Jean Malrieu

Une vie noyée dans la lumière

Derrière les plis du temps, Jean Malrieu demeure enserré dans les bras d’un certain oubli. Peu de livres nous le donnent encore à lire.

Ses amis Gaston Puel, Henri Heurtebise, Casimir Prat, Pierre Dhainaut, Jean Orizet… continuent à nous décrire quels frémissements passent dans la langue poétique de Jean Malrieu, ils ont raison contre le temps et cela se saura un jour.

Lui se voulait simple pour aller à la quintessence, vers l’essentiel, avec la rigueur de l’instituteur et du militant politique. La révolution et la poésie ne supportent point la nonchalance et le relâchement pour les véritables militants et de l’une et de l’autre. Il s’était donné une indépassable ligne d’horizon :
Je veux me perdre dans l’absolu de l’amour.

Et ses amours il leur fut fidèle jusqu’à l’intégrisme même (« il faut que je sois toujours en adoration pour ne plus souffrir de moi »). Parmi ses amours on peut évoquer :

- Montauban, Marseille et Penne-sur-Tarn pour les paysages géographiques préférés/« Mon Pays préféré est cette gorge de montagne ».

- Lilette (Marie-Thérèse Brousse) pour l’amour même

- ses douze chats pour la tendresse

- Gérald Neveu, Georges Herment, Félix Castan, Jean-Noël Agostini, ceux déjà cités pour la forge de l’amitié qui toujours rougeoiera

Homme de colère et fort irascible parfois, généreux toujours, la trajectoire de sa vie aura été rectiligne, de Montauban à Penne si proche.

Repères

Jean Malrieu était né à Montauban le 29 août 1915. Ses parents étaient originaires de Bourret dans le Tarn et Garonne et toujours les reflets du soleil sur les fleuves seront ses étoiles intérieures. Il mourra à l’aube du 24 avril 1976 à l’hôpital de Montauban, terrassé par une piqûre de tique non détectée, lui l’amant empressé de la nature et qui « mordait le soleil ».

Au-delà de cette boucle se posent comme des pierres fortes des moments essentiels :

- l’enfance et l’adolescence heureuse entre rivière et soleil

- la rencontre avec Georges Herment en 1933 et la révélation du jazz et de la poésie

- la révélation de Lilette en 1934 et son mariage en 1938

- les drôles d’études à Paris et la drôle de guerre avec la lecture intense de la Bible

- l’annonce de la mort de sa sœur tant aimée en déportation survenant après celle de ses parents

- l’engagement au Parti Communiste en 1945, puis les doutes survenus plus tard pour ce « communiste mystique » en 1956

- la nomination comme instituteur, métier choisi aussi bien par survie matérielle que par idéologie, à Marseille en 1948 pour fuir l’enfermement de Montauban. Mais il y revient tous les étés.

- les liens avec Elsa Triolet, Jean Tortel et surtout Gérald Neveu son ami et son double

- les revues Cahiers du Sud et Action Poétique (1951) et la vie littéraire à Marseille

- la découverte du lieu électif Penne-sur-Tarn en 1967, et son ancrage dans « La vallée des Rois »

- la retraite en 1975, épuisé et fatigué par un infarctus et sa joie de remplir la « mission » de guide touristique à Bruniquel et puis vint sa mort, rire du destin comme pour Alban Berg (guêpe) et Rilke (rose paraît-il, puis septicémie et leucémie). Il repose dans son « pays de conscience », à Penne.

« Même le temps est accepté, ce provisoire des merveilles » est l’inscription gravée sur sa stèle.

Malrieu parmi nous

À nous les anonymes du futur que reste-il de Jean Malrieu ?

D’abord une haute figure certainement à peine croisée à Marseille, plus précisément autour de Gérald Neveu et de la revue l’Action Poétique et du Théâtre Quotidien de Marseille à la rue Montgrand avec le doux et lunaire Michel Fontayne.

Et puis le poète un peu reclus à Penne et que seules quelques parutions nous rappelaient l’existence, parfois à nous étranges, (Le château cathare, la vallée des rois…), et parfois fulgurantes (Les Maisons de feuillages, son livre sur Neveu...). Et puis en 1995 la parution de « Une ferveur brûlée » chez l’Arrière-Pays grâce au discret et fidèle Casimir Prat.

