Israël Eliraz

Le fouet de la langue

Mille faces se reflètent dans mille autres faces, en mille langues, et cela est l’action poétique d’aujourd’hui. Nous, nos poèmes sont des variations infinies.( Israël Eliraz)

Ce poète israélien né en 1936 à Jérusalem est porteur de la concision extrême de la langue hébraïque, de sa violence. Hébreu moderne traversé par les stridences de l’hébreu biblique, sa langue est lapidaire, mais les pierres de ses mots sont des pierres d’espérance, de mise en demeure d’être présent au monde. Si elles vous atteignent au front cela est pour vous faire vivre debout.

Je cherche le caché, le vif,

l’essentiel, qui ne demande

qu’à se faire oublier (Vigne)

Ses poèmes, (est-ce dû à la traduction ?) sont proches parfois des incantations refermées d’André du Bouchet ou de Bernard Noël, par le repli des images sur elles-mêmes, par leur compacité, leur densité suffocante.

Ici le Levant différent

Des déserts, des failles immenses de solitude, du sable, beaucoup du sable du Levant, passent dans ces poèmes-aphorismes. Ces bouts de poèmes partis de rien, d’une colline, d’un épouvantail, d’une poussière.

Dis enfin quelque chose de la chose

dont tu n’as jamais appris

à parler (il est temps de dire quelque chose de cette chose)

Son immense contemporain, Adonis, à quelques encablures géographiques, emploie lui le tonnerre du verbe déployé, Eliraz utilise lui la dureté renfermée des mots mis en matière compacte pour la fronde de la poésie. Il déploie cette fronde contre tous les Goliath de l’esprit.

Je veux tout faire

en présence de la terre.

Bien des silences passent et repassent toujours plus inquiets dans ses mots, ils cherchent une chaise. Ils sont convoqués dans l’espace du retrait, ils attendent le lecteur, ils tendent vers le lecteur. Les silences d’Eliraz sont une énergie contenue prête à vous assaillir, une main tendue, mais il faut savoir l’ouvrir. Sinon elle restera morceau de silex énigmatique.

Bien sûr l’ombre suffocante de Paul Celan est présente, mais vu du côté du levant, sans l’enfermement de l’Europe meurtrière. Toute l’étendue des terres est possible encore. La poésie d’Eliraz n’est pas enclose autrement que par elle-même. Si on se penche pour l’entendre, des marches crissent, la mémoire du vent bourdonne. Il dit « casse les fragments du Levant et jette-les dans le poème ».

Tout son art poétique est là avec en plus l’ombre fraîche des paraboles bibliques qui sourdent encore de la terre d’Israël, de cette langue des prophètes qui passent encore au travers de la terre. Il marche sur son sol natal entre le sable et les figues, la poussière et la terre.

Il va vers le dedans.

Prête attention à la pente.

Comprends ce qu’est

être dedans

près de la souffrance

quand le cercle attend

Chaque mot est un tournant, un poteau indicateur vers d’autres mots et le sens ne se donne qu’au bout du chemin, et encore. Mots qui semblent tombés d’un carnet de notes, d’un carnet de bord, épars, mystérieux, avec des visions. Fasciné par Paul Klee, le peintre de l’invisible, il fait se chevaucher visible et non-visible respectant cette parole « Nous désertons l’Ici, en bas et bâtissons sur lui le pays du grand Oui.» (Paul Klee).

Cette apparente fuite ou désertion du réel, n’est que retrait pour mieux le posséder et l’envahir. Il faut prendre distance avec les choses et les reconstruire toutes.

Derrière ce dedans se tient non le doute

Mais la colombe.

Ensuite je suis arrivé quelque part

Et j’y étais déjà

Le réel prisonnier du réel

Chez Eliraz, comme chez André du Bouchet, le réel est prisonnier du réel, et le cheminement des mots est souvent questionnement, mise en choc l’un contre l’autre. Il parle au ras du verbe, au plus proche des racines.

À « un pas, et la route ira où j’ai été » de du Bouchet répond « la route ce qui se répète dans la vigne c’est moi la contemplant ».

L’espace du poème est sans espace, sans délimitation, sans clôture et un malaise nous prend devant cette liberté qui s’enfuit dans les marges. Car Eliraz semble écrire dans les marges. Il laisse sur les pages des signes, des traits, des notes de passage, des vides et des mots zébrés de vide. Il reprend l’injonction d’Edmond Jabès « déchiffrer le mot avant l’énigme ». Pourtant les énigmes sont là.

Curieuses énigmes à nous laissées comme des hiéroglyphes, des traces de passage d’Eliraz parmi nous.

