Jaroslav Seifert
Le guetteur des rues de Prague
je ne lis des vers qu’à mes quatre murs
mauvaise est l’heure, noire pour nous
avec les morts j’attendrai ici.
« Un ciel plein de corbeaux » mais aussi partout « Toute la beauté du monde » ces titres des mémoires balisent les traces du poète tchèque Jaroslav Seifert, prix Nobel de littérature en décembre 1984 à l’âge de 83 ans ! Grand fut l’étonnement du monde des lettres qui ignorait tout de ce vieux et merveilleux écrivain, reclus dans cette Tchécoslovaquie sous la botte communiste. Cela existait donc un écrivain tchèque après Kafka ! Dans son pays, on l’ignorait aussi car il était, avec son ami Vladimir Holan, au ban de la nation communiste bien-pensante et bien oppressante. Ses rares écrits circulaient sous le manteau et ne se publiaient qu’à l’étranger. Il écrivait sans être lu du moins jusqu’en 1979 où il est praguois.
Immense fut l’embarras des autorités tchèques. La presse tchèque de 1984 disait « les journalistes étrangers ont tenté d’utiliser le nom de notre poète pour attaquer de façon diffamante sa patrie et intégrer son nom dans une guerre psychologique menée contre les pays socialistes ». Ni la biographie de Seifert, ni même sa photo n’apparurent nulle part. « Et à peine la nouvelle lui fut-elle annoncée, à peine eut-il reçu la visite de l’ambassadeur du royaume de Suède, que, le lendemain matin, deux gardes furent postés devant la porte du poète immobilisé sur son lit d’hôpital, deux membres de la police secrète, vêtus de blouses blanches de médecins, et qui contrôlaient l’identité de tout visiteur et notaient jusqu’aux visites des membres de sa famille. Il ne reçut pas même les félicitations spontanées qui lui avaient été envoyées par des milliers de citoyens. C’est ainsi que Jaroslav Seifert fut à la fois lauréat et prisonnier ».
Étrange étranger dans son pays lui-même
Bien sûr Aragon, dans un moment de lucidité, pas si fréquent chez lui, avait parlé de « Biafra de l’esprit » pour dénoncer l’entrée des chars russes à Prague en 1968. Mais tout était en ordre dans la banalité du mal et pas grand-chose ne filtrait de ce pays meurtri. On ignorait Bohumil Hrabal, Vitezslav Nezval, Jaroslav Hasek, Karel Capek, l’immense Vladimir Holan, on avait entendu parler de Milan Kundera. C’était le temps où l’on promenait ses idées en laisse au bout des tanks, et où la délation rôdait dans les rues comme des bouches d’ombre.
Le jury du Prix Nobel déclara que « Seifert avec une grande puissance d’invention, une fraîcheur et une grande sensualité aura élaboré une image libératrice de l’homme et de ses facettes nombreuses. Il aura créé un autre monde que celui de la tyrannie et de la désolation, un monde qui existe ici maintenant, un monde qui existe dans nos rêves, nos volontés et dans notre art ». Ces pieuses banalités auront permis quand même la consécration d’un très grand poète.
Seifert était un poète avant tout moral, avec une éthique et le sens du combat :
Si une personne ordinaire garde en elle silencieusement la vérité cela peut-être une manœuvre. Si un écrivain garde la vérité en lui silencieusement c’est qu’il ment. (1956).
Si tant d’écrivains tchèques furent réduits au silence, il ne pouvait en être question pour Seifert, statue du commandeur dans la littérature tchèque. Sa gloire, sa popularité parmi les gens, son âge et sa maladie lui évitèrent d’être sali et maltraité lors de la campagne déchaînée contre les signataires de la charte 77. Il dut subir de nombreux interrogatoires - mais chez lui, à cause de sa paralysie partielle - et on ne parla pratiquement plus de lui. Ses livres étaient bien sûr toujours interdits de publication.
Son empreinte parmi le peuple tchèque était plus forte que celle d’un Hugo en France. Poète national, héros et héraut pendant l’occupation allemande et l’oppression russe, il était un symbole immense, indéboulonnable, un objet de culte. La ferveur du peuple le protégeait. Il était autant le poète que le symbole de la liberté d’écrire. Il était la liberté même. Il avait fait de la poésie une arme redoutable, un refuge au plus profond pour lutter contre les adversaires, qui parlait à la fois au peuple et à chacun au fond de soi.