Puis vint la réédition complète de l’œuvre sous le titre magnifique de « Libre comme une maison en flammes », aux éditions Le Cherche Midi.

Avec le recul les mots de Jean Malrieu demeurent ceux d’un homme du sud. Écriture solaire dit Heurtebise. Écriture abondante, déferlante, et jetée à toute volée sur le papier. Il n’aimait point trop s’éditer mais se réfugiait dans une rigueur d’instituteur et d’homme de la terre pour le travail d’artisan bien fait.

Sa vie avait besoin de cercles d’amis, de bandes. Il fut un compagnon de route des surréalistes et aussi des Lettres Françaises. Mais surtout un homme tourné vers les autres, obsédé par le social et la condition humaine, la fraternité.

Pour lui ce mot, maintenant presque obscène, de « peuple" » avait un sens. Ainsi que l’éducation populaire semble disparue corps et biens aujourd’hui. C’était un homme tout simplement.

Un homme pour qui un chat disparu, une feuille qui tombe, l’été qui tarde à revenir étaient douleurs aussi intenses que les malheurs du monde.

"Un homme est toujours sauvé par sa vie". Et autant essayer de faire que sa vie soit asymptotiquement elle-même un poème, même brisée.

Et Jean Malrieu le tenta, pour avoir amour à sa faim, nature jusqu’au vertige :

Et voici que j’ai soif d’air et de dérision. J’ai faim de pluies torrentielles. J’ai faim de santé, de femmes, de vie vécue, d’abondance et de folie.

Cet homme qui avait faim a croqué dans le soleil. Son livre posthume s’appelle « Le plus pauvre héritier ». Et pauvre il le fut, héritier de la tendresse humaine il le fut également. Il était issu de la terre et en chantait les frémissements, les mamelles nourricières : « Malheur à qui ne mêle point de terre à son amour ».

Et tendu par les forces telluriques qu’il sentait sous ses pieds, il a fait de l’amour une célébration cosmique, une aventure de troubadour.

« J’ose aimer et je délire ».

Par-delà celle qu’il aime, il aime le monde. Elle est presque sacralisée et passage vers le tout. Sa volonté d’émerveillement et de bonheur n’empêche point la gravité et l’angoisse en filigrane.

« Le poème tremble dans les bras de l’amour ». Par cet amour proclamé, vécu, il veut habiller les douleurs de la terre, avec sincérité, avec naïveté. Sa religion de l’amour, sa mystique de l’amour, devaient détourner le mal et retarder la mort. Il s’est grisé lui-même de sa croyance au bonheur et à la clarté immense du soleil.

Autant que poète il voulait être notre frère. Il reste nécessaire et précieux. Un peu plus d’espace dans la forêt des mots.

Écriture de Jean Malrieu

Malrieu s’est exprimé au travers de versets à la résonance biblique, de vers libres, de poèmes en prose. L’ombre d’Eluard passe parfois, celle de Reverdy aussi mais avec une angoisse moins diffuse.

Il s’est donc voulu simple, quittant ses influences surréalistes pour tisser des images presque évidentes, sauf quand il se croit obligé de chanter plus ou moins adroitement l’épopée cathare ou la vallée des rois, ou de parodier des proverbes. Il a voulu croire au bonheur, voir s’écouler les beaux jours. Certes il pleut encore sur nous et la fraternité est bien lointaine. Mais « Si le bonheur n’est pas au monde nous partirons à sa rencontre/Nous avons pour l’apprivoiser les merveilleux manteaux de l’incendie ».

Sa voix se voulait ample et légère. Plutôt une parole de réconfort, d’optimisme, sa poésie voulait dire « oui » au monde.

Nous sommes un printemps au monde,

Acharnés comme des lutteurs au-dessus de la mort.

