Ivan Blatny

Le passant oublié de la poésie tchèque

Quand le Passant se réveilla le matin
son cauchemar matinal
se leva avec lui
et mit en marche son petit moteur,
son petit ventilateur
à propulser en plein jour les reliefs de la nuit passée…

(Le jeu, traduction Erika Abrams, Éditions Orphée La Différence)

Ivan Blatny n’a longtemps existé que par la rumeur. Rumeur de ses poèmes interdits ou sous le boisseau. Rumeur de sa vie d’exil et de sa mort loin de Prague. Rumeur de ses cauchemars.
Maintenant encore le public francophone n’a pas accès à ses livres.
Étouffé par le régime communiste de son pays, sa poésie avant son départ pour l’Angleterre en 1948, et bien sûr celle de l’exil, restera proscrite jusqu’à la « révolution de velours ». Comme il ne fut pas un résistant de l’intérieur comme Jaroslav Seifert, ou Vladimir Holan, dont il n’atteint d’ailleurs pas la grandeur, ni la profondeur, il reste encore marginal en son pays même.
Il a écrit d’abord dans la solitude romantique et nostalgique de sa Moravie, puis dans l’effervescence de ses vingt ans en tant que poète prodige et en pleine guerre. Puis vint l’exil, la paranoïa et la claustration psychiatrique. Mais toujours il écrivit jusqu’à son dernier souffle.
Cet homme des asiles n’aura pas connu d’asile en ce bas monde.
Sa voix étrange, amère, d’une ironie mordante, est encore à faire entendre.

Une vie errante et close

Il était né le 21 décembre 1919 à Brno en Moravie, ville natale de Leos Janacek. Il était le fils d’un écrivain célèbre, l’auteur expressionniste Lev Blatny (1894-1930). Il fut très tôt orphelin, élevé par sa grand-mère. Dès le lycée il écrit des poèmes. Parfaitement bilingue, tchèque et allemand, il maîtrisait remarquablement le français et l’anglais. C’est dans cette langue qu’il publia plus tard quelques poèmes. Il fut vite reconnu comme poète prodige dans le sillage de Jaroslav Seifert, mais aussi de la poésie contemporaine française, surtout Apollinaire qui le fascinait. Ses études universitaires furent interrompues par la fermeture des universités en 1939. Il a commencé pour vivre de travailler dans le magasin d’optique de ses grands parents.
L’invasion nazie le contraint à la clandestinité En 1942 il rejoint le « groupe 42 », comprenant poètes, peintres, et philosophes. Comme d’autres il crût à des lendemains qui chantent à la libération de son pays. Mais la prise du pouvoir par les communistes en 1948 (coup de Prague) lui fait rapidement comprendre qu’il ne sera qu’esclave en son pays. Profitant de l’attribution d’une bourse d’études pour l’Angleterre, il choisit l’exil définitif en mars 1948. Il voulait fuir ce qu’il appelle « la terreur froide ». Il obtint l’asile politique. Sa vie en Angleterre fut tragique, crucifié entre pauvreté extrême et maladie. Souffrant de syndromes constants de persécution (schizophrénie), il sombre dans la maladie mentale. Il ira d’hôpitaux psychiatriques en hôpitaux psychiatriques, en passant par les hospices. Brièvement en 1948 (Friern-Barnet Hospital à Londres), puis the Claybury Psychiatric Hospital à Essex ; puis pendant plus de dix ans dès 1954, (Essex, Ipswich). La radio officielle tchèque annonce d’ailleurs sa mort avec délectation. I
De 1948 à 1954 Il travaillera un temps à la BBC et Radio free Europe. Il apprend l’italien et l’espagnol pendant ses séjours et écrit abondamment de la poésie. En 1954 il est à nouveau interné à Claybury Hospital.
En 1969, après la visite d’amis, il se remet à écrire, alors qu’il avait arrêté depuis les années cinquante et soixante. Il écrit aussi bien en tchèque qu’en anglais.

