Jean-Claude Dunyach

Le départ des Kwakiutes

Un conte

Femme-au-visage-d’ours les vit en rêve à l’embouchure du grand fleuve. Elle contempla sans y croire leurs visages blancs,

mangés de barbe, vit le néant de leurs yeux fiévreux se poser sur les choses sans les voir.

Lorsqu’ils tuèrent une femelle élan gravide qui s’était approchée trop près de la plage, elle sentit au creux de son ventre le froid mortel de l’acier et se réveilla en Sursaut, le cœur fendu.

La nuit suivante, la tribu tout entière l’accompagna dans son sommeil, au cours d’un rituel hâtivement organisé. Les enfants seuls furent gardés à l’écart de la hutte commune, afin que leurs rêves ne soient pas souillés. Tous les autres purent contempler les barques chargées de marins qui s’échouaient sur la plage, et entendre tomber les premiers arbres dépecés par les charpentiers du bord.

Du haut des collines du rêve, la vue portait loin dans l’espace et dans le temps. Les guerriers silencieux virent mourir les saumons au pied des barrages artificiels. Ils écoutèrent la plainte des pins abattus, réduits en pulpe par les mâchoires des presses, recouverts de mots inutiles.

L’homme blanc avait un sang d’encre noire.

Au matin, les cages à cauchemars suspendues à l’entrée de la hutte étaient pleines de lambeaux pourrissants. Femme-au-visage-d’ours

les vida en plein vent, vers l’est, et revint à pas lents vers le village.

Ainsi, le départ fut décidé sans qu’il fut nécessaire d’en débattre. Un cycle s’achevait, il ne servait à rien de lutter. Cela, les indiens habitués aux cycles immuables du monde l’avaient compris depuis longtemps. Ils choisirent ceux qui pourraient partir : les enfants, les guerriers les plus paisibles, et les femmes dont les rires étaient particulièrement sonores.

Femme-au-visage-d’ours décida de rester ; la vision des hommes blancs avait ouvert une plaie dans son esprit qui ne se refermerait jamais.

Ils préparèrent pour le voyage les tambours ornés de plumes et d’épines de porc-épic, dont le roulement chasserait les démons qui rôdent entre les mondes. Ils attachèrent sur le dos des chiens de traits les coffres de cèdre pliés et les masques d’oiseaux.

Ils emplirent de fruits séchés leurs besaces de peau. Puis ils se rassemblèrent sous le grand totem du village et attendirent.

L’après-midi touchait à sa fin. Le soleil glissait lentement vers le rouge, la couleur des êtres humains. Une légère brume voilait le sommet des montagnes.

Femme-au-visage-d’ours ne semblait guère pressée. Elle contemplait le décor, les oiseaux suspendus dans le ciel enflammé, les neiges de l’est qui se teintaient de rose.

Tout un alphabet de signes que les enfants savaient lire avant de pouvoir marcher et dont l’homme blanc ne soupçonnait pas l’existence.

Avec un reniflement, elle se mit à danser. Ses mocassins ne laissaient aucune empreinte dans le sol meuble. On aurait dit au contraire qu’ils effaçaient d’anciennes traces patiemment gravées par les pas des ancêtres.

Le sol riche d’histoire redevenait sable vierge. Puis elle étendit les bras, doigts recourbés en serres.

II y eut un bruit de tissu déchiré...

Le décor tout entier s’arracha à la façon d’une toile d’araignée. La forêt cessa d’exister à sa place, il n’y eut plus que des arbres en désordre, sans pistes secrètes ou totems graves dans l’écorce. Là où coulait une rivière vivante il n’y eut plus que de l’eau.

Même les montagnes furent dépouillées de leur sens et de la froide profondeur de leur silence.

Au creux des mains de Femme-au-visage-d’ours palpitait une étoffe multicolore, tissée d’aigles et de saumons, de cérémonies et de contes. On y lisait l’histoire d’un accord passé entre les êtres humains et le monde qui les avait accueillis. Un accord écrit dans chaque ligne du bois, dans chaque veine de la pierre, dans chaque ride de la chair. Un accord que d’autres allaient rompre, lorsque le moment serait venu.

Tendrement, Femme-au-visage-d’ours enveloppa le plus jeune des enfants, presque un bébé, dans l’étoffe chatoyante qui était la substance du monde. Elle écarta une dernière fois les bras. Une porte s’ouvrit dans le violet du ciel, une simple fente, étroite, pareille à celles qui mènent vers les mystères des teepees ou des femmes.

Tous ceux qui devaient partir se mirent en ligne, les mères en tête, les guerriers fermant la marche.

Avec respect, ils saluèrent les quatre directions et partirent vers la cinquième.

publiée par l’Atalante dans le recueil “La station de l’Agnelle”, sous le titre “fin de l’été indien” en version remaniée.

Jean -Claude Dunyach

Bibliographie

Autoportrait, Éditions Denoël Présence du Futur 1986, Nouvelles

Le Jeu des sabliers, Fleuve Noir (2 vol.), réédition ISF 2003 1987-88, Roman

Étoiles mortes, Éditions Fleuve Noir (2 vol.), réédition J’ai lu 2000 1991, Roman

Voleurs de Silence, Éditions Fleuve Noir 1992, Roman

Roll over, Amundsen, Éditions Fleuve Noir 1993, Roman

La Guerre des Cercles, Éditions Fleuve Noir 1995, Roman

Étoiles mourantes, Éditions J’ai Lu, collection Millénaires 1999, Roman

co-écrit avec Ayerdhal.

Escales 2000, Éditions Fleuve Noir 1999, Anthologie

La station de l’Agnelle, Éditions L’Atalante 2000, Recueil

Dix jours sans voir la mer, Éditions L’Atalante 2000, Recueil

Déchiffrer la trame, Éditions L’Atalante 2001, Recueil

Les nageurs de sable, Éditions L’Atalante 2003, Recueil

Le temps, en s’évaporant, Éditions L’Atalante 2005, Recueil

Séparations, Éditions L’Atalante 2007, Recueil