« Son nom figurait dans les livres de lectures et dans les livres de classe depuis des dizaines d’années, ainsi n’étaient publiées que certains recueils écrits avant la seconde guerre mondiale. Personne n’aurait osé publier les recueils qu’il a écrits au cours de la dernière décennie. C’est pourquoi les poèmes de Seifert font partie des premiers textes publiés par le samizdat. La Colonne de la peste de Seifert a été « publiée » en samizdat dès Noël 1972. Il n’a été publié officiellement en République socialiste tchécoslovaque qu’en 1981, seulement après qu’il ait été publié chez une maison en exil.» (Frantisek Janouch)
Milan Kundera dira ceci de Seifert : « En 1969, quand l’horreur russe dévastait le pays, cette pauvre nation condamnée à la ruine et piétinée comment était-il possible de justifier son existence ? Pour nous la justification était Seifert : le poète lourd avec ses pattes posées sur la table, le poète avec sur lui l’expression tangible du génie de la nation. »
Il semble se dresser comme un menhir farouche face aux petits fonctionnaires de l’horreur quotidienne. Il couvre la littérature tchèque de son ombre persécutée mais immense et poète national, il défie l’oubli et l’indifférence
« Nous savions que les hommes n’ont pas d’âme, si au moins ils avaient un peu de tenue » Gottfried Benn.
Pendant cette nuit de pluie noire qui s’est abattue sur ce qui s’appelait la Tchécoslovaquie, la plupart des hommes n’eurent ni âme ni tenue.
Sylvie Germain appelle cela « la cécité d’âme ».
Traces de Jaroslav Seifert
Il était né d’une famille ouvrière le 23 septembre 1901 à Zizkov, faubourg populaire de Prague. Il était issu d’un milieu ouvrier pauvre, son père s’occupait d’un tout petit magasin. Et toutes les après-midi de Seifert étaient occupées à approvisionner le magasin et à livrer les clients. Il se passionne pour la révolution russe de 1917 et se veut poète révolutionnaire. Il devient membre du parti communiste tchèque dès sa création et ne fera pas d’études supérieures.
Après le lycée, il travaille comme journaliste dans la presse littéraire et artistique et publie son premier recueil de poèmes (La ville en larmes, 1921). Il participe aussi au fameux journal Rudé Pravo (Le droit rouge), qui tournera plus tard en journal de propagande communiste. Il croit profondément à la révolution léniniste et il participe à bien des revues et des journaux du parti comme rédacteur. Il est alors considéré comme le représentant de l’avant-garde littéraire tchèque. En 1923 un voyage à Paris lui fait découvrir la littérature moderne et ses recherches. Il rejoint alors le groupe d’avant-garde Devetsil, et rédige avec Karel Teige un manifeste sur le « nouvel art prolétarien » et participe à l’aventure du « poétisme ». L’influence immense de Guillaume Apollinaire réoriente sa poésie. Il le traduit en tchèque ainsi que le poète russe Alexander Blok (Les douze), et curieusement également Verlaine. Il abandonne l’optimisme obligé des épopées communistes pour des recherches formelles où le surréalisme et Dada auront leur place. Et il se détache de la poésie prolétarienne qu’il avait fondée avec Vítezslav Nezval, lequel restera ancré dans cette illusion. Pour sa part Seifert était issu de ce milieu pauvre et n’avait pas besoin de cette expiation bourgeoise, il savait. Il est exclu du parti communiste en mars 1929, pour avoir signé une pétition contre « les tendances bolcheviques dans la direction du parti ». Se heurtant au stalinisme qui s’apprêtait à geler le cœur de la Tchécoslovaquie, il n’y adhérera plus jamais. Il se tourne vers la profondeur de son attachement à sa patrie. Son poème sur la mort de Masamyk, est lu partout dans le pays.
Il quittera les oripeaux du surréalisme pour son chant profond appartenant à lui seul. Ses images et son langage vont vers la simplicité, la nature, les choses de la vie, celle du quotidien et non plus celle qui est assénée dans la propagande des avenirs radieux. Avant même les ignobles accords de Munich, qu’il avait pressentis il écrira « Éteignez donc la lumière », poème fondateur de la résistance tchèque à toute oppression.
Devenu pendant l’invasion allemande le prophète de la nation tchèque piétinée, il sera à jamais le symbole de la liberté. Il manque d’ailleurs d’être fusillé pendant l’insurrection de Prague.