Des traces de mains sur nos cavernes. Des sentences tombent obscures et d’ailleurs :« Qui touche aux grenades fait résonner le silence et tu es là pour t’agenouiller ».

Cette poésie granitique, faite de sursauts et d’enjambements de mots, de déstructuration de la phrase, est déroutante. Elle n’aurait pu n’être qu’une abstraction autiste, un silence refermé sur lui-même et sans avenir, mais elle ne l’est pas et interroge le réel.

Elle reste ouverte par ses ambivalences, ses multiples interprétations possibles. Tout a l’air infiniment simple dans l’évocation des objets simples (chaise, bureau) et tout dérape vers l’obscur sans qu’on en ait pris garde :

un cerf fringant pénètre dans la maison et

se partage en deux, une moitié reste (Abeilles)

La poésie d’Eliraz est faite de césures, de béances. Tous les vers sont courts, pas plus d’une phrase, morcelée. Morcelée, ruisselante, elle porte non pas des pas en avant vers le néant, mais une marche vivante, espérante « je m’appuie sur ce que je vois, prêt à me tendre la main ».

Faut-il essayer de comprendre ces silex prophétiques qui jonchent le sol de ses poèmes ?

Le danger de cette poésie est de ne paraître n’être qu’un recueil de dictons de sagesse orientale.

On y tombe parfois, trop souvent, mais la force intérieure des mots, cette violence extrême sous-jacente, son universalité, les portent haut et empêchent tout enfermement et la foudre d’une image nous transfigure ; " « la colline tire toute la nuit comme un chien sur sa laisse ».

« Qui aurait pu inclure tout » de toute façon !

Sois lent avec les choses, elles

tirent de toi ce que

tu croyais avoir perdu :

la paresse infinie

d’un dieu qui m’a touché.

La seule interrogation qui vaille est « et qu’en est-il de la femme rouge amande dans la flamme de la lampe ? » ou bien « comment entrer dans la chambre où l’on est depuis toujours ». Et puis il suffit de rendre vivant son précepte « ne pèse pas plus que la flamme et tout ira bien ».

On passe devant ses courtes sentences qu’il a mises à sécher sur les bancs du soleil, on les salue, on les macère, on les traîne en soi pour les jours où il fera grande soif. On a simplement appris l’éveil, donc toute la vie. Être éveillé puis s’éveiller encore ! « De sa bouche s’échappe la buée de la prière.... N’être rien qu’éveil ».

Dehors et dedans le vif.

Et puis cette consolation qui passe par-dessus le temps, par-dessus l’empreinte visible des choses.

si la poussière n’engendre aucun oiseau

pas d’aile pour rafraîchir ta brûlure

Gil Pressnitzer

Choix de textes

L’éloigné

Éloigné

il se tient dans le vide de la lampe

vide de tout souvenir

la ville dans laquelle il marche

de ville en ville

elle est la marche

vers où le mur va qui jamais

ne s’arrête en passant devant

de porte en porte en plein milieu

l’air déchiré

Traduction personnelle à partir de l’allemand

Du sacré dans les mains

aujourd’hui, après des années, nous sommes assis

dans la même goutte d’eau qui attire

l’abeille.

Touche les choses autrement. Une maison, un arbre tout près,

un arbre encore. Derrière le muret, encerclés de rouge

une femme, et une tache ineffaçable ou un pli, un cheval peut-être, là,

près de la vigne, de la fumée verte.

« Et les grappes

sont plus lourdes que la soif »

Encore une heure de lumière

dans laquelle je peux m’asseoir

près de toi, te regarder,

autour, tout autour,

voir comment près de ton épaule

le temps sur ton visage

passe, transforme derrière nous

au bout du sable, l’eau

en un champ qui bouge près d’un

champ

sur un champ et la lumière

se replie jaune, monte plus claire

s’allonge encore un peu

et bientôt disparaîtra

s’éteindra presque

Traduit de l’hébreu par Esther Orner (poète israélienne)

Le jour est passé. Je l’ai vu passer

sur le mur de la vieille maison, derrière la fenêtre.

Passé le jour.

Penser et repenser à toi : mais quoi ?

à ce que j’écris ici sur toi.

Je dois parler de moi à toi.

Le silence est inutile.

Te verrai-je demain ?

Tu es à nouveau avec moi derrière la fenêtre

remplie de feuilles. À la vue de mon corps tu commences

doucement à voir ton corps.

Ce qui passe n’est pas seulement l’hiver.

