James Ellroy

Toutes les couleurs du noir

Disons-le brutalement : le roman policier, de même que le roman dit « noir », n’avait pas encore trouvé ses Dostoïevski... Vous y croyez, vous, aux profondeurs psychologiques d’Hercule Poirot, aux interrogations désabusées de Marlowe, même si c’est Bogart qui les exprime. D’accord, on peut peut-être sauver les détectives miroir de MacDonald (faudra qu’on reparle de Lew Archer et de Travis, un de ces jours), pourtant, ne serait-ce que pour sa façon de disséquer le Familles, je vous hais à coups d’histoires tordues. Bref....

Non, la plongée dans le grand noir de l’âme, bien profond, on la découvrait rarement dans le polar. Il fallait chercher du côté de l’horreur, la vraie, pour trouver son content de chair à vif.

Exemples Dragon Rouge et Le Silence des Agneaux, deux livres de Thomas Harris qui valent largement les films qu’on en a tiré, Nécropolis de H. Lieberman, qui a été publié en horreur aux USA avant d’atterrir chez nous édité par Point-Seuil. Des irréguliers, des marginaux qui jouaient avec le genre mais refusaient d’en faire partie.

Il nous fallait un vrai, un pur de l’histoire policière noire, avec tout ce que ça implique comme sens de l’action et du drame, mais aussi avec les poumons suffisamment pleins pour descendre très bas dans le cloaque humain et nous entraîner avec lui.

Un coup de poing vicieux dans les gencives

Tout ça pour dire qu’on attendait quelqu’un dans le genre de James Ellroy. Et qu’on l’a reçu comme un coup de poing vicieux dans les gencives...

Au commencement, un livre, Le Dahlia Noir, énorme pavé publié par Rivage/Noir, chez Guérif. Pas moyen de se tromper, tous les Ellroy sont dans cette collection, c’est d’ailleurs lui et les polars Navajo ethnologiques de Tony Hillerman qui font vivre le fond de commerce. Énorme par sa taille, on peut passer sa nuit dessus, croyez-moi, énorme par l’ampleur de son sujet. Et ça, c’est infiniment plus rare...

Le Dahlia Noir est une femme, ou plus exactement un cadavre, coupé en deux. Elle obsédera, tout au long d’un roman tellement touffu qu’il serait illusoire de le résumer, un flic qui s’efforcera de résoudre ce meurtre parce que le chemin de sa rédemption et l’histoire de cette femme sont inextricablement mêlés.

Raconté comme ça, c’est un cliché. Écrit par Ellroy, c’est un chef-d’œuvre, tout entier empli d’un souffle et d’une urgence trop rarement vue ailleurs. D’autant plus que la mère d’Ellroy a été assassinée lorsqu’il avait dix ans, dans des circonstances qui ne furent jamais pleinement élucidées, et le meurtre d’Elisabeth Short, Le Dahlia Noir (qui est un personnage parfaitement authentique, qui se produisit dix ans plus tôt, devint pour lui une obsession, l’équivalent du crime commis contre sa mère mais adapté par Hollywood. D’ailleurs en 2004, un fils a trouvé dans les papiers de son père, les preuves que celui-ci était aussi bien l’assassin de la mère de James Ellroy que du fameux Dahlia Noir.

Après le choc du Dahlia Noir, qui fut le premier roman d’Ellroy publié en France (et son cinquième, me semble-t-il), on l’attendait au tournant. Pas de problèmes, le bonhomme avait de la ressource : entrée en scène d’un nouveau personnage, Lloyd Hopkins, flic, dont on suit la quête en trois livres, Lune sanglante, À cause de la nuit et La colline aux suicides, regroupés opportunément par Guérif dans un seul gros ouvrage, C’est bien Noël, non ?

Ce qui, là encore, tranche par rapport au polar ambiant, c’est la stature la fois gigantesque et terriblement humaine des personnages, les bons comme les mauvais. Il n’y a, chez Ellroy, rien d’inutile, et même rien d’anecdotique. Chaque dialogue est coupé au rasoir, chaque description réduite à l’essentiel, mais sans que rien nous soit épargné. Il n’y a jamais de sous-entendus chez l’auteur. Chaque événement se déroule sous la lumière crue des projecteurs de police des lampes d’interrogatoire. Le tout est une intensité presque douloureuse.

Le héros nous prend par les épaules et ne nous lâche plus

Seigneur, Loyd Pauvre baiseur, avec ton angoisse, ta façon de courir les femmes, lâche-moi un peu, pauvre connard écrit d’ailleurs Ellroy à son sujet, dans une interview publiée par Rivages/Noir en même temps qu’une courte nouvelle. Parallèlement Le Dahlia Noir accouche de plusieurs « suites », encore que le terme soit mal choisi. Le Quatuor de Los Angeles comporte en plus Le Grand Nulle Part, L.A. Confidential et White jazz.

Tous se passent dans un même lieu et un même temps, le Los Angeles des années 50, avec un procureur général obsédé par la menace communiste, ses truands « officiels » comme Mickey Cohen ou Johnny Stompanato (qui fut tué par la fille de l’actrice Hollywoodienne Lana Turner, dont il était l’amant brutal), avec un réalisateur de dessins animés qui rêve de bâtir un parc d’attraction à sa mesure, « Dream-a-dream land », (on ne parlait pas encore de Marne-la-Vallée en ce temps-là), avec Howard Hugues en fond, avec ses flics, surtout, des vrais flics, bien saignants comme on les aime. Des flics à la Wambaugh, pas le genre à passer dans des feuilletons télé à cause des taches de ketchup sur l’uniforme chiffonné par l’insomnie.

L’histoire, les histoires, en fait, s’entrecroisent dans cet univers en réduction où chacun poursuit sa propre quête en laissant de nombreux vides sur son passage. Il y a des meurtres en série, des enquêtes sur le communisme rampant, des histoires de drogue ou d’amour avorté. Il y a, surtout, cette humanité grouillante et terriblement vivante que l’on trouvait dans les grands romans russes où chaque personnage incarnait à lui tout seul l’espèce humaine.

Il faudrait aussi parler de la solitude chez Ellroy, cette façon qu’ont les personnages de bouger sans cesse pour ne pas mourir étouffés sous le poids de leur propre souffrance ; mentionner les dialogues, toujours justes, et cette tension qui hante chaque ligne et qui vous empêche de reposer le livre avant la fin.

Depuis, le succès aidant, on a aussi publié de lui des œuvres mineures Brown’s requiem, un roman de jeunesse, Un tueur sur la route, une œuvre de commande sur le thème du tueur psychopathe. Je les mentionne simplement pour vous éviter de commencer par eux, ce serait dommage.

Laissez-vous cueillir par Le Dahlia Noir

Jean-Claude Dunyach

Nota : Ellroy a publié une nouvelle série, Américan