Jean-Michel Maulpoix

Bleue est l’histoire, blanche la neige
blanche et noire la nuit

II est de peu de portée de savoir comment la poésie actuelle se définit ou s’invective en « néo-lyrique » ou « moderniste », il est par contre essentiel de savoir reconnaître quand un de ces « meneurs de lune » que sont les poètes cesse de chuchoter à mi-voix pour nous parler et surtout nous dire ce que nous avions tous enfouis en nous-mêmes.

Jean-Michel Maulpoix nous est apparu en neuf petits textes qui « tâtonnent à la recherche du sacré du monde », et son histoire de bleu devient un « livre-culte », un livre de chevet plus brillant que notre pauvre lampe.

Histoire de bleu, de l’amour qui s’éloigne, de la mer dépliée et ce, avec des mots tellement polis et repolis par la marée des vies répétées, qu’ils paraissent simples, évidents, lumineux.

Et notre corps est désormais de sable, en attente d’une réconciliation

C’était après l’averse, sous un

ciel glacé rose et gris qui désespérait

de sa couleur. À ce moment, chacun

eut aimé se pencher sur l’épaule nue

d’une femme afin d’y vérifier l’heure

prochaine de sa mort.

Lorsque le cœur ne nous bat plus, nous guettons le grand large dans les flaques de la rue afin d’y lapper

notre misère et d’offrir à notre désir un semblant de ciel. parfois nous regardons intensément les yeux de nos

semblables, espérant y trouver la mer et y sombrer brièvement.

Nous sommes ici pour peu de temps, quelques mots, quelques phrases, si peu sous les étoiles, rien que cela, parmi tout le reste. Du bleu, dans la bouche jusqu’à la dernière heure. Voix blanche, voix tachée conjurant la mort, épousant le mourir, écoutant sans effroi craquer les os du ciel et de la mer.

Les lignes de fuite du lyrisme

Après ces phrases de Maulpoix, tout serait banal et décourageant à dire.

Maulpoix a su jardiner « le bleu », nous faire entrer le doigt sur la bouche, dans l’antichambre de la mer. Cette lente méditation, parfois hésitante, toujours entêtante, est là, répandue.

« (…) la poésie en tant que telle aura toujours pour objet quelque destinataire inconnu et lointain en l’existence duquel le poète ne saurait douter sans se remettre lui-même en question » Jean-Michel Maulpoix cite parfois cette phrase d’Ossip Mandelstam. Et les bouteilles à la mer, embuées de neige et de nostalgie qu’il nous envoie de temps à autre, rejoignent nos îles désertes comme cargaisons d’eau douce. Cette espérance folle et entêtée d’être lu est à la fois offrande de mots et demande d’amour du lecteur en retour.

Bien sûr tous les flots de mots ne sont pas essentiels, et une pointe de narcissisme pointe parfois, y compris sur son site. Souvent il bouleverse, parfois ce ne sont que simples cartes postales de voyage. Mais souvent il se trouve des traces d’indicible dans ses mots, « ce peu de poussière tombée de l’aile d’un papillon ».

Et il y a ces sauts d’infini, ces textes de neige et de pluie, cette attente avec « la mémoire en avalanche », que sont « Le dimanche après-midi dans la tête », « Portraits d’un éphémère », « l’écrivain imaginaire ».

Il fallut descendre d’abord, ne rien vouloir, pas même se perdre. Descendre dans l’attente et l’absence, et devenir une espèce de fantôme pâle, pour que recommencent toutes choses. Notre voix creuse sans relâche, en quête de quelque souterraine patrie dont l’amour parfois entrouvre le puits.

Paroles poétiques d’où le lyrisme sourd parfois intime, parfois insistant, comme des lignes de fuite. Images et métaphores semblent dériver vers la nuit blanche et noire.

Une véritable quête d’identité est en œuvre dans ce cours et ce parcours.

De tous ces mots épars pourrait apparaître en filigrane une figure intime.