Sa poésie est charnelle, généreuse. Elle décèle l’invisible dans le moindre brin d’herbe. Elle est une sorte de préservation de l’amour et de la nature. Pour cela elle est transparente, coule de source, se veut « haleine vive ». Jean Malrieu ébloui par le monde tache de rendre cet éblouissement par les mots. L’invisible est dans la rosée. Le monde se reflète goutte à goutte dans les vers. La vie immédiate est là simple et fraternelle. Elle ruisselle, elle suit le cours de la Garonne et des jours.

On va vers la poésie de Malrieu comme à l’amitié. Simplement pour tenter de mieux vivre.

Donc il s’agit d’une poésie lyrique, une coulée cristalline. Elle se veut « une banale histoire merveilleuse ». C’est sa force et ses limites.

Pierre Dhainaut parle « d’éblouissement lucide » pour cette écriture.

Et on pourrait en dire ceci :

Des mots comme le vent sur les herbes, la dent des saisons sur les prairies. La célébration de la terre ardente, un soleil autre, pour faire lever comme bon pain la confiance dans la vie, la joie lucide et quasi messianique dans l’amour. Il penche toujours la tête du côté de l’avenir.

J’attends l’amour comme la foudre et les voleurs de grands chemins.

Il croit et il s’emploie à dévoiler le surnaturel en toutes choses, répandre de la lumière. Il tente « d’aimer à sa faim » même si jamais cette belle utopie ne saurait être comblée. Qu’importe Malrieu fait un rempart de sa démesure voulue et tendue vers la vie et vers la terre. Alors il peut mordre le soleil et « apprivoiser la mort ».

Certes le poids du temps le rattrape, mais il essaie de courir devant. Il semble une de ces feuilles courant les bois et les prés, lui un homme courant après la lumière.

« Pour moi, estime Félix Castan, l’œuvre de Jean Malrieu est considérable, mais elle n’est pas à sa place ».

Jean Malrieu voulait simplement ceci : « Je voudrais tant aider à vivre ». Homme du Sud, homme d’Oc (on n’est pas ami de Castan et de Puel sans ces racines fortes), il voulait déployer la lumière, il s’est noyé « dans le fracas de la lumière ».

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Extraits de l’anthologie Une ferveur brûlée, éditions l’Arrière-Pays (épuisé hélas)

Lettres à un ami

Montauban, 27 juillet 1951 Mon cher Jean Tous les ans je redécouvre ma ville natale et je la trouve très belle. L’été embellit tout ce qu’il touche, depuis les petites rues « alarmées de soleil » jusqu’aux dômes des marronniers immuables qui donnent une petite ombre maigre et rousse sur d’immenses places vides où se dispersent des chiens errants. Ici, on respire la poésie et c’est pour cela que, suivant l’habitude que j’ai de t’écrire tout ce qui me passe par la tête et le cœur, me voilà lancé sur des descriptions sentimentales que tu comprends très bien. Je ne sais si tu connais ces petites villes de province où tous les gestes sont étouffés de chaleur, mais ce qui s’en dégage surtout c’est que le temps ne passe pas. Tout est arrêté, immuable, comme dans les songes ou les chefs-d’œuvre. C’est parfait, plein. (..)

Extrait des Lettres à Jean-Noël Agostini, édité chez L’Arrière-Pays.

Et maintenant j’ai rendez-vous avec le petit jour

Comme on n’aimerait pas en rencontrer au coin d’un bois.

Comme il fait froid

Dans un grand cœur qui s’ensommeille

Versez la vie.

Deux doigts,

Deux doigts de femme

De la tisane des grands vents.

Cinq heures, dit l’horloge. La mousse du café s’assemble au bord de

la tasse.

On dit que ce sont les baisers perdus.

La buée sur la vitre

Est une femme qui regarde.

Effacez la vitre.

C’est vite le geste de l’adieu.

L’air est une fourrure soluble.

Dans la glace est restée une épaule de jour.

Les ongles des ronces en sont à leur premier quartier.

Je salue, comme la fougère,

Du poing fermé de la forêt.

(Les maisons de feuillages)

Si jamais

Si jamais, quand je serai mort, allumant ta lampe, tu vois

La mer assise dans la chambre,

Si jamais, quand soufflera le vent dans les ruelles, tu entends

Mon pas s’arrêter à ta mémoire,

Tu sauras

Combien je t’aime de par le monde désolé

Pour avoir demandé à ceux que nous aimions

De te parler de moi.

