Itsik Manguer

Le maître-tailleur des mots

Itsik Manguer

Itsik Manguer (ou Itzik Manger) est aussi l’une des grandes voix de la poésie yiddish, avec ce destin particulier qui en fera un survivant.

Il naquit le 30 mai 1901 à Czernowitz (Bucovine) comme tant d’autres écrivains juifs- Paul Celan, Aharon Appelfeld, Rose Auslânder...-, et il mourut le 21 février 1969 à Gedera, près de Tel-Aviv, en Israël.

Plus doux, plus musical que la plupart des autres poètes de son temps, il est l’un des poètes yiddish préférés par ceux qui peuvent encore le lire «dans la langue de personne». Tailleur comme son père, il commença à écrire en yiddish en 1918 et fréquenta plus assidûment les coulisses du théâtre yiddish que l’école d’où il fut vite renvoyé pour mauvaise conduite.

Il publia dès 1921 et s’installa à Bucarest après son service militaire, puis il vint en Pologne, à Varsovie en 1929. Dans ce centre de la culture juive d’Europe centrale il va vivre intensément lui le poète roumain, écrire poèmes et pièces de théâtre. Il va y demeurer dix ans, se tournant vers des thèmes pris dans les livres saints juifs, en les traitant avec une écriture très moderne. C’est de 1928 à 1938 que date la plupart de ses poèmes.

Mais il perçut très vite la montée de l’antisémitisme et il partit quand il était encore temps en 1938. Son statut de roumain et de juif le mettait en danger. Puis il vécut à Paris en 1938 donnant des conférences sur la littérature française à un public juif. Mais la montée des périls avançait là aussi. Il aboutit finalement à Londres après l’effondrement de la France en 1940, après être passé par Marseille.

Il devint citoyen britannique mais dépérit intellectuellement et ne parvint plus à écrire. Il parlera de cette décennie britannique comme les plus sombres années de sa vie! Célébré à Paris pour son cinquantième anniversaire en 1951 il s’embarqua vers Montréal, puis New-York. Il se maria avec Genia Nadir, veuve du poète Moyshe Nadir. Il effectua son premier voyage en Israël en 1958 et fut subjugué. Et il s’y installa:

« J’ai traîné partout à l’étranger, maintenant je vais traîner chez moi. ».

Il retrouva alors son inspiration et fut reconnu à sa grande valeur. Il avait retrouvé un public comprenant sa langue fondamentale, le yiddish. Il va devenir le poète le plus chanté et le plus lu, le plus tendrement aimé.

Moins populaire que Gebirtig, il écrit de façon plus complexe. Mais il sait rester transparent et apparemment simple. Car sa lecture repose toujours sur une part de mystère, de sens plus profond, d’allusions bibliques.

Sa fausse naïveté est toujours à interroger, car elle lui sert de paravent à bien des mystères. Lui ne se voulait que chansonnier, «maître-tailleur des mots» tout au plus, sa poésie, qui souvent s’enracine dans la Bible (Livre du Paradis, Megillah, Chants du Pentateuque...) dépasse les simples ballades pour toucher à l’universel. Quand il parle d’Adam et Eve, d’Abraham, d’ Isaac, de Jacob, Noé, de la servante Hagar,de la reine Esther, de Mordechai, et du méchant Haman, il les fait vivre dans un shtehtl (un village à dominante juive),dans cette Pologne du 19ème siècle, avec leurs habits, leurs accents, leurs coutumes. Gentiment moqueur il n’en fait pas des icônes, mais des gens simples, proches de nous, comme nous et non pas personnages bibliques intimidants. ll joue souvent sur l’anachronisme et l’ironie. Même les anges dans son œuvre « Livre du Paradis» ont leurs problèmes et leurs amours.

Pétri à ras bord de talent il se contenta de chanter, et non de raconter précisément le douloureux destin du peuple juif. Car il n’a connu ni ghetto, ni extermination, mais son père et son frère cadet ont été assassinés en Transnistrie. Alors, par allusions, il restitue la fin d’un monde ancien, englouti à jamais, malgré les quelques survivants. Presque silencieusement, souvent mélodieusement, il suggère l’immense douleur. Barde de la culture yiddish il en restitue les abîmes et les grandeurs.

