

Qui annonce un monde meilleur. Cette présence

D’un mort bienveillant comme un nom qu’on voudrait dire

Mais qu’on a oublié. Ou comme une écriture secrète

qu’on ne sait plus faire réapparaître.

Non, il n’a que faire de nos sens. Invisible? Visible ?

Mais il nous oblige à parler bas. Il nous approche

Les uns des autres. « N’ayez pas peur ». Il se tient là

Avec cette bonté immense dont il voudrait nous faire part.

Au lieu de l’oreille qui entend voudrais-tu être la chose entendue

Et au lieu de l’œil qui voit, ce contour qui est vu ?

Non pas le sens, mais l’arôme. Non pas

La bouche, mais ce goût amer ou doux, ce goût d’herbes.

Il n’y a rien dans cette paume. Il n’y a rien

Sous ce front. Non, il n’y a rien sous l’écorce

De ces pieds immobiles. Le vivant, le mort

Sont ailleurs. Ils ne sont jamais là, où nous croyons les voir.

Une brume douce. Une aube qui se lève.

Et ce moment qui s’enfuit. Et cet appel

Faible d’un oiseau. Très tard quand il fait jour

On se rend compte qu’il a été là comme une aurore déjà lointaine.

« Rien de changé ? » Les miroirs, les objets nous retrouvent

« Quelques cheveux gris aux tempes » mais ce n’est rien.

Un sourire plus triste

Et néanmoins le visage a gardé une empreinte

Comme sur les feuilles, une première rosée à peine visible.

C’est aussi que parfois dans la rue il arrive

Que l’on sente avoir rencontré quelqu’un. On le cherche

Du regard au-dessus de la foule. Il n’y a personne.

Et pourtant

On est sûr qu’un ami est là. Et l’on éprouve tout à coup

une gêne, une tristesse indéfinissable.

Qu’avait-il à nous dire ce mort cher ? Quel navire

Perdu loin sur les mers ? Quels peuples

Nous faisaient signe par sa voix ?

Mais les mailles

De nos paroles furent trop larges pour retenir son silence.

Cette fumée qui plane au-dessus de nos têtes. Ce vol

Comme un bruit qui s’efface. Et les ombres amicales

Et ces hymnes pour saluer une terre libre.

Cette douce protection, sans paroles, d’un mort.

Ne sont-ce pas les murs qui s’étendent comme des ailes ?

N’est-ce pas cette chambre qui se donne au brouillard ?

Et l’homme jeune sur l’épaule duquel le vieillard s’appuie

Et le temps nouveau qui mène vers l’amour tous

les mots anciens.

Nous allons tout à l’heure nous mêler nous aussi aux brumes,

Au bruissement imperceptible de ce fantôme vaste,

Et nous serons nous-mêmes la présence d’un mort

Qui veillera près des hommes heureux, de l’avenir.

Cette fumée qui plane au-dessus de nos têtes. Ce vol

Comme un bruit qui s’efface. Et les ombres amicales

Et ces hymnes pour saluer une terre libre.

Cette douce protection, sans paroles, d’un mort.

Ne sont-ce pas les murs qui s’étendent comme des ailes ?

N’est-ce pas cette chambre qui se donne au brouillard ?

Et l’homme jeune sur l’épaule duquel le vieillard s’appuie

Et le temps nouveau qui mène vers l’amour tous

les mots anciens.

Nous allons tout à l’heure nous mêler nous aussi aux brumes,

Au bruissement imperceptible de ce fantôme vaste,

Et nous serons nous-mêmes la présence d’un mort

Qui veillera près des hommes heureux, de l’avenir.

(La poésie commune, 1936.)

AI-JE déjà été autrefois dans cette chambre

Et ces plaintes les ai-je autrefois entendues ?

N’as-tu pas pour nom solitude, toi qui m’attends là ?

Et le silence n’est-il pas la pierre polie au fond de ses cris ?

Je me souviens de la table et du livre et des vitres

Et du peuplier qui hoche la tête à ma fenêtre.

Je suis comme un enfant que l’on craint d’effrayer :

On me montre ce monde sous d’anciens contours.

Est-ce mieux ainsi ? Un changement imperceptible?

J’appelle en vain la sœur et l’épouse et le frère.

Tout est ici comme au temps de ma vie :

Je reconnais les choses mais où sont les visages ?

Le vent rôde autour avec ses airs de mystère ;

Si je me penche au dehors il est déjà trop tard –

Qu’a-t-il donc emporté pour s’enfuir à ma vue,

Ou bien voulait-il vendre le fruit de quelque vol ?