Le passeur en poésie

L’autre versant sont les nombreuses, très nombreuses pages critiques que Maulpoix, professeur de littérature, a consacré à ses « adorations » aussi bien en poésie qu’en prose: Julien Gracq, Paul Celan, Rainer-Maria Rilke, Claude Esteban son ami, André Du Bouchet, Louis-René des Forêts, Philippe Jaccottet, Le Clézio, Michaux, Michon…
Mais aussi Baudelaire, Mallarmé, Supervielle, Henri Thomas et tant d’autres.
Son père Paul étant sculpteur, il est de source que Jean-Michel Maulpoix soit aussi la voix des peintres et des sculpteurs, des musiciens.

Nul mieux que lui n’a su rendre les vibrations de Léon Zack, ou les aspérités de « l’homme de paille », Vincent Van Gogh, ou de « l’augmentation de la lumière » qui émane de la musique.

Il s‘est beaucoup attaché à défendre et illustrer le lyrisme en poésie et à s eposer et reposer la seule question qui vaille » Qu’est-ce que la poésie ? ».
Il s’en est approché jusqu’aux lisières, et bien sûr la poésie s’est dérobée dans le flou. Donc il faudra encore et toujours tâtonner er rester « debout près de la mer » : « Souvent les hommes restent debout près de la mer : ils regardent le bleu. Ils n’espèrent rien du large, et pourtant demeurent immobiles à le fouiller des yeux, ne sachant guère ce qui les retient là. Peut-être considèrent-ils à ce moment l’énigme de leur propre vie. » Une histoire de bleu.

Par toutes ces lectures d’articles ou de prose on s’approchera de cette recherche d’une identité, d’un certain sacré, et aussi de la présence éternelle de notre finitude.

Cet « instinct du ciel », cette « soif étrange » dont parle Maulpoix est cette entreprise qu’il entreprend, livre après livre,« de se dépasser hors de soi-même et en même temps de nous relier à nos semblables »

« Cela qui s’aventure ne porte pas de nom. La langue toute est son domaine. Agenouillé, il fouille avec des branches : un peu de terre dérange le ciel, de minces araignées patinent parmi les reflets… Ce sont les gestes lents du soir dont la brûlure exauce un vœu ancien : dès maintenant mourir. Il invente cela pour se perdre et ne pourra cesser d’y croire, comme celui qui aime en détresse et dont l’amour disperse la vie entière”.© Jean-Michel Maulpoix, 2000.

Que faire alors ? Se taire un peu et laisser aller en vous les mots de Maulpoix qui « savent verser un peu d’encre sur beaucoup de silence. »

Lire donc lentement Maulpoix, écouter la mer et la musique et puis:

la nuit aura l’âge de vos pensées, le temps s’attardera, le malheur sera loin, et peut-être oublierez-vous de mourir.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Cela qui s’aventure ne porte pas de nom. La langue toute entière est son domaine. Agenouillé, il fouille avec des branches : un peu de terre dérange le ciel, de minces araignées patinent parmi les reflets.

C’était sur les rives de la Meuse, à peu de pas du déversoir au tumulte incessant, ou bien en altitude, auprès d’un lac silencieux cerné de sapins, serti très haut dans la fraîcheur.

Cela mélange ses eaux. Des paysages se superposent. Quelque source soudain imagine de jaillir, une écorce éclate, le torrent transparent enveloppe de glace les chevilles parmi les pierres.

Il déchiffre en lui-même un murmure indistinct où la clarté d’une voix vient le surprendre. À certaines heures, se souvient-il, la lumière semblait y mieux voir. Ainsi la tiédeur de la cloche que frappe à la vesprée un rayon de soleil oblique.

Sa mémoire s’écoule en poussière Cependant il exulte. Il s’évide mais s’obstine à parler de travers, rebondissant dans la blancheur comme une balle insonore.