Manguer est le troubadour de la recherche d’Hier, de cet Hier perdu à jamais, de ce paradis enfui. Par la légende, par l’histoire biblique, par les vieilles chansons folkloriques, il retisse avec nostalgie une topographie de la patrie perdue.
Ce troubadour toujours en exil fut «le prince de la ballade yiddish», et il aura préféré les légendes au cruel réel. Il se réfugie dans le symbolique. Souvent il se décrit comme un oiseau sans nid. Poète de l’exil, Manger est le troubadour des nostalgies.

Il oppose ses berceuses aux millions de meurtres comme une horrible contradiction, et il continue à parler la langue de cette culture assassinée.
Il ne veut pas être un poète témoin de son temps comme Sutzkever ou Gebirtig, mais sa petite musique va aussi profond que bien des cris de souffrance.

Sorte de feu follet de la poésie yiddish, fasciné par les chanteurs de rue (Les Brodersinger), les musiciens ambulants, il aura apportécette fraîcheur, cet humour, cette sorte d’ivresse des poètes de grand chemin. Capable autant de réécrire avec malice et amour des sortes de commentaires bibliques, que des chansons qui feront le tour des lèvres, Itzik Manguer est un poète d’écriture transparente, marquée au sceau de l’exil. Ce «poète toqué» comme il se décrit ne vivait que dans l’exaltation et la sanctification des simples. C’est d’ailleurs dans les ballades et les chants qu’il nous touche le plus.

Dans ces vers passent les visages des gens, les meules des jours, le souffle du vent. Poète de toutes les saisons, il se veut le troubadour du temps passé, celui qui aura su ramasser les épis épars de tout un peuple abandonné et fauché Avant même que les blés ne soient mûrs

Avant même que les fleurs ne se soient fanées.

Sa douceur amère reste comme chansons de toujours en nous. Comme consolations possibles et tendresses absolues.

Si d’autres écrivains sont sans doute plus importants que lui, chacun des lecteurs de cette noble langue conserve pour Manguer une tendre fascination, une amitié profonde. Et ses mots trottent souvent dans nos têtes comme un doux sourire. Sa simplicité est un châle contre la rudesse du temps.

Il est musique, profondément lyrique et il nous vient sous les ailes du chant.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Moi, le troubadour

Moi, le Troubadour,

Avec le vent dans mes cheveux,

Nous sommes là, debout,

Sous les pâles lanternes de la nuit

Agitant des mouchoirs plein de sang

Pour dire adieu pour toujours

À notre malheur qui nous colle

À notre Étoile.

D’ici, nous partons vraiment,

Avant même que les blés ne soient mûrs

Avant même que les fleurs ne se soient fanées.

Moi, le Troubadour,

Avec le vent dans mes cheveux,

Nous, qui avons accouché la beauté dans la cave,

Nous sommes là, debout,

Tous épuisés

Et lassés de nous-mêmes, de l’Étoile et de la chanson...

Nous partons vraiment,

Vers de sombres Torahs plus tranquilles,

Avant même que les blés ne soient mûrs

Avant même que l’avoine ne soit prête à couper.

Et peut-être, comme des statues silencieuses et bleuâtres

Dans les blafardes soirées de Septembre

Nous dresserons-nous

Dans vos recoins,

Ni vus ni connus,

Seuls...

Et nous martèlerons de nos tristes doigts

Pour vous rappeler

Que nos vies, elles, se sont fanées

Avant même que les blés ne soient mûrs

Avant même que l’avoine ne soit prête à

couper. Et soudain, vous percevrez le mot

Même le plus faible à entendre

Et vous resterez assis

Saisis, plongés dans vos pensées, comme

absents...

Tandis qu’au-dessus de vos têtes

Se brûleront des étoiles

Et d’effroi,

Vous tomberez à genoux,

Pour ceux,

Pour tous ceux

Dont les vies se sont déjà

Fanées

Avant même que les blés ne soient mûrs,

Avant même que l’avoine ne soit prête à

couper

Itsik Manger (adaptation personnelle)

Sur la route il y a un arbre

Sur la route il y a un arbre,

un arbre tout courbé
Tous les oiseaux de cet arbre

se sont envolés.