Le climat aussi est celui de mon enfance,

Mon ombre comme autrefois est voutée sur le mur,

La clarté, avec son odeur de mandarine

À quatre heures, rouge, dans ma main.

Ah ! Dois-je retrouver tout ceci comme une coquille

Vide ? Me suis-je trop attardée sur les routes?

Peut-être si plus tôt j’avais franchi ce seuil

Parents et amis seraient venus à ma rencontre.

Suis-je comme l’insecte au bord de la chrysalide,

Ignorant son propre changement, se croyant

Toujours entouré de l’ombre familière –

Et l’aile se déploie dans l’univers nouveau.

Demain, un autre jour, je verrai peut-être

Les teintes, les contours vrais de cette demeure

Et j’apprendrai enfin si j’étais déjà ailleurs

Lorsque je me croyais dans la chambre de ma vie.

(inédits)

Poème

SI c’est le souvenir que tu veux chercher sous l’écorce

Amère de l’orange, le soleil de sa chair,

Dans ma mémoire il n’y a que cette solitude

De la forêt où gît le bois mort de l’espoir.

Allons ! Impitoyable ! Tends-moi la main,

Je devais venir vers toi, me voici, je viens,

Mes pieds saignent. Mes regards se troublent,

Je n’en peux plus... À deux pas de toi

Je suis comme le soldat qui porte un message

Dont il n’a jamais pris connaissance et qu’à tout prix

Il doit remettre au lointain destinataire. Il se traîne

Blessé, il tend le pli plein de sang et de boue.

Moi aussi j’ignore tout du message

Que fut ma vie. La voici déchirée, salie,

Je te la tends ! O ma mort, laisse-moi me reposer

Pendant que tu la lis et en prends connaissance.

CEUX qui sont en prison veulent savoir si l’arbre

Monte encore vers le ciel, si le fleuve, le vent

Rodent encore autour des villes et si l’aube

À ce bruit encore d’une voiture de maraîcher.

Ceux qui dorment ne craignent-ils pas qu’à leur réveil

Les morceaux épars du monde ne s’emboîtent plus ?

Les voici qui se lèvent et regardent par les vitres

Il est bon que les rues les murs soient à leurs places.

Mais pour les prisonniers dont les doigts ont bâti

Au fond d’une bouteille, un palais, un navire

Et dont l’oubli a peu à peu rongé les choses

Comme la mer qui lentement défigure les roches,

L’arbre est déjà l’oiseau, le champ est le nuage

Le matin a un doux tremblement de chevreuil

Pour faire entrer les monts les blés dans leurs cellules

Ils ont changé les cours des eaux et les frontières.

(Contre-solitude, 1946.)

Il arrive parfois, seul, triste, un étranger.

Il s’arrête et l’on écoute ses récits doux,

Pleins d’herbes. Il demande : « Vous ai-je dérangés ? »

Il voudrait repartir, mais il ne sait plus où.

Dans ses oreilles bruit la mer - des coquillages ?

Son front, ses yeux trop grands pour ce bas horizon,

Une raison encore de partir. Ses voyages

Sont là devant lui pleins d’océans, de monts.

On laisse ainsi tout doucement le soir descendre

Qui mélange les figures, les mains, les voix,

Devenues presque esprits...

L’âme pourra comprendre

Mieux - tel le toucher des aveugles - cette fois.

La poésie commune

L’apprenti fantôme

Une lumière qui avance lentement comme l’eau

Dans un morceau de sucre. Une lumière

Qui me découvre peu à peu. Ai-je une bouche

Comme les gens d’ici ? Des bras, des jambes ? Quel miroir

Me rendra soudain à moi-même ? Quelle baguette

Magique, me fera redevenir semblable

À ceux qui m’ont fermé leur porte ? Et je tournais

Autour de leur maison comme un vent fou de désespoir

Ah Est-il merveille plus grande que ces yeux

Qui relient la face à l’univers qui l’entoure ?

Ils savent percer le lointain mais aussi comme une feuille

Ô la pluie pénètre ils savent retenir d’énormes visions.

Et l’oreille qu’émeut la voix de l’ami ou le grondement

Du tonnerre ? Et les mains qui pétrissent le pain ?

Et les pieds qui, soumis, silencieux comme deux chiens,

Conduisent l’homme sur les traces de la lumière ?

Hommes et femmes qui êtes d’ici et qui savez

Reconnaître chaque pierre et qui vous appelez

Avec des noms pleins jusqu’au bord de souvenirs.