Le jour passe, meurt dans la fenêtre, je l’ai vu

passer, passé le jour.

traduit de l’hébreu par Esther Orner, Le Nouveau Commerce

L’idée fut : va en avant de toi.

dans ta poche

une ardoise avec

des formules magiques

et une éponge pour effacer

l’effroi, le sommeil.

avant que "la lumière ne s’éteigne

dans ta bouche".

L’idée fut : "il faut enlever

la terre des souliers..."

il y faut du temps"

maintenant comment poursuivre ?

(...)

Sur la route des morceaux de route,

fragments incontrôlables,

remarques

De cela, l’essentiel, je dois parler ici

sans expliquer

(extrait de Comment entrer dans la chambre...)

à table

dit celui qui laisse l’oiseau

se poser sur son visage.

Une lenteur s’accumule dans

une bouche pleine de blanc.

Derrière nous des terrasses capricieuses,

calligraphie presque barbare,

une soif à laquelle on ne peut résister.

On distingue les gens à leur

façon de courir après la pierre.

L’herbe surgit de l’ombre limpide.

Les fourmis inspectent :

s’il y a un mouvement

c’est toujours une naissance.

Tout reste à dire

(traduit par l’auteur)

Ici Levant différent

1

Qu’est-ce que je fais

avec l’ICI blanc

au bord nord dur de l’Asie,

qui sans arrêt naît et explose

de la craie du mont bouclé ?

Et quelqu’un dit pour la

énième fois :

« C’était ainsi ici

depuis toujours »

et n’explique pas « depuis toujours »

il se lève verrouille et la porte

reste ouverte derrière lui

3

Un homme passe et dit

un mot

ou

deux et frappe

sur l’arbre au creux

de l’arbre

qui le poursuit,

s’accroche à ses habits.

L’homme chante et l’enfant chante. L’homme

pleure, qui pleure-t-il ?

C’est ça en somme qu’il y a

et aussi un silence

ruse d’un Levant

rempli d’oreilles comme natte ardente.

C’est le silence galiléen s’élevant

sur les pas de l’homme

qui nous dit quelque chose du

monde, de nous, puis partit

sur une route à laquelle

nous n’avions pas pensé

Traduction de Colette Salem

plus proche de la chaise

qui est là et m’attend

je ne l’ai été de personne

Que contient une chaise

sinon une chaise?

Attendre dans l’invisibilité

du visible.

Savoir : tout est là dès le début,

même s’il n’a jamais été prononcé.

Ne confonds pas dedans et

éternité dans les puits

des poches.

Plonge dans l’obscur et

détermine le clair

« Le ciel traversant les arbres »

de beaucoup de façons.

Est-ce que ça bouge dedans, Le Taillis Pré, 2006

le temps d’aller vers l’ouvert
le temps de se taire

le temps de prendre le souffle
de le perdre
dans les jours qui viennent

(avant que tout cela ne devienne
trop abstrait)

tu n’as qu’une bouche, une demi-poche,
des hasards

La parole qui existe comme des
vagues muettes

Les oreilles se tendent vers les matières
qui ne se prononcent pas

Le vert quitte les tiges
pour s’y perdre

Dehors,
sur ton épaule,

le petit jour, l’audace

On se laisse aller
(pas pour longtemps)
et ça n’a plus de sens

En tout cas, j’ouvre la
porte au poème, à la
poche de la crainte

Rien de sublime
Habiter la peur à
l’embouchure de la musique

et il y a toujours l’immense
à empoigner
Ne ronge plus tes ongles

Parle-moi, près de la table
des choses particulières,
des points d’appui
inachevés –

une tige, le hasard, l’oubli

I sraël Eliraz, Dehors, José Corti, 2008, pp. 13, 17, 24 et 38

Les enfants vivants, dans leurs classes,
écrivent dans les cahiers, cent
fois, sans fautes :

éloigner la douleur de la douleur.

Après, ils s’en vont alimenter les mouches

mais aussi sans résignation :

Mets le nez dans l’herbe mouillée. Le vert
jauni déjà à l’est. Les fourmis rouges,
comme à Ulysse, t’apportent

une touffe d’herbe, avec la poussière de la terre,
c’est tout ce qui compte.

A aucun moment de ta vie tu ne fus
plus proche de tes éléments
qu’ici, aujourd’hui.

Pourquoi est-il si triste le voyage
qui cherche sa matière ?

Et ce très vieux geste, se dresser
et partir. Il y a un chemin
à faire

La pierre Le lieu prend le nom de la pierre

la pierre porte le nom de la montagne
à moitié chauve au loin

la pierre ne se voit pas
au-dedans de la pierre

sous elle
se cache une forme d’enfant
tenant bâton, oiseau, balle.