Trois vers l’est, trois vers l’ouest
Et les autres - vers le sud.

Et l’arbre, seul, abandonné,

est livré à la tempête.

Je dis à ma mère: -Écoute,

ne m’empêche surtout pas !
Je vais, maman, et une et deux,

devenir oiseau...

J’irai sur l’arbre

et je le bercerai
Par delà l’hiver,

D’une belle mélodie, le consolerai.

La mère dit à l’enfant

(et elle pleure avec des larmes) :
Tu risques sur l’arbre,

Dieu me garde, de prendre froid.

Je dis : Maman, c’est dommage...

Tes beaux yeux...

Et quoiqu’il arrive

Déjà je suis oiseau.

La mère pleure : Itsik, ma couronne !

Prends pour l’amour de Dieu,

prends au moins un petit châle :

dehors tu risques de geler.

Et les bottines, chausse-les,

l’hiver est rude!
Et prends aussi le lainage.

Pour moi, la peine et l’amertume.

Et prends le manteau d’hiver,

mets-le, toi inconscient !

Si tu ne veux pas être hôte

à la table des morts...

Je soulève l’aile, ça m’est difficile.
De trop, trop de choses
La mère a habillé
Son faible petit oiseau.

Je regarde tristement

les yeux de ma mère :
Son amour ne m’a pas permis

de devenir oiseau.

Sur la route il y a un arbre

un arbre tout courbé
Tous les oiseaux de cet arbre

se sont envolés.

Traduction Moshe Leiser - Tendresse et rage

Prière

Je vais enlever mes chaussures et déposer ma douleur
et pour toi je serai de retour dans cet état
maintenant que je sais je suis un raté -
Je m’adresse à toi, face à toi.

Mon Dieu, mon Seigneur et Créateur
purifie-moi dans ta lumière
Ici je me couche sur un nuage avant que tu me berces
et me fasse dormir.

Et me dise des paroles de bonté
et me chuchote que je suis ton enfant
et éloigne loin de mon front,
tous les signes de mes péchés.

J’ai exécuté fidèlement le message
de tes chants sacrés à travers le temps
est-ce ma faute si en yiddish
Chant et Juif riment toujours?

Et est-ce un défaut je l’avoue
que beauté rime avec larmes
et le désir avec ses ailes tristes
erre toujours seul avec sa douleur.

Ainsi est-ce ma faute si tu m’as permis,
d’être découragé et fatigué si longtemps
et venir devant toi déposer à tes pieds
cette chanson si triste.

Mon Dieu, mon Seigneur et Créateur
purifie-moi dans ta lumière
Ici je me couche sur un nuage avant que tu me berces
et me fasse dormir.

Itsik Manger (adaptation personnelle)

Rabbi Levi Itzcha

était enveloppé dans son Taliht et avec les phylactères,

il ne bougea pas de là.

Il reste sur la chaire

le Siddour est ouvert,

mais il ne prononce pas un mot.

Car dans son imagination

il voit les images du Ghetto,

de la moquerie, du mépris, de la mort.

Il reste résolument silencieux

Le vieil homme est chagriné

Il fait face rageusement à son ancien Dieu.

Itzik Manger, Lid un balade 1952

Traduction Liliana Ruth Feierstein

Laissez-moi dans mon rêve
vous savez pourtant que j’y trouve la paix

Il sera possible alors d’endormir mon sommeil par le vent

car seul je suis

je suis une seule branche

L’arbre lui a perdu ses racines et il se tait

Mais je veux encore que dans l’arbre

les nouvelles feuilles toutes vertes secouent sa couronne

et me poussent à voler comme un oiseau vers son nid

pour revenir dans ma famille et la consoler

Et comme un oiseau je veux voler très haut

plus haut que le son et chanter au plus haut

et comme le paon d’or de la très vieille chanson

je veux rechercher sa plume d’or qui vole

Itsik Manger- Le paon d’or- (adaptation personnelle)

BALLADE DU PAIN BLANC

Debout au seuil assombri des soirées
Mères portant leurs châles déchirés,

Visages blêmis, doigts éteints,
Les treize apôtres de la faim,

Et par-dessus leur tête le couchant
Allume la lune ainsi qu’un pain blanc.