Il quitte son métier de journaliste en 1949, pour se consacrer totalement à la littérature. Les désillusions de l’après-guerre et une longue maladie le rendent moins présent au monde. Il refusait les consignes d’éducation des masses et se voyait traité de petit-bourgeois, d’homme déloyal, traître, et subjectif et surtout honte suprême, pessimiste. Lui qui ne parlait que de la mélancolie de la vie, des souvenirs d’enfance qui affleuraient, de la jeunesse qui file.
Il évolue à la même époque vers un lyrisme plus intimiste, mélodique, qu’il cultive jusqu’aux années soixante où, en conclusion de l’œuvre, il ouvre ses poèmes à une méditation plus ample et plus libre, aux accents de la langue parlée. Son « hibernation » cesse et en 1956, il réclame courageusement la libération des poètes et des écrivains emprisonnés. Dans les années soixante, il participe activement au dégel culturel qui aboutit au Printemps de Prague, et il préside la Commission des réhabilitations et devient président de l’Union des écrivains, profitant du nouveau climat du post-stalinisme en 1964. Cette courte période de liberté va durer peu, le temps d’être nommé poète national en 1966. Jaroslav Seifert a été le dernier président du Comité des écrivains tchécoslovaques qui fut dissous « par décision des organes du parti et de l’état » en 1970.
En 1968 il s’élève violemment contre l’invasion russe qui écrasera le Printemps de Prague. En 1968, les armées du Pacte de Varsovie envahissent sur l’ordre du Kremlin la Tchécoslovaquie, et brisent la tentative des Tchèques et des Slovaques de créer dans leur pays le socialisme à visage humain, c’est-à-dire, de marier le socialisme et la démocratie. Pour la majorité des Tchèques et des Slovaques, cette invasion brutale est un coup dur qui anéantit leurs espoirs, leurs perspectives et leurs illusions, pour certains d’entre eux elle signifie la persécution, la prison et la mort. L’occupation soviétique de la Tchécoslovaquie a duré 23 ans, de 1968 à 1991. Le pays en est sorti à jamais meurtri. Les autorités ne le laissent à nouveau publier qu’à partir de la fin des années 70, tant son autorité et sa célébrité sont immenses. Écarté durant la « normalisation », signataire de la Charte 77 en 1977, il rejoint les rangs des « dissidents » et des auteurs non publiés officiellement, donne ses textes en samizdat ou dans des éditions à l’étranger,
Son obtention du prix Nobel en 1984 ne lui masque pas l’extrême indigence de son pays, et il ne connaîtra pas la révolution de velours. « Être un poète » dès 1983 avait été son dernier recueil. Son dernier écrit « Sur la passion et le lyrisme » de 1985 est bien son testament poétique et son art de vivre, lui qui aura toujours mêlé passion et lyrisme.
La passion n’est-elle pas une tentative de dépasser sa propre ombre, un moyen de revenir dans une Arcadie où règne raison, justice et instincts naturels ? La passion n’est-elle pas rien d’autre que cette tentative de revenir dans cet état idyllique où nous ne sommes plus aliénés par un pouvoir coercitif, où la discorde s’évanouit quand raison et pouvoir, morale et politique peuvent s’asseoir la même table ? N’est - elle pas finalement le monde du lyrisme du paradis perdu que la passion rebâtit ? Après tout, la poésie, le lyrisme ne sont-ils pas les architectes et les visionnaires de ce paradis ? Quand je dis cela, moi, poète lyrique par instinct, je suis tenté de devenir un poète lyrique par un choix pleinement conscient !
Sa compréhension du monde passe par le filtre révélateur de la poésie.
Il est décédé le 10 janvier 1986, à 85 ans dans un hôpital. Il aura droit, belle hypocrisie, à des funérailles nationales. Il nous a laissé deux autobiographies publiées à l’étranger, et mêlant souvenirs tendres et poésie: « Toute la beauté du monde » et « Un ciel plein de corbeaux » (1981).
La vigie consciente de Prague
Ce praguois jusqu’à la moelle, cet amoureux fou de Prague qui semble être sa maîtresse et sa foi, était tchèque jusqu’à la déraison. Prague la folle, Prague l’imprévisible, Prague la capricieuse, Prague l’étonnante comme le disent les amoureux de cette ville paradoxale aux confluences du tchèque et de l’allemand. Dans ses ruelles où passe l’ombre de Kafka, l’on retrouve les pavés de la vieille ville qui aura eu la chance de ne point être bombardée par les Allemands.