Puis-je apprendre vos jeux, puis-je vous dire,

Quelle joie est la vôtre: le matin au réveil

Vos doigts qui retrouvent comme un clavier le monde

Le soleil du parler rayonne dans vos bouches

Chaque mot est aimé par vos pères et vos enfants.

Presses du Hibou, 1938

L’heureuse demeure

La nuit était si douce autour de ma demeure

Et la porte s’ouvrit en la touchant à peine

Je montai l’escalier sans aucun effort

Je retrouvai tout rangé dans la chambre.

Qu’y avait-il qui rendait l’ombre si légère et si belle ?

La fenêtre était un cerf-volant au-dessus du jardin

se dessinant là où  la veille encore

Chancelaient sous la pluie des maisons en démolition.

Si j’approchais des murs, les murs s’éloignaient

Ce n’était plus la chambre étroite de mon jour,

Sur la table des livres aux belles enluminures

Dans l’armoire le linge sentant la blancheur.

Je marchais sans toucher le plancher. Et je m’aperçus

Qu’il suffisait de penser à une chose

Pour que celle-ci apparût. Ainsi je dis la mer

Et la mer se joignit au cerf-volant de ma fenêtre.

Je nommai les vacances, je nommai les montagnes,

Je nommai la joie, l’amour, la quiétude,

Je nommai la halte auprès du ruisseau

Et à genoux je bus l’eau fraîche dans mes paumes.

J’essayai de me rappeler : qu’avais-je donc fait ?

D’Assy le seuil avait commencé ce miracle

Qu’est-ce qui pesait si lourd autrefois sur mes épaules ?

Quelle était cette tristesse et quels étaient les pleurs ?

Il n’y avait que les rires, les mots affectueux

Qui sonnaient à mes oreilles en cette nuit

J’étais comme un pommier ténébreux la veille

Et qu’à l’aube on trouve ivre de ses fleurs.

Ah Tout cela se passait au delà d e mon âge

J’étais revenu là où j’avais tant souffert

Sans savoir que la peine aurai pu être douce

Ici où mon profil s’éclaire dans la mort.

Les témoins, éditions du Méridien 1942

Amitié du poète

À Jules Supervielle.

Le ciel une vitre mal lavée en octobre

Le vent qui fait les cent pas devant ma porte

Une rumeur, un orchestre de foire quelque part

Et le souvenir - feu qui prend mal et qui fume.

Sont-ce les cris des vignerons, les bruits des tonneaux

Que l’on range au fond dune cour vaporeuse ?

Est-ce la ville où tu es prisonnier, sont-ce les rues

très lourdes comme des chaînes attachées à tes pieds ?

Je pense à toi poète, aux paroles simples

Que tu regardes comme des œufs à travers la lumière.

Les contours dune vie se dessinent à l’intérieur

Ton œil trouve la forme secrète de toute chose.

Dans cet automne encore tu me prends par la main

Tu me mènes dans le jardin désert de ma jeunesse

C’est ici que je me suis enivré de ton vin

Que je me suis drapé dans le manteau de tes poèmes.

Tu as su parler au berger qui interroge l’orage

La grêle de tes mots a rafraîchi les tempes

Du malade. Et au haut des falaises tu as allumé

De grands feux pour les barques perdues sur les mers.

Ah Ton sac est plein d’herbes magiques qui donnent

La vue aux aveugles, la parole aux muets

Tu ne crains pas les fauves tapis dans l’homme

Tu sais tordre le cou à la haine, à l’envie, à la méchanceté

Toi, bon jardinier : enlève le bois mort

De nos âmes. J’aime te voir marcher

Avec maladresse, la tête penchée sur l’épaule

Comme un samovar où bout un chant lointain.

Les choses confiantes te laissent les approcher,

Tu sais aussi le langage des animaux, des dieux,

Frères et ennemis t’écoutent comme les arbres

Qui font signe autour du grand chêne de la forêt.

Tous sont là : les morts, les vivants, tu leur parles

Et ta voix se fait pluie ou silence ou fougère

Elle est la branche du compas qui trace

De ton centre des cercles au-delà de la vie.

Beauté de ce monde,1939.

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La rue sous ma fenêtre

La rue sous ma fenêtre comme les autres jours,

Et les vitres sont pleines des images quelles ont ramenées

De leur vol au-dessus de la ville. On voit le ciel

Avec les nuages et les fumées des usines. On voit

Des femmes si semblables aux écumes sur les plages,

Et des enfants avec des beaux jouets dans un jardin riche,

Et d’autres enfants avec des jouets pauvres dans une cour

Et tant d’images que mes yeux survolent comme des vitres.

