Johannes Bobrowski

Le poète errant des ombres et des fleuves

Apprends-moi à parler, herbe,
à être mort et écouter,
longuement, apprends-moi à parler, pierre.
Eau, apprends-moi à durer,
et toi, vent, ne t’enquiers pas de moi
. (Plaine)

Johannes Bobrowski a longtemps semblé chanter seul sur sa steppe, lui l’Allemand de l’Est si près des frontières baltiques. Pourtant certains d’entre nous avaient reçu en plein cœur, il y a bien longtemps, son roman Le moulin de Levine, mais la plus belle part de son œuvre, ses recueils de poésie, n’étaient accessibles qu’en allemand.
Puis enfin les belles traductions de Jean-Claude Schneider, et la parution de l’anthologie Ce qui vit encore par Ralph Dultli et Antoine Jaccottet chez Orphée, nous permettent d’accéder à ce poète considérable et secret. Il est temps de lui faire grande place parmi nous.

Ses mots sont autant d’invocations à son enfance, aux herbes, au lac, et au fleuve. Imperméable au réalisme socialiste de la RDA, en résonance avec le dialogue avec la nature, le jadis du monde, Johannes Bobrowski dit le caché des choses.
Laconique, il mélange une sorte de pensée magique à une langue moderne, elliptique.
Sa poésie semble granitique, immédiate, fruit d’un long dialogue avec le réel, commencé depuis des temps immémoriaux. Il sanctifie presque “la pure présence des choses”.
Et donc au travers de son langage en éclats, Johannes Bobrowski approche au plus près bien des mystères, bien des fantômes reviennent dans une mémoire vacillante, dégarnie.
Les lieux, les gens, les espaces, les peuples, tout s’entrecroise chez lui.

Nuit, longtemps ramifiée en silence -
Temps, fuyant, amer
ainsi devenu de vers en vers :enfance -C’est là
que j’ai aimé le loriot-
(Enfance)

Il semblait fait de noir et de peu de lumière, de chamanisme envers les forces obscures des arbres, des fleuves, des ombres.
Son monde était celui de l’Europe de l’Est. Cet écrivain protestant, hanté par l’éthique et le remords n’était pas un écrivain réaliste. Et quand il évoque le sort des Tziganes et des Juifs, ce n’est que par des allusions déchirantes. Loin des réalités politiques de l’Allemagne de l’Est, il trouvait refuge dans la poésie et les romans, et surtout au sein de ses forêts obscures qui cheminaient sans cesse dans sa tête.
Il vivait dans son monde imaginaire, là où la cruauté des contemporains et de l’univers nazi qu’il avait subi, ne pouvait l’atteindre.

Mort très jeune à 48 ans, il semblait reclus, silencieux, publiant très peu.
Mais il aura, à mi-voix, hurlé à l’immense.
Dans ses mots il y a de l’incantatoire, de l’invocation, de la prière païenne.
Aussi les poèmes de Bobrowski sont parfois identiques et répétitifs, comme des formules magiques, ou des pans hantés de mémoire.
Sorte d’appels envers sa Lituanie rêvée, des steppes entrevues, des loups et des vallées rencontrés.
Ses mots sont forgés par son expérience et également par son imaginaire entre monde magique et monde protestant. Sa conscience historique se mélange avec sa façon d’appréhender le monde au travers de sensations immédiates.
Comme un grenier de mémoire des Allemands de l’après-guerre, de leurs victimes, il est l’écrivain lyrique de l’Europe de l’Est. Celui qui se savait étranger, donc proche de tous les étrangers. Celui qui fut étranger dans sa propre patrie sous le joug communiste.

« Je ne suis pas ici. / Je cherche un lieu, / pas plus large qu’une tombe, le petit mont/ au-dessus des prairies. De là/ je peux la voir, / la rivière. » Ses mots sont un effort de reconstruction des mémoires effacées, de ces temps où les Polonais, Lituaniens, Russes et les Juifs avaient vécu dans une précaire harmonie, excepté les pogroms sanglants. En un temps où les nationalismes étaient tapis sous la cendre. Il est un poète profondément humaniste, pour qui la vérité est fondamentale.
Tous mes rêves
s’en vont au travers des plaines, tracent
vers des forêts non foulées
contre le vide du vent, des fleuves froids et solitaires,
d’où retentissent des appels au loin
de bateliers barbus –
(Est)

Ce qui vit encore

C’est toujours la fin des temps. La mort, pourquoi compterait-elle ? (Atelier P.Gauguin)

Johannes Bobrowski est profondément un homme de l’Est et sa vie ne peut se comprendre que si le souffle du vent sur les arbres résonne en vous, si les oiseaux vous parlent, si les nuages de neige vous sont un manteau fraternel, si vous vous souvenez des ruines et des massacres.
Sa vie se place face à l’éphémère, dans la crainte de la fin des temps qu’il a approchée pendant la guerre.
Sa vie fut un passage discret, attentif aux êtres et aux choses, écrasée par le poids de l’histoire.