En 1977 il est transféré à l’hôpital St. Clement’s Hospital, Bixley Ward - Warren House, à Ipswich. La rencontre avec des amis lui permet de sauver ses manuscrits qui jusqu’alors étaient détruits par les aides-soignants.
En 1979 il peut publier au Canada Anciennes Demeures (Former homes). En 1982 la BBC réalise un documentaire sur lui. Et ses livres sont toujours interdits à Prague à cette époque.
De brèves rémissions lui permettront de survivre dans une maison de repos à Clacton-on-Sea en 1984. Il mourra ignoré de tous, pauvre et dépendant de l’assistance publique, à l’hôpital de Colchester, le 5 août 1990, à 12 h 45, en cette terre d ‘exil anglaise. Quelques heures avant sa mort il écrivait encore des poèmes. Plus tard ses cendres seront rapatriées au cimetière central de Brno le 2 mai 1991. Seules elles auront revu la terre natale. Elles sont mêlées à celles de ses parents.

Cet homme incapable de vivre dans la vie pratique, se heurtant au quotidien, tout en le décrivant, n’aura comme ancrage que ses poèmes griffonnés tout au long de son errance.

Le pauvre corps maigre d’Ivan Blatny
sans cesse blessé par ceux qui voient…
aborde son soixantième anniversaire
Soixante risibles années
la risée du monde entier…
De la peur aussi il y en a en lui…
Il connaît sa place il n’a pas le droit d’être offside
il a été ostracisé il a été expulsé
de la société
(poème Hors-jeu de 1979)

Une poésie vie contre vie

Il a écrit pour une série de lettres-poèmes adressés à Petr Král.

Il est frappant de voir sa poésie passait du lyrisme au coq à l’âne amer. Le bilinguisme, principalement tchèque et anglais martèle sa poésie, la rendant âpre et hallucinée. Déjà dans ses déchirants poèmes de guerre, sourd l’amertume qui ne fera que s’amplifiait. Il utilise le collage des langues et des sentiments. Il part de la surface des choses, du quotidien le plus élémentaire, pour exhaler sa dérision. Même le rien absolu lui est interdit. Sa poésie n’est ni obscure, métaphysique. Elle oscille entre l’influence de Jaroslav Seifert, « le merveilleux Seifert » comme l’écrit Blatny, et ensuite une mise à plat du monde par le monotone réalisme du quotidien, teinté d’ironie noire. Ce basculement d’une poésie proche aussi de Rilke, à une poésie presque féroce faisant parfois la liste de ses commissions, les titres des journaux lus, des pastiches, et d’innombrables collages de noms propres de lieux, de mots étrangers. La musicalité des débuts est brisée par les cassures nombreuses de ses mots.

Ivan Blatny semble écrire une poésie vie contre vie. Du fond de ses asiles psychiatriques, il ricane sur la vie avec des bouffées de nostalgie parfois sur sa Moravie si lointaine, sur le bonheur enfui. Il est le Passant, l’anonyme, celui qui se fond et disparaît dans la banalité des jours.

L’originalité de mêler dans un même poème plusieurs langues est plus qu’un collage, car le sens ne se livre que par le tissage des langues, non pas juxtaposées, mais s’irriguant les unes les autres.

Ivan Blatny aura comme un patineur glissé à la surface des choses, n’acceptant pas de hiérarchie dans ses impressions où un match de tennis à Wimbledon, un match d e football ont la même importance que des citations de Rilke et Seifert. C’est le monde des souvenirs qui importe et des flux de conscience qui brassent tout. Ce n’est pas un combat pour la mémoire, mais le lent envahissement d’un temps figé. Ivan Blatny est le Passant, mais le passant immobile et figé. Et coule le temps, mais sans lui.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Troisième

J’attends ma nounou
-c’est la mort.
…………………….
Mais les gars prennent la route
.

(Langston Hughes)

J’attends ma nounou -
C’est la mort.
Elle traîne encore quelque part dans la rue,
Elle traîne devant la maison.
Et les choses sur la table sont déjà pleines d’elle,
Et les choses sur la table sont déjà pleines d’elle :
Papiers, livres, cruche.
J’attends ma nounou -
C’est la mort.
Elle s’en vient à pas de loup, se dépose comme la
poussière,
Invisible encore, mais présente.
Je l’entends battre la semelle en bas dans les décombres
Restés là depuis le premier raid.
Le dimanche matin. Les canons règlent le tir.
Et le froid siffle à travers les branches encore nues.
Un accordéon annonce le printemps,
Un accordéon annonce le printemps
À travers les couloirs, à travers les cours.
Une girouette saccade à l’arrière sur le ciel.