Tu seras morte aussi depuis longtemps et déjà seule dans une chambre

de poussière où tout est gris.

Dehors j’aurai rôdé comme faisait l’amour ouvrant les portes, et me

voilà

Entrant avec un bon soleil comme il en fait sur terre.

J’aurai quatre ou cinq visages de toi qui saignent,

Des visages de larmes,

Des visages de verre.

Ne me regarde pas tant que je suis vivant.

La naissance du temps frappe à la tempe.

N’écoutons pas passer le vent.

Nous sommes là pour passer quelque temps.

Il fera longtemps beau demain.

Il fera longtemps clair au ciel.

(Préface à l’amour)

Alors tu prendras ton habit de feuilles du jardin.

N’oublie pas le romarin au pied du mur,

Le caillou que je jetais à ta fenêtre.

Une poignée d’air se souvient.

Les roseaux froissés nous diront toujours l’heure.

Tu prendras le fantôme du chien qui dort sous le rosier

Et la petite grenouille des murs qui chante sur trois notes

Aime-moi.

Aime-moi. Ainsi je dis.

La bénédiction des arbres tombe sur la rosée.

Ceux qui ne dorment pas préparent de nouvelles fêtes.

Aime-moi. Souviens-toi.

Je n’ai d’autre prière. Je suis fragile.

Ma mère

Quel temps fait-il ?

La fenêtre est couverte de sable.

Elle fait le ménage, époussette des meubles qui n’existent plus.

La pluie raconte des histoires où passent des sifflets de locomotive

Le facteur ne passe pas chez les morts. Moi, je suis la photographie sur la commode

Où sont rangées mes cravates d’adolescent.

J’écoute son pas alerter le vide.

Je frappe.

(Une ferveur brûlée)

Amis, vous ouvrirez mon visage et vous délivrerez les paysages de l’envers. Que les fourmis du sang se dispersent, elles qui ne connaissent de repos Que les soleils passés accourent I Je n’ai point d’âge. suis idée. Qui venait le visage de la flamme 7 Un ciel minuscule palpite dans ma main. Les passants, par des moyens naturels, traversent les murailles. Je suis en adoration devant un fétu de paille. Si je pouvais avoir les yeux de l’orage

Je suis devant toi comme un enfant, plein de pluie et de ravage, ai

cour d’un automne de silence comme au centre d’une place assiégé

par l’herbe brûlée. Je t’écris pour alléger le temps. Cette page que je

griffonne est un miroir. D’elle va surgir un destin inattendu. Car ma

lutte contre le temps est ancienne. J’écris toujours la même chose : elle

est nouvelle. Que je lise à l’envers, à l’endroit, l’inquiétude est éclairée

Je n’y peux rien. Les années passent, me révèlent. Mon visage

s’affirme sous la pluie fine des jours qui vient vers nous sur ses milliers,

de pas agiles. J’écris pour être avec toi dans la paille douce et chaud

de la vie.

(Une ferveur brûlée)

On a frappé,

Le vent en personne

Apporte le sel.

Vous trouverez bien une place

Dans l’armoire

Entre le sachet de lavande

Et l’espoir

Pour ne pas crier.

(Les maisons de feuillages)

Bibliographie

Libre comme une maison en flammes - Œuvres poétiques 1935-1976, Le Cherche Midi 2005

Jean Malrieu de Pierre Dhainaut, Éditions des Vanneaux 2007.

Les principaux recueils de Malrieu :

Préface à l’amour, 1953,

Vesper, 1963, préface de Jean Tortel,

Le Nom secret, 1963 et 1970, réunissant plusieurs recueils,

Les Jours brûlés, 1971,

Le Château cathare, 1970, 1972,

Possible imaginaire, 1975,

La Maison de feuillages, 1976, Lieu-dit, 1978,

Malrieu est aussi le romancier d’ouvrages sur Montauban et Penne d’Albigeois, et d’un Gérald Neveu dans (Poètes d’aujourd’hui).