Il avait enraciné en lui cet humanisme et cet humour noir qui depuis le soldat Schweik avait repoussé toutes les oppressions. Prague la douce qui avait si bien accueilli et Mozart et Mahler.
Ce piéton de Prague, cet amoureux de la vie et de la beauté du monde aura longtemps marché dans sa ville, bu du bon vin dans les estaminets praguois, regardé passer la beauté des femmes enrobé de tissu et d’odeurs. Ce gourmand de la vie aura vécu intensément dans les bras de sa ville. Il voyait Prague comme un printemps radieux, une fête. Prague était aussi l’insolente, la non-conformiste, celle qui refuse les jougs et ne vit que par l’amour. Prague est une femme, toutes les femmes, les mères, les jeunes filles en fleur, les femmes sensuelles, les anonymes un instant entrevues. À cette Prague il tressera des chants d’amour, aux femmes des vers passionnés. Tendresse et humour lucide, tristesse et espérance et toujours une grande sensualité parcourent ses poèmes. Ce grand amoureux du corps des femmes les couchait dans le lit chaud de sa poésie. Il n’était pas un poète de la nuit mais un poète qui préférait écrire à l’aube ou dans la matinée, dans la lumière.
Que reste-t-il de la vie quand nous approchons du « tourniquet de la mort »? La vision des jeunes filles qui passent, le souvenir de leur étreinte d’abord délicieuse puis cruelle : « Je me préparais alors seulement à la vie/me dirigeant là/où le monde est le plus dense…. et les jeunes filles se promenaient à la foire, un foulard dans leurs mains hésitantes, offrant généreusement en tous sens/leurs yeux brillants/tandis que leurs bouches envoyaient dans le vide/la jouissance de baisers futurs ».
À cette ville tant aimée comme fiancée, mère et maîtresse, il consacrera ses Sonnets de Prague. On ne sait plus s’il parle des canons allemands de la seconde guerre, ou des canons russes de 1968.
Dans une forme étrange, celle de la couronne des sonnets qui consiste à reprendre au début du sonnet suivant le dernier vers du sonnet précédent, donnant ainsi un chant nourrit de lui-même, il magnifie sa ville : Prague comme une gorgée de vin.
Les thèmes de Jaroslav Seifert sont la beauté du monde et surtout la beauté des femmes, la célébration du pays natal et de sa ville, le peuple, l’art, l’empathie envers les autres. Et aussi cette sensualité envers les choses et les êtres. Et cet humour tchèque si particulier, il le portait en lui.
Il aura fait de la littérature avec des bons sentiments. Homme du peuple il sera resté près du peuple avec des mots simples et « toute sa vie il aura été fidèle à l’amour ». Grand écrivain pour la jeunesse il transmettra son amour de la vie à toutes les générations. Et pour les Tchèques sa poésie est et restera une délivrance.
J’ai chanté toute ma vie.
Et j’allais avec ceux qui n’avaient rien
et vivaient leur vie au jour le jour.
J’étais l’un d’eux. J’ai chanté leur douleur,
leur croyance, leur foi
et je vivais avec eux tout
ce qu’ils vivaient. Même l’angoisse,
la faiblesse, la peur et le courage,
même la tristesse du pauvre.
L’écriture de Seifert était devenue directe, simple, évidente, accessible à tous. Il s’est dégagé à la fois du modernisme proche de Maïakovski et aussi du lyrisme intense de ses années 20, pour épurer complètement sa langue. Pendant les vingt dernières années de sa vie, il semble poursuivre une conversation dans sa poésie. Sa poésie devient un aveu. Nous y sommes conviés, nous y participons. Cette flânerie en vers libres dans le temps quotidien touchera le peuple tchèque, alors qu’elle est souvent inaudible en traduction. Trente recueils témoignent de sa marque brûlante sur le front de la poésie. Seifert avait un besoin vital de la poésie comme la nation tchèque. Cette nation n’eut pendant longtemps que sa langue pour rempart. Et cela par la seule force de sa poésie. Le rapport de la Tchécoslovaquie et de la place prépondérante qui tient la poésie, Seifert dans son discours de réception du prix Nobel, lu par sa fille, l’explique ainsi:
« Il est des pays où la fonction de refuge est remplie d’abord par la religion et le clergé. Il est des pays où le peuple contemple son image et son destin dans la catharsis des drames théâtraux où écoute la parole de ses leaders politiques. Il est des pays et des nations qui trouvent et leurs questions et leurs réponses au travers des penseurs avisés. Parfois les journalistes et les mass media remplissent ce rôle. Mais nous, et cela est dû à notre esprit national, pour trouver notre accomplissement nous choisissons les poètes et en faisons nos porte-parole. Les poètes modèlent lyriquement notre conscience nationale et donnent une expression à nos aspirations nationales dans le passé et ils continuent à modeler notre conscience chaque jour présent. Les gens ont pris l’habitude de comprendre les choses comme le leur présentent les poètes. »
La langue de Seifert
De cette langue Seifert aura fait un nouveau monde. Arme de lucidité et de réveil, éveil spirituel, la poésie de Seifert a cimenté un peuple, et lui sage et vieux aura été un guetteur d’infini par les filets de ses mots. Autant nécessaire qu’un verre d’eau ou un morceau de pain les poèmes sont là et nous nourrissent.