J’attends ma nounou -
C’est la mort.
Je lis dans les choses sur la table
Papiers, livres… Sommeil.
Appelé par les regrets. (Albertine, Toi.)
Mais l’Europe prend la route.

4 mars 1945

(traduction Erika Abrams, Éditions Orphée La Différence)

Quatrième

à Frantiek Halas

Un abandon sans borne, épaisse poussière,
Reposait sur les poutres et sur les pierres,
Un abandon sans borne, le jour baissait.
Un abandon sans borne, épaisse poussière,
Reposait sur les poutres et sur les pierres,
Un abandon sans borne, le jour baissait.
De rares flocons d’une neige maussade
Cinglaient les visages serrés dans les tramways,
En ville à nouveau grondait la canonnade.

Un abandon sans borne, poussière, friable,
Reposait sur les livres et sur la table,
Un abandon sans borne, le jour baissait.
Un abandon sans borne, poussière, friable,
Reposait sur les livres et sur la table,
Un abandon sans borne, le jour baissait.
La porte d’un immeuble, comme si souvent,
Livrait passage à un promeneur nocturne, lent,
- Et la neige lui cinglait le dos, en capilotade.

Page ouverte où écrivaient la fatigue, la peur et la
guerre,
Se tapissant dans les poutres et dans les pierres,
Un abandon sans borne, le jour baissait.

Page ouverte où écrivaient la fatigue, la peur et la
guerre,
Se tapissant dans les poutres et dans les pierres,
Un abandon sans borne, le jour baissait.
Et les visages serrés vie contre vie
N’y faisaient plus qu’un, point infime,
Tandis qu’en ville grondait la canonnade.

11 mars 1945

(traduction Erika Abrams, Éditions Orphée La Différence)

Cinquième

Où peux-tu bien être maintenant, maintenant à cet
instant même,
À cet instant précis, aujourd’hui, où je commence à
écrire.
C’est ce fameux dimanche vide,
Cette voix bien connue, traînante, qui chante,
Désespérément monotone, da capo, du capo, du capo,
Désespérément monotone, da capo, da capo, da capo,
Et encore et encore.
Une formule incantatoire
Vole de balcon en balcon : Merde *
Dans le profond silence répond gravement
Das deutsche Volkskonzert.

Où peux-tu bien être maintenant, maintenant à cet
instant même,
À l’instant précis où tu lis ce poème.
Était-ce après la guerre ? Était-ce l’automne ? Était-ce
le printemps ? Quelqu’un dehors m’accompagnait à la guitare
Et c’était moi qui jouais.
C’était ce fameux dimanche vide,
Bouquet, fauteuil, rubans et ainsi de suite.
Chez vous il n’y avait personne elle était partie avec
son amant.
Un monsieur vêtu de noir traînait une couronne
funéraire.
C’était ce fameux dimanche vide.

Souviens-toi, Albertine, de ces jours ensuite,
Une piéride blanche gisait par terre,
On creusait des tranchées, des bombes tombaient sur
Prague,
Une piéride blanche, transie de froid.
Vous auriez dû la tuer, a dit Françoise,
Elle pondra des œufs, bonjour les dégâts !
Souviens-toi, Albertine, de ces jours !
Das deutsche Volkskonzert traînait quelque part une
couronne funéraire.
Cette voix bien connue, traînante, qui chante.
Désespérément monotone, da capo, da capo, da capo,
Désespérément monotone, da capo, da capo, da capo
Et encore et encore.
(Das deutsche Volkskonzert : Le concert populaire allemand.