Il démêle son désir à peine et remonte avec précaution vers des cimes lointaines où des phrases malhabiles furent griffonnées jadis sur des papiers pliés en quatre. Il poursuit sa propre fable en surplomb, jusqu’au corridor de la naissance éboulée dans l’herbe et le sang. Il froisse une fraîcheur d’église, un après-midi silencieux dans le souvenir de l’Office, quand le Dieu avec son cortège dort sous le bois ciré et que la croix s’égoutte au fond.

Cela s’égare dans son amour. Il se blottit: buste de femme et taille, couchés dans le trèfle, genoux pressés, sueur, linges sur les hanches, toison, échine, cheveux dénoués et bras nus. Il empoigne, caresse, se déplie se relève, puis s’agenouille encore...

Ce sont les gestes lents du soir dont la brûlure exauce un vœu ancien : dès maintenant mourir. Il invente cela pour se perdre et ne pourra cesser d’y croire, comme celui qui aime en détresse et dont l’amour disperse la vie entière.

© Jean-Michel Maulpoix, 2000.

Amertume de la mer

La mer attend son large, cherche ses eaux, désire le bleu, crache et crie, s’accroche et défaille, quand son écorce et sa coquille se brisent, et la fragile ardoise de ses clochers, et tous les verres qu’elle a vidés puis jetés derrière les taillis.

La mer chuinte au soir et peluche, avant de s’endormir, la tête entre les bras, comme une enfant peureuse, quêtant dans la nuit calme des idées d’aurores et d’émoi, encore un peu de vin, de vent et de clarté, un peu d’oubli.

Son gros cœur de machine s’effondre dans son bleu ; sa servitude quémande son salaire de sel : quelques gouttes, un bout de pain, un butin si maigre, pas même de quoi gagner le large après tant de vagues remuées tout ce temps !

Elle brûle de se défaire du ciel qui la manie, la flatte ou la conspue : ô ces ailes qui lui manquent, cet horizon partout à bout portant ! Verra-t-elle jamais se lever son jour, dans la pénombre d’un prénom de femme ?

Elle n’a ni corps ni chair à elle : elle revient de nulle part et parle de travers, elle rêve à autre chose ; elle parle et rêve de choses et d’autres : pourquoi donc ne pas dire que le temps à midi s’arrête au fond d’un lac ?

On prétend que le bleu perle sous sa paupière : on la croit folle, elle se désole, rêvant pour rien de branches et de racines, assise sur une espèce de valise en cuir au bout de la plage où personne ne viendra la chercher.

Quelle nuit, quel jour fait-il dans sa tête engourdie de femme assise ? Elle ouvre en grand les bras aux enfants accourus du large. Il lui plaît d’exciter leurs rires et leurs éclaboussures, de baigner les pieds nus, de lécher la peau claire.

Mais vivre n’est pas son affaire : elle ne raconte pas son désir, fiévreux d’images et de rivages ; elle n’ira guère plus loin que ce chagrin-ci, d’un impossible bleu lavande, celui d’anciennes lettres d’amour et de mouchoirs trempés.

La voici d’un gris de sépulcre, avec tout ce vide autour d’elle, cueillant la mort d’un baiser brusque, suçant le noyau et crachant le fruit, titubant comme le souvenir, priant parfois très bas, brisant après le rêve la cruche qu’il a vidée.

Son cœur est un abîme qui recommence jour après nuit la même journée obscure, qui chante de la même voix brouillée le désordre et le bruit, qui va, lavant sa plaie, toujours poussant pour rien son eau pauvre en amour.

© Jean-Michel Maulpoix

Le bleu ne fait pas de bruit...

…..

Le bleu ne fait pas de bruit.

C’est une couleur timide, sans arrière-pensée, présage, ni projet, qui ne se jette pas brusquement sur le regard comme le jaune ou le rouge, mais qui l’attire à soi, l’apprivoise peu à peu, le laisse venir sans le presser, de sorte qu’en elle il s’enfonce et se noie sans se rendre compte de rien.

Le bleu est une couleur propice à la disparition.