Tristement vers le pain les mères tendent
Leurs mains rapiécées, leurs mains qui quémandent:

- Ô pain sacré tombe sur nos genoux,
O pain de blé sacré délivre-nous!

La mort pétrit nos enfants dans nos lits
Et fait de leurs corps squelettes de nuit.

Et tremblote au-dessus des fenêtres la lune
Sur les têtes d’enfants, les fantômes nocturnes.

Et souriant au clair du grand pain blanc
Meurent les enfants plus docilement.

La lune qui du ciel ne peut tomber
Fait ses rayons dans le fleuve flamber.

Mères courbées sur le seuil des soirées
Leurs yeux éteints, leurs châles déchirés.

Et pleurent sept jours la mort d’un enfant
Et pleurent sept jours la mort du pain blanc.

Traduction Charles Dobzynski Anthologie de la poésie yiddish

Mon papé

mon papé, le cocher de Stoptschet
attelle les chevaux et « hue ! » démarre,
on monte et on descend dans les années perdues,
les oiseaux et les nuages rivalisent en vol.

mon papé se tait, c’est sa tristesse qui parle :
« chaque rose saigne sur son épine,
la faux chante en coupant le blé,
c’est toi qui l’a inventé, poète toqué ? »

et on s’éloigne encore par-dessus monts et vaux,
traversant villages endormis. Vieux moulins qui meulent
le pain et la mort pour chacun sur la terre,

le soir s’obscurcit. Où es-tu, vieux papé ?
je suis couché non-sacrifié sur l’autel,
et ne vois que les ombres de tes chevaux fatigués…

Traduit du yiddish par Jean-René Lassalle.

Ballade de la lueur blanche

« assez gémi, ma fille
et oubliée la peine ! »
- vois maman au fond de la nuit
une lueur blanche et froide.

« c’est feu follet ma fille,
un feu follet, rien d’autre.
qu’il aille dans les forêts arides
et jamais ne revienne. »

- comment serait-ce un feu follet,
pourquoi un simple feu follet ?
il fait battre mon cœur plus vite
sous sa lueur blanche et froide.

« récite vite le chémâ, ma fille,
Dieu sait ce que ça signifie ! »
- la lueur blanche, maman chérie,
est un appel de l’autre côté.

et si elle appelle, comment pourrais-je,
comment ne devrais-je pas y aller ?
puis-je vraiment laisser mon cœur
rester là-bas tout seul ?

au dehors mugit l’orage,
au dehors tombe la neige.
- un moment, toi lueur blanche,
un moment, je viens. –

elle met son châle autour du cou,
le châle est rouge.
encore plus rouge est son sang,
blanche la lueur de mort.

la mère se tient à la fenêtre,
s’imprègne de cette image :
on voit la silhouette de la fille
disparaître dans la lueur blanche.

Traduit du yiddish par Jean-René Lassalle.

Bibliographie

Quelques œuvres :

1929 : Shtern Oyfn dakh (« Astres au-dessus des toits »)

1929–1930 : Getseylte verter («Mots comptés»)

1935 : Khumesh Lider (« Poèmes bibliques ou chants du Pentateuque »)

1933-1935: Lamtern in vint« Lanterne dans le vent»

1936 : Megile-Lide r (« Les chants du rouleau »)

1936: Felker Zingen (Le peuple chante),anthologie de chansons.

1937: Demerung in Shpigl « Crépuscule dans le miroir»

1939: Dos Bukh fun Gan-Eydn (« Le livre du Paradis »)

1942: Volkns iberndakh («Nuages par-dessus le toit»)

1947 : Hotzmakh’s Shpiel (« Jeu de Hotsmakh »)

1952 : Lid un Balade (« Chants et ballades »)

1961 : Di Goldene Pave (« Le Paon doré »)

1967: Shtern in shtoyb («Etoiles dans la poussière»)

En français

Anthologie de la poésie yiddish, éditée par Charles Dobzynski, Poésie/Gallimard 2000.
Théâtre yiddish, tome 1, L’Arche 1997.

En allemand

Dunkelgold. Suhrkamp 2004

En anglais

The world according to Itzik, selected poetry and prose, 2002, Yale University Press