1945
(traduction Erika Abrams, Éditions Orphée La Différence)

Nocturne

Dans la nuit, quand le grain s’illumine
Dans les greniers que le clair de lune dessinent
Chaque grain de blé brille pour lui
Les sorcières sont portées sur leurs balais jusqu’aux cieux.
L’idiot du village, qui pense qu’il ne mourra jamais
Se lève et repart en direction de Morton Morell.
Je le suis un bout de chemin. Je l’accompagne.
Nous nous retrouvons tous deux invités par l’été.

(adaptation personnelle)

Soirée d’été

Comme une ramure d’or,
Corne de lumière,
Cela repose assoupi derrière ses abris
Si on force l’entrée des écuries on pourrait être entendre dans le silence
le bois doré qui bourdonne
quand il craque
Le paysage se tient là
Comme un lait fraîchement tiré
avec la mousse immobile et lumineuse des coteaux

(adaptation personnelle)

Automne

Ratisser les feuilles des parcs quel doux travail
Flâner de-ci de-là et revenir lentement
Comme revient le temps comme revient la distance
Nostalgique comme les timbres sur les enveloppes

J’ai trouvé une lettre écrite rien qu’au crayon
Effacée par la pluie raclée par les alluvions
Oh temps des lettres où es-tu où es-tu
Comme Rilke j’ai écrit de longues lettres
À présent je me tais adieu novembre est venu
Les chevaux roux sortent par les portails

Tiré d’Anciens Domiciles (1979)
(Traduction Jean Gaspard Pálení?ek
)

Le destin

La volonté absolue de vivre fait sans remords exploser toute éternité
La mort n’est pas
nous devons nous soumettre
De temps à autre il y a le oui
oui nous le voulons bien ainsi
car nous ne pouvons choisir le rien absolu

(adaptation personnelle)

Les lieux

Les lieux que nous avons quittés continuent à vivre.
Le cheval file, l’enfant crie, la mère ouvre la porte
« Ce n’est pas là, ce n’est pas là, alors je ne sais pas ce
que c’est devenu. » Ils cherchent.
Ils cherchent quelque chose, s’agitent à travers le logis.
Ils cherchent les lieux que nous avons quittés, les lieux
où nous étions autrefois.
Ils courent à la gare et pensent : la maison.
La maison est restée.
Où s’en vont-ils ?
À l’enterrement de la sœur. Pour toujours. Chez le fils.
La grand-mère reste. La grand-mère, ils ne
l’emmènent pas.
Ils laissent chez eux siffler Mélusine.
L’horloge, ils ne l’emmènent pas.
L’horloge sonne dans une pièce vide.

(traduction Erika Abrams, Éditions Orphée La Différence)

Nuit

Toute la caserne dort encore
Les prisonniers justes libérés font l’exercice
Les tuyauteries sont à peine réparées dans les maisons
ruinées par les bombardements
Ils mirent leurs hauts-de-forme
Les habitants qui sont morts sourirent
Les habitants qui sont morts faisaient de bien beaux rêves
(adaptation personnelle)

Menue(a)

Si une femme m’invitait à « monter » avec elle
j’aurais ensuite une journée parfaitement heureuse
je n’ai pas non plus autant de cigarettes que demain
je n’ai pas non plus autant de cigarettes que de mains

Perhaps it is macaroni cheese
I’ll go for dinner
there is perhaps the drug called happiness (b)

a. Menu.

b. Peut-être sera-ce du fromage eux macaronis/j’irai dîner/il y a
peut-être un médicament qui s’appelle le bonheur.

(traduction Erika Abrams, Éditions Orphée La Différence)

Bibliographie

En tchèque

Dame Venus 1940
Élégies de Brno, 1941
Ce soir (1945).
La recherche du temps présent (1947),
Poésies pour enfants 1947
Anciens Domiciles (1979)
Règles d’école Bixley pour retardés (1982)
Fragments et d’autres versets de la succession, posthume, 2003
La drogue de l’art en anglais

En français

Poèmes, traduit du tchèque par Erika Abrams. [Alforville], Revue K, « Collection défectueuse », 1989, épuisé.
Le Passant, poèmes choisis, traduit du tchèque par Erika Abrams, préface de Zbyn?k Hejda. Éditions de La Différence, « Orphée » n° 139, 1992, épuisé.