C’est seulement en vieillissant
Que j’ai appris à aimer le silence.
Parfois il exalte plus que la musique.
Dans le silence apparaissent des signes frissonnants
Et sur les carrefours de la mémoire
Tu entends les noms
Que le temps a essayé d’étouffer.
Le soir dans les couronnes des arbres, j’entends même
Les cœurs des oiseaux.
Seifert donne toujours l’impression qu’il s’adresse directement à vous, comme pour une conversation entre amis. Mais il donne à ses vers un rythme intérieur, une houle intime qui le rend difficile à traduire. Il joue sur les mots tchèques proches l’un de l’autre ce qui rend souvent le sens fuyant ou complexe.
Quiconque tombe amoureux de la beauté l’aimera jusqu’au jour de sa mort, voulant la soulever sans aucun but, car la beauté a les pieds du charme et de la grâce pris dans des sandales plus délicates que les lacets.
Il ne mourut point amer et il raconte dans les pages ultimes de son second livre de souvenirs « Un ciel plein de corbeaux » ceci. Malade et épuisé il allait à l’époque, de sa ville de Brevnov à Prague à la polyclinique.
« Alors que tout m’enseigne à dire c’est fini, cela fut, fermons tout ! Il y a un sens à toute vie. Quand j’étais malade à l’hôpital, dans un état préoccupant, j’observais toutefois les sœurs à la coiffe blanche.
Elles étaient comme des petits oiseaux voletant de lit en lit sans cesse, de douleur en douleur, de sanglot en gémissement. Depuis le matin jusqu’au matin suivant.
Dans cette polyclinique j’attendais mon tour pour une ionisation au milieu d’autres malades, attendant d’être appelé.
Puis mon nom fut crié, alors l’infirmière me posa une compresse de calcium. Puis elle me regarda fixement au fond des yeux et dit brusquement :
« Vous devez aimer la poésie ! » Je répondis que oui. Et lui demanda le pourquoi sa question. « Je pensais qu’avec un nom pareil cela devait être »
Ainsi, c’est tout, elle ne m’avait pas reconnu, mais elle connaissait ce nom. C’est tout. Tout ce que j’ai pu et voulu dire, est donc dit. Maintenant je suis allé jusqu’à la fin. Cela aura été. Et avec un sens profond ! »
Tout cet homme pétri d’humanité profonde est dit dans cette anecdote.
Gil Pressnitzer
Choix de textes
P La traduction du tchèque fut d’abord celle d’un passeur Michel Fleischmann pour la langue française et Elwald Osers pour la langue anglaise. Il aura été fait des adaptations à partir de l’anglais et de l’allemand pour certains poèmes introuvables en français, car hélas le souffle intérieur de la Moldau qui passe dans la langue tchèque, ne nous aura pas été donné.
Toutes les beautés du monde
Le soir, alors que les cieux noirs des rues brûlèrent de lumières,
qu’elles étaient belles les ballerines sur les affiches entre les lettres noires,
des aéroplanes gris descendirent tout bas comme des pigeons
et le poète resta seul au milieu de fleurs, enivré.
Poète, mon ami, meurt avec les étoiles, fane avec la fleur,
personne ne s’ennuiera de toi aujourd’hui,
ton art mourra pour toujours avec ta gloire,
car ils sont pareils aux fleurs funéraires ;
les avions qui se ruent brusquement jusqu’aux étoiles
chantent à ta place, voyons, un chant aux tons de fer
et sont beaux comme les riches fleurettes électriques sur les maisons de la rue
sont plus belles que celles des balcons.
Pour nos poèmes, nous avons trouvé des beautés toutes neuves,
lune qui finit de brûler, île de rêves vains, éteins-toi.