Le jour s’embue sous mon souffle, comme un miroir. Est-ce vous

Hommes, ces doux brouillards qui inondent ma chambre ?

Venez, approchez-vous, penchez-vous

Sur mon épaule, assistez à la naissance du poème.

Est-ce vous que j’entends marcher dans l’escalier ? C’est au

Troisième étage de cette maison ouvrière, au douze

De la rue Jonquoy. Est-ce vous dans ce halètement

D’un suave départ vers les ténèbres ? Puisque les choses

Vont faire bientôt un grand voyage à travers la nuit.

Quelles sont donc les richesses du jour quelles doivent emporter ?

Quels éclats du matin, du midi, du crépuscule

Seront chargés sur les choses, comme sur des navires

Pour cette secrète traversée ? En silence

Chaque objet prend le strict nécessaire

De la lumière du jour. Et c’est vous

Hommes, mes semblables, mes frères, que je reconnais

Innombrables autour de moi. Je sais bien,

C’est vous qui faites craquer le plancher

Et le vieux bahut ; asseyez-vous partout

Sans crainte, j’aime tant votre souffle de foule

Qui caresse ma face. Écoutez,

Nous chanterons ensemble la louange du jour,

Nous accueillerons le soir et les feux allumés,

Au-delà des vieux murs pour saluer la bonté,

Ensemble, nous serons à espérer la gloire

De l’homme. Et nous dirons ensemble

Ce soir et tous les soirs qui vont encore suivre

Cette prière aux hommes, aux frères innombrables

Nos frères, hommes, qui êtes sur la terre

Que vos noms soient sanctifiés

Que votre règne arrive

Que votre volonté soit faite

Sur la terre comme au ciel

Partageons désormais notre pain quotidien

Partageons désormais notre joie quotidienne

N’acceptons plus les offenses

Car nous n’avons jamais offensé personne,

Ne nous laissons plus succomber à l’angoisse, à la misère,

Délivrons-nous, nous-mêmes, du mal,

Ainsi soit-il

Pater Noster,1937.

Le promeneur solitaire

Pareille à un promeneur qui, au déclin de sa vie

Sur la plage presque déserte quand les fastes

De la saison se meurent au loin soulève un coquillage

Et écoute la gloire de la mer et ses naufrages secrets.

De temps en temps la mort, promeneur solitaire

Drapée dans son manteau de nuage et de cendre

Prend l’un de nous entre ses mains et longuement écoute

La vie qui chante en nous comme un coquillage.

Elle imagine alors des terrasses, des parcs

Un couple qui éclaire de son bonheur l’allée

Le soir comme une femme échevelée, les arbres,

Les hommes riant à la table des jeux du crépuscule

Tour à tour la mort nous ramasse et se penche

Vers le bourdonnement de nos âmes lointaines

Nous sommes les abeilles qui reviennent chargées

Des pollens de la vie, dans la mortelle ruche.

Si l’un de nous pouvait lui dire tous les âges

Et l’espoir et la résignation et l’amour, la vengeance

Si un seul pouvait évoquer en une fois

Tous les éclats et les ténèbres de la vie.

La mort le garderait sans appeler les autres

Mais chacun lui apporte un écho trop distant

La mort nous prend tous comme les morceaux épars

D’une lettre qu’elle veut réunir et lire.

De quoi lui parlent donc ces innombrables bouches ?

L’une nomme le ciel, l’autre l’étang, l’autre l’automne

Est-ce la pierre ou l’eau, la gloire ou bien la femme ?

La vie a mille formes qui déroutent la mort.

C’est un regret ou l’ombre d’un vol qui se délie

Avec bonté la mort regarde jeux et fards.

Et comme une neige attardée sur les cimes

Un sourire apparaît sur sa face sévère.

Contre solitude, Bordas, 1946.

L’Etrange fleur

L’agave, dit-on, fleurit tous les cent ans

Notre floraison à nous c’est la mort

Il faut se pencher avec amour, avec soin

Sur cette fleur pâle de notre corps.

Chacun de nous est un jardinier et la plante

Qu’il doit préserver jour et nuit

Avec son parfum de tilleul et de menthe

C’est sa propre mort qui est la fleur et le fruit.

Il faut que tout se passe sans heurt, en silence,

Sans crier, sans froncer les sourcils,

Sans avoir l’air de reconnaître cette présence

Qui tisse autour de nous ses vaporeux fils.

Jusqu’à ce qu’enfin la fleur s’épanouisse

Cet éclat, ce pollen violent,

Ce vacarme de l’air où s’unissent

Soudain le dehors et le dedans.