Une couleur où mourir, une couleur qui délivre, la couleur même de l’âme après qu’elle s’est déshabillée du corps, après qu’a giclé tout le sang et que se sont vidées les viscères, les poches de toutes sortes, déménageant une fois pour toutes le mobilier de ses pensées.

Indéfiniment, le bleu s’évade.

Ce n’est pas, à vrai dire, une couleur. Plutôt une tonalité, un climat, une résonance spéciale de l’air. Un empilement de clarté, une teinte qui naît du vide ajouté au vide, aussi changeante et transparente dans la tête de l’homme que dans les cieux.

L’air que nous respirons, l’apparence de vide sur laquelle remuent nos figures, l’espace que nous traversons n’est rien d’autre que ce bleu terrestre, invisible tant il est proche et fait corps avec nous, habillant nos gestes et nos voix. Présent jusque dans la chambre, tous volets tirés et toutes lampes éteintes, insensible vêtement de notre vie.

Jean-Michel Maulpoix

© Mercure de France, 1993

Autour de l’amour comme de la disparition, ils se rassemblent. A l’église ou ailleurs, ceux qu’on appelle « les proches » et que l’on voit si peu, reviennent, endimanchés, quand l’une à l’autre deux vies s’accrochent, ou quand l’une, toute seule, ayant fait son temps, s’éloigne et se désunit. Encore sont-ils moins nombreux, pas tout à fait les mêmes, ni versant la même espèce de larmes, lorsqu’il s’agit d’accompagner qui s’en va. Ici des parents, là des enfants peut-être, au mieux quelques amis fidèles, présents du bonjour à l’adieu. Les affections, les solitudes, les photographies de famille, sont de natures diverses.

Ici comme là, beaucoup de fleurs, trop de fleurs, en bouquets ou en gerbes... Des retrouvailles, des bonjours, des mines. Dans l’église, les mêmes bruits de chaises, presque les mêmes toux. Près de l’autel, où tous deux se tenaient côte à côte, silencieux, elle de blanc vêtue, lui costumé de neuf, intimidés et attentifs, un peu transis, c’est une boîte à présent, couchée, recouverte de velours rouge. Quelqu’un n’y entend pas ce que l’on dit de lui, n’écoute aucun cantique ni ne voit couler aucune larme. Quelqu’un qui n’a rien à répondre. Quelqu’un qui s’en retourne d’où il est venu. Quelqu’un à peine ou déjà plus, ne pouvant serrer la main de personne, quelqu’un qui sortira de là sur des épaules, s’en ira dans un camion gris, sans klaxon ni ruban, pour passer sous la pierre sa première nuit de poussière.

L’instint de Ciel

© Mercure de France, 2000.

Bibliographie

Locturnes, éd. Lettres nouvelles/Maurice Nadeau, Paris, 1978.
La Parole est fragile, Imprimerie de Cheyne, Le Chambon sur Lignon, 1981.
Émondes, première éd. Solaire, 1981. Deuxième édition, revue et augmentée, éd. Fata Morgana, Montpellier, 1986.
Dans la paume du rêveur, éd. Fata Morgana, Montpellier, 1984.
Papiers froissés dans l’impatience, Champ vallon,1987.
Les Abeilles de l’invisible, Champ vallon, 1990.
Un dimanche après-midi dans la tête, Mercure de France en 1996
Portraits d’un éphémère, Mercure de France, 1990.
Dans l’interstice, éd. Fata Morgana, 1992.
Une Histoire de bleu, Mercure de France, 1992.
L’Écrivain imaginaire, Mercure de France, 1994
Un dimanche après-midi dans la tête, Mercure de France, 1996
Domaine public, Mercure de France, 1998.
L’instinct de ciel, Mercure de France, 2000.
Chutes de pluie fine, Mercure de France, 2002.
Pas sur la neige, Mercure de France, 2004.
Une histoire de bleu, suivi de l’Instinct de ciel, collection de poche Poésie/Gallimard, novembre 2006. Préface d’Antoine Emaz.
Boulevard des Capucines, Mercure de France, mars 2006,