Taisez-vous, violons, et résonnez, trompettes des automobiles,
que l’homme au milieu du carrefour soudain se mette à rêver ;
chantez, aéroplanes, un chant du soir comme des rossignols,
dansez, ballerines, sur les affiches entre les lettres noires,
que le soleil s’éteigne - des tours, les réflecteurs éclatants
lanceront dans les rues un nouveau jour flamboyant.
Les étoiles filantes se sont accrochées dans les constructions de fer des belvédères,
aujourd’hui, nous rêvons notre plus beau rêve devant l’écran du cinéma,
l’ingénieur construit des ponts dans la vaste plaine russe
et les trains peuvent rouler haut par-dessus des eaux
et nous nous promenons sur les toits des gratte-ciel
lorsque les lumières s’embrasent d’éclat, sans même se souvenir de dire des poèmes,
et, comme le rosaire qui s’entremêle parmi les doigts osseux pendant la prière,
cent fois par jours, entre les étages, monte l’ascenseur
et d’en haut lorsque tu regardes, devant s’étalent toutes les beautés du monde.
Et ce qui, encore hier, était de l’art sacré,
s’est changé soudain en des choses simples et réelles,
et les plus beaux tableaux d’aujourd’hui n’ont été peints par personne,
la rue est une flûte et qui joue sa chanson du matin jusqu’au soir
et au-dessus de la ville, les avions se sont élevés haut vers les étoiles.
Adieu donc, laissez-nous aller, beautés inventées,
la frégate commence à se mouvoir au loin vers la mer vaste,
Muses, laissez retomber vos longs cheveux,
l’art est mort, le monde vit sans lui.
Toujours, ne serait-ce que ce petit papillon, éclos de la chrysalide
qui s’est nourrie des pages du livre, et qui s’élève vers le soleil
est plus près de la vérité que les vers du poète qui étaient écrits dans le livre.
Et cela est un fait que l’on ne peut nier
(Que de l’amour, 1923) Traduction Jean-Gaspard Pálenícek
rien qu’une fois
une fois, une seule fois, j’ai vu le soleil si sanglant
et depuis jamais plus
sinistre il dégringolait
et l’on aurait cru
que quelqu’un avait enfoncé à coup de pied les portes de l’enfer
je me suis renseigné à l’observatoire
et maintenant je sais pourquoi.
l’enfer nous connaissons, il est partout parmi nous
et marche sur deux pattes.
Mais le paradis ?
peut-être que le paradis n’est rien de plus
qu’un sourire
que nous attendions depuis si longtemps
et une bouche qui dit à voix basse
votre nom
et puis ce si petit moment
où vertigineusement il nous est donné d’oublier
l’autre, l’enfer.
(la fonte des cloches, 1967) adaptation personnelle
L’année 1934
comme il est doux de se rappeler
le bonheur de la jeunesse
seule la rivière n’a pas d’âge.
Le moulin à vent est mort
des vents capricieux sifflent, indifférents.
seule reste une croix à la croisée des chemins,
une couronne de centaurées comme un nid sans oiseaux
sur l’épaule du Christ
et un brouillard comme un blasphème dans les joncs.
Ayez pitié de nous !
un temps amer est advenu
sur les rives des rivières douces,
deux ans déjà que les usines se dressent vides,
et les enfants apprennent la langue de la faim
sur les genoux de leurs mères.
et pourtant leurs rires sonnent encore
sous le silence triste et en deuil
dans son argent.
pourvu que cela leur donne une vieillesse plus heureuse
que l’enfance que nous leur avons donné.
adaptation personnelle
Si pour vous tes vers sont aussi un chant...
Si pour vous les vers sont aussi un chant
- et on le dit -
j’ai chanté toute ma vie.
Et j’allais avec ceux qui n’avaient rien
et vivaient leur vie au jour le jour.
J’étais l’un d’eux. J’ai chanté leur douleur,
leur croyance, leur foi
et je vivais avec eux tout
ce qu’ils vivaient. Même l’angoisse,
la faiblesse, la peur et le courage,
même la tristesse du pauvre.
Et leur sang, quand il coulait,
m’éclaboussait. Il en a toujours coulé beaucoup
dans ce pays de la douceur des rivières, des herbes, des papillons
et des femmes passionnées.
J’ai même chanté les femmes.
Aveuglé d’amour
j’allais chancelant à travers la vie,
trébuchant sur une fleur perdue
ou sur les marches d’une cathédrale.