Il y en a qui sont comme une terre aride

Et le grain de la mort lutte en vain

Leur face vieillit trop vite,

Comme feuilles se dessèchent leurs mains.

Ils s’en vont dans les jeux, dans les foires,

Ils clament l’orgueil tout autour

Plus que la nuit leur bouche est noire

Sans l’étoile d’un mot d’amour.

Jamais au milieu de leurs fêtes

Dans leurs étoffes, dans leurs ors,

Ils ne pensent à la fleur secrète

Que défait en leurs veines la mort.

Mais ceux qui ont su attendre la gloire

Qu’apporte enfin l’étrange floraison

Et dont les lèvres de chair ont su boire

Un impalpable vin qu’ignore la raison.

Ces purs horticulteurs, ces hommes sages

La mort en eux monte de toutes parts

Et l’âme apparaît sur leurs beaux visages

Comme sur l’eau un nénuphar.

Les témoins, éditions du Méridien 1942

Ici même

Nous sommes tous à attendre que l’on coupe nos liens.
Le travail doit bientôt être achevé. La souffrance
a été l’acide qui a brulé tout ce qui n’a pas été nous-mêmes
et nos traits se dessinent sur le cuivre de l’amertume,
les larmes ont dissous les frontières de nos yeux,
et nos faces qu’un souffle se tient prêt à disperser,
s’unissent aux forêts, aux plaines, aux nuages,
dans ce halo qui entoure les villes au bord de la mer.

Si nous avons été la citadelle assiégée, le monde
a été l’armée qui envahit déjà nos ruelles,
nous avons vite connu les limites de notre vie
comme la chèvre attachée qui n’a plus rien à brouter,
tout autour il y a le pré abondant de la mort,
notre corps était le compas dans les branches
s’écartent de plus en plus jusqu’à que le cercle
se confonde avec l’âme et devienne visible.

Il faudra qu’on coupe les liens pour comprendre
que nous n’avons pas à nous en aller et qu’ici même
où nous sommes à nous débattre est le miracle

nous verrons tout à coup les lumineux contours
qui étaient là depuis toujours à nous solliciter
nous serons comme la barque heureuse qui découvre
qu’autour d’elle est le lac serein, non pas la terre.

Il a fallu peiner et souffrir et pleurer
implorer la délivrance pour être enfin dignes
d’apprendre qu’ici même est l’endroit incomparable
où notre âme rayonne et se mêle au tout harmonieux.

Bibliographie

Poèmes1. Ulysse dans la cité. 1933. Éditions du Sagittaire, traduit du roumain par Roger Vailland avec une préface par G. Ribemont-Dessaignes et un dessin par Marc Chagall.

Poèmes parmi les hommes, 1934. Editions des Cahiers du Journal des Poètes avec un portrait par Edmond Vandercammen.

Patmos. 1934. Éditions des Cahiers Libres.

Permis de Séjour, 1935. Editions Corréa.

La poésie commune. 1936. Editions G.L.M.

La joie est pour l’homme. 1936. Editions Les Cahiers du Sud.

Pater Noster. 1937. Editions Avant-poste.

Amitié des choses. 1937. Editions Sagesse.

Oisiveté. 1938. Editions Sagesse.

L’apprenti fantôme. 1938. Editions des Presses du Hibou.

Le marchand de Quatre Saisons. 1938. Editions des Cahiers du Journal des Poètes.

Beauté de ce monde. 1939. Editions du Sagittaire.

Les Témoins. 1942. Editions du Méridien, 1942.

Contre-solitude. 1946. Editions Bordas.

Les chants du Mort. 1947. Traduit du roumain avec la collaboration de Jacques Lassaigne, Editions Charlot.

Diner, chez Jeanne Coppel. 1952. Collages originaux de Jeanne Coppel, Editions PAS.

Poèmes inédits. 1964. Avec un dessin d’Abidine. Editions Guy Chambelland.

Proses

Lord Duveen ou l’invisible à la portée de tous. 1941. Editions de l’Ilot.

La confession d’une âme fausse. 1942. Editions du Méridien.

La clé des réalités. 1944. Editions du Méridien.

L’interview. 1944, avec un portrait par Halicka. Editions Jean Vigneau.

Henrika. 1945. Avec un frontispice de F. Delanglade.

Souvenirs de la planète Terre. 1945. Editions Nagel.

Onze récits, Rougerie 1968.

Perméables, Le trident Neuf 2005

En cours Poésies Complètes éditions Paris-Méditerranée