Je tire des histoires par la manche

« Maintenant je n’appartiens
qu’au soleil ».

Moi aussi, comme toi, je
sais à présent :

« Il faut des ailes pour atteindre le proche »

1

Ici, près de l’eau (est-ce

La mer ?) c’est la musique

Qui se meut

Dans les herbes infinies.

Je regarde le vert, ce jaune, je dis :

L’arbre fait son parcours du jour sans

Tourner le dos aux lois.

On gave le vin de miel,

D’épices, de mélodie.

On n’est pas pressé,

Pour aller où ?

" Dedans, c’est un lieu

Ou une voix ? "

2

Et cette mélodie qui ne cesse efface ce que

Je n’ai pas encore écrit.

Faut-il que je parte d’un lieu

Où je ne suis pas

Encore arrivé ?

La vue est brumeuse plus que jamais,

Barbouillée d’encre.

Le jour se lève, il fait encore noir, tout

Est englué de matière,

Ce danger brut.

Reste quoi ?

Descendre vers l’eau

(Est-ce la mer ? ) avec

Des poches bourrées de noix

Et être un avec

Ce qui n’est pas

Encore arrivé

3

Nous qui avons les genoux mous, il nous faut

De la musique pour ne pas nous agenouiller

Sans cesse sur les chardons

Du vide. La musique nous emmène vers un lieu

Que nous reconnaîtrons

En y arrivant.

Parfois, on nomme ce lieu dedans.

Nous devons nous y rendre,

Y adhérer, car la distance qui

S’ouvre entre lui et nous

Ne nous laisse aucun repos

Maintenant attendre, suivre

Le rouge en urgence,

Se détendre, dire :

Derrière ce dedans se tient non le doute

Mais la colombe.

Ensuite je suis arrivé quelque part

Et j’y étais déjà

Poème inédit, éditions José Corti, 2003

tellement le rouge est vif que tu ne
le montres pas et sans cesse
il déborde

sans se raidir.

Toujours un dénouement dans tes courbes.
J’empoche le mouvement,
l’éclat

« on a de nouveau le sentiment
d’un rendez-vous ultime
à ne pas manquer »

Le jour est passé. Je l’ai vu
passer
sur le mur de la vieille maison,
derrière la fenêtre.
Passé le jour.

Penser et repenser à toi : mais
quoi ?
À ce que j’écris ici sur toi.

Je dois parler de moi à toi.
Le silence est inutile.
Te verrais-je demain ?

Tu es à nouveau avec moi
derrière la fenêtre
remplie de feuilles. A la vue de
mon corps tu commences
doucement à voir ton corps.

Ce qui passe n’est pas seulement
l’hiver.
Le jour passe, meurt dans la
fenêtre, je l’ai vu
passer, passé le jour

traduit de l’hébreu par Esther Orner, Le Nouveau Commerce

Bibliographie

Poèmes

Dîner avec Spinoza et des amis

Comment entrer dans la chambre..., José Corti, 2003

Abeilles/obstacles, José Corti, 2002

Rapport de l’arpenteur suivi de Thabor, ed. Le Taillis Pré, 2002, Belgique

Petit carnet du Levant, traduit de l’hébreu par Colette Salem et Laurent Schuman, José Corti, 2001

Herbes, ed. Le Taillis Pré, 2000, Belgique

Petites bêtes, traduit de l’hébreu par Colette Salem et Bernard Noël, La Chapelle-Chaussée, Dana, 1999

Bouche déchirée, traduit de l’hébreu par Colette Salem et Bernard Noël, Draguignan, éditions Unes, 1997

Miniatures Clemente, traduit de l’hébreu par Colette Salem et l’auteur; dessins de Francesco Clemente, éditions Unes, 1997

Promenade, suivi de Neuf poèmes d’amour pour une femme, traduit d’Esther Orner, Le nouveau commerce, 1994

Porte rouge, Le Taillis Pre

Hölderlin - Suivi de Thabor Atelier Des Brisants ;

Oiseau et autres poèmes

Théâtre

1963 Three Women in Yellow

1964 The Bear, or Rebel and King

1966 Far from the Sea - Far from the Summer

1971 Round Trip

Persian Protocols

Three

Living on the Dead

1980 The Last Night

Livrets d’opéra (musique de Josef Tal)

1968 Ahmedai

1972 Massada 967

1975 Die Versuchung (La tentation)

1977Backyard

1987 LaGa’at Makom (Touch a Place)

1993 Josef