(La fonte des cloches 1967) traduction Michel Fleischmann
Le cri des fantômes
En vain nous nous accrochons aux fils de la vierge
et aux barbelés.
En vain nous enfonçons nos talons dans la terre
pour ne pas être entraînés
dans une obscurité plus noire
que la plus noire des nuits
sans sa couronne d’étoiles. Et chaque jour nous rencontrons quelqu’un
qui sans même ouvrir la bouche,
sans même le savoir, nous demande
Quand ? Comment ? Qu’y a-t-il après ?
Encore un moment danser, être dans la ronde
respirer l’air parfumé
même la corde au cou !
(La Colonne de la peste, 1968-1970) traduction Michel Fleischmann
Chanson
Il agite un foulard blanc
celui qui fait ses adieux,
chaque jour quelque chose s’achève,
quelque chose de magnifique s’achève.
Le pigeon postal bat des ailes contre l’air
en revenant à la maison ;
désespérés ou pleins d’espoir,
toujours nous retournons chez nous.
Essuie tes larmes
et sourie de tes yeux éplorés,
chaque jour quelque chose commence,
quelque chose de magnifique commence.
(Le pigeon postal, 1929) Traduction Jean-Gaspard Pálenícek
Chanson sur l’enfance
Donnez-moi un peu d’argile, les garçons,
j’aimerais construire un barrage avec vous
ne pas regarder la pendule
ne pas entendre le temps qui coule.
Et patauger dans le ruisseau glacé
où nos mains, nos pieds ne gèlent pas.
Et l’avoir encore devant soi,
le beau, le long chemin de la vie.
(Le pigeon postal, 1929) Traduction Jean-Gaspard Pálenícek
Sonnets de Prague (extraits)
Traduction Jean-Pierre Faye
IV
Et si suffoque de sang son argile
quand les chenilles écrasent la paume
des places et brisent l’épine dorsale
des ruelles sous les tours de Tyn
et que les canons tirent de la Letna
arrachent les branches et qu’eux-mêmes
veulent aussi défendre l’ancienne tour
lorsque dans les combats les Mai fleurissent
elle sur le front porte le signe
d’un mot, prononcé après l’espoir
et aussi la croix des ses propres cendres
aussi longtemps que son fleuve l’enveloppe
comme une tresse qui tombe sur sa nuque
je ne serai de ceux qui abandonnent
V
Je ne serai de ceux qui abandonnent
par peur ou bien par excès du désespoir
ou bien incrédules face à cela
que d’autres envisagent comme une grâce
pour la tranche de pain qui nous reste
quand le couteau rouille dans son manche
pour un peu d’eau au fond d’un pot
qui nous aura humecté la bouche
et le foulard que l’on agite
me promettra peut-être davantage
que tous les drapeaux des pays étrangers
je ne lis des vers qu’à mes quatre murs
mauvaise est l’heure, noire pour nous
avec les morts j’attendrai ici
XIV
Pour vous pourtant je désirais le chant
lorsque dernièrement le vent
va à son gré et sans souffleur
sans lumière dans la nuit noire
et ce nom sur les lèvres j’irai vers elle
dans les flammes comme un enfant
je l’ai aimée comme une femme
je vais dans sa robe se blottir
en elle, capricieuse, dans ses aisselles
où la lune résonne comme une mandoline
en elle qui veille sur ses gardes
et qui tient sa main sur l’horloge
qui va et va et jamais ne cesse
Prague, cette saveur comme une gorgée de vin
XV
Prague, cette saveur comme une gorgée de vin
même si elle devait tomber en ruines
et si je devais perdre mon propre seuil
et si suffoque de sang son argile
je ne serai de ceux qui abandonnent
avec les morts j’attendrai ici
depuis le printemps jusqu’à tard en hiver
comme celui qui attend sous le porche
si à nouveau la mort appelle les effraies
si dieu tu tournes contre nous ton courroux
ta larme sur le cil de tes paupières
rompt la malédiction au-dessus des toits
tout cela qui pèse sur mon cœur
pour vous pourtant j’ai désiré le chant
Le parapluie de Piccadilly (1979)
pendant longtemps j’ai été habitué à ne point entendre de ci de là
« la fleur que tu m’avais jetée » de Carmen
et le vent jette de la neige dans mes yeux
aussi je ne peux voir
tous les mensonges qui sont devant moi
le jour de Noël je place sur ma table
spécialement trois chaises
une pour mon père mort
la seconde pour ma mère
et cette année une troisième pour ma sœur
elle fut tuée en voiture
parfois je reçois la visite d’autres
que j’aime dans cette vie.
Ils sont curieux
Quand je pèle ma pomme
ils m’observent par-dessus mon épaule
c’est toujours un moment privilégié
pour les larmes du souvenir
mais nous ne laisserons pas les sirènes du toit
hurler et se lamenter
comme dans ce début de Mai
où nous criions pratiquement seuls.
Mais que puis-je leur opposer
que puis-je offrir à mes fantômes ?
Là est le pain de ce pays
et son vin rugueux voici un bol de noix de cajou
venant de très loin, d’Inde,
et leur goût est si doux
comme les tout premiers baisers d’enfant.
sans doute ces mots
feront sourire ma mère,
mais je n’en suis pas si sûr.
elle ne souriait souvent qu’avec ses lèvres
ses yeux restaient toujours tristes.
Et quand elle pleurait
ses larmes coulaient à l’intérieur d’elle-même
adaptation personnelle
La danse des chemises de fille
une douzaine de chemises de fille
séchant sur un fil
motif de fleur en dentelle sur la poitrine
comme les rosaces dans les cathédrales
seigneur
protégez-moi du mal
une douzaine de chemises de fille
et c’est tout l’amour
jeux de filles innocentes sur la pelouse ensoleillée
et la treizième est une chemise d’homme
cela est le mariage
se terminant en adultère ou en un coup de pistolet
le vent qui coule dans les chemises
c’est l’amour,
notre terre est embrassée par sa douce brise :
une douzaine de corps aérés.
ces douze filles faites d’air léger
dansent sur la pelouse verte,
doucement le vent modèle leurs corps,
leurs seins, leurs hanches, un creux sur leurs ventres -
ouvert vite, ô mes yeux !
point ne veux déranger leur danse
je me glisse doucement sous leurs chemises,
et quand l’une tombe
je l’inhale comme un avare au travers de mes dents
et je mords sa poitrine.
Amour quand nous inhalons et broutons,
désenchantés,
l’amour que nos rêves ont accordé,
amour,
ces chiens notre ascension et chute :
rien du tout
que la somme de tout.
dans notre âge tout électrique
night-clubs sans baptême sont la fureur
et l’amour est pompé dans nos pneus,
Marie-Madeleine ma pécheresse ne pleure pas :
l’amour romantique a épuisé ses feux.
Foi, motos, et espoir.
adaptation personnelle
Pourquoi sourient les jeunes filles derrière la vitre
Qui pleure en avril ?
Planté large comme une harpe devant son pupitre,
L’arbre fait tonner un air subtil.
Les pâles mains sur le ventre d’une jeune fille
Avec une fleur, comme dessinée sur le verre par la buée.
Que jamais, jamais sur un piano je ne voie plus
Le moulage en plâtre des mains de Beethoven !
Un monde plein d’horreur, plein de beautés précaires ;
Que j’oublie enfin, et que je reste seul.
La bague, sa perle dans les algues enchevêtrées,
Une carte de visite, les initiales sur elle.
L’artillerie lourde et des souliers de bal".
(Voyage de noces)
Jaroslav Seifert, Les danseuses passaient près d’ici, éditions Actes Sud, traduit du tchèque et préfacés par Jan Rubes et Petr Král.
Bibliographie
Etre poète, traduit du tchèque et présenté par Jana Boxberger dessin de couverture Martina Fojtu, gravure de Zdenek Marcik. Le temps des cerises, 1998, épuisé
La colonne de la peste, traduit du tchèque et présenté par Jan Rubes, 1997, Éditions La Lettre volée
Le parapluie de Piccadilly, traduit du tchèque et présenté par Jan Rubes, Actes Sud 1992
Les danseuses passaient près d’ici, choix de poèmes (1921-1983), traduit du tchèque et préfacés par Jan Rubes et Petr Král.
Actes Sud, 1992
Le concert en l’île, traduit du tchèque par Igor Polach et Hélène Angliviel de la Beaumelle, préface d’Hubert Juin. Belfond,1998
Toutes les beautés du monde, et Souvenirs et histoires vécues, tome 1
« Le ciel plein de corbeaux », souvenirs et histoires vécues, tome 2, Belfond,1998
Mozart à Prague, traduit du tchèque par Charles Moisse et Helena Helceletová. 1946
Sonnets de Prague, Seghers,1985