Il est né le 9 avril 1917 à Tilsit, en Prusse Orientale, très proche du monde baltique qui va le fasciner. Il est le fils d’un cheminot et sa mère est fille d’un fondeur de cloches. Ses ascendants paternels et maternels sont tous implantés depuis longtemps dans cette région qui se situe entre Vistule et Niémen, ils sont protestants.
Il fait ses études à Meml (Niémen), et Königsberg, et séjourne souvent en Lituanie chez ses grands-parents pendant son enfance. Il passe ses vacances sur les rives du Niémen où il rencontre des Tziganes et des marchands ambulants juifs venant de l’intérieur de la Lituanie, et qu’il célébrera plus tard.
Membre d’une communauté protestante dès 1930, qui deviendra un mouvement d’opposition chrétienne au nazisme, il s’initie aux lectures bibliques.

Il étudie aussi l’orgue et l’harmonie, et la musique baroque.
En 1937 ses parents s’installent à Berlin.
Il est mobilisé de 1939 à 1945 dans l’armée allemande et il est envoyé sur le front polonais, puis sur le front russe, et il côtoie l’horreur et l’inhumanité des nazis.
En 1942 il est envoyé sur le lac Ilmen, près de Novgorod en Russie.
Il en gardera toute sa vie un profond souvenir et attachement.
Il commence alors à écrire des poèmes.
Ses études d’histoire commençées en 1941-1942 sont interrompues et il retourne auprès du lac Ilmen.
En 1943 lors d’une permission il peut épouser Johanna Buddrus. Il est fait prisonnier sur le front russe et va travailler au fond des mines de charbon de Donetsk pendant quatre ans.
Il survit et est libéré fin 1949, car Allemand de l’Est, il pourrait contribuer à l’édification du futur paradis communiste. Donc près de douze ans de sa vie, si courte, auront été ainsi balafrés par la guerre.
Il s’installe à Berlin-Est en 1949.
Il gagne sa vie comme lecteur et en 1951 il fait publier son premier recueil de poèmes Le temps sarmate.
En 1962 il obtient le prix envié du groupe 47, celui que recevra aussi Ilse Aichinger.
En 1964 paraît son chef-d’œuvre Le moulin à Levine, hommage à son grand-père et livre inoubliable.
Il est mort à Berlin Est le 2 septembre 1965 d’une péritonite mal soignée, juste au moment où il commençait à être reconnu comme l’un des plus importants poètes de langue allemande de l’après-guerre.
Une édition complète de ses œuvres en quatre volumes, Gesammelte Werke, éd. E.Haufe, est parue en 1987.

Rien de marquant dans sa vie, à part la plaie ouverte de la guerre au sein de la Wehrmacht et des massacres.

Mais il dégage une intériorité, une attention tendre et nostalgique vers aussi bien les humains que les arbres, que l’on retrouve dans ses écrits.

Alors je le sais et je pars
pas de chapeau sur les cheveux
éclat de lune sur sourcil et barbe
décrépit fasciné par ma fin
écoute donc encore une fois tout en l’air
car la trompette résonne
car le trombone résonne
et de loin le corbeau appelle
Je suis là où je suis: dans le sable
avec le diamant dans la main
. (Musique au village)

Le feu et la neige des mots

Un jour je m’envolerai
avec les dictons des oiseaux des feuillages
dans les années tardives,
quand leur cœur, un grêlon, blanchit
. (Chanson lituanienne)
Les mots de Johannes Bobrowski ont un éclat élémentaire, une clarté énigmatique et ils résonnent souvent comme un « tintement de grelots ».
La lumière se tient près de la vaste obscurité et une mémoire interminable semble remonter du seau de ses poèmes. Les Tziganes déportés, les Juifs massacrés, les pays dévastés, passent au milieu des fleuves et des forêts.
Un appel des paysages de la Baltique, des chemins de glaise et de souvenirs, sont posés sur ses mots comme sur la tempe du poème.
Et l’étranger, que nous serons tous un jour, est celui qui a vu sombrer le monde, celui vers qui porter son amour pour le sauver, pour nous sauver, ne serait-ce qu’un instant :

Tu offres à l’étranger en errance, sur les marches
de ton vers, un instant, un séjour : regarde, il
repart en titubant, sauvé du chaos
le temps d’un souffle
. (Sappho).

Johannes Bobrowski est hanté par la nature de son enfance et il l’arpente avec « le chant des grillons dans les cheveux », des lumières dans ses vers. Le crépuscule est toujours aux portes, adossé aux clôtures, descendant de la montagne. Et ce crépuscule est celui des revenants. Souvenirs de la guerre, de son emprisonnement en URSS, de son emprisonnement moral dans cette Allemagne de l’Est communiste et totalitaire.
Pour échapper à cela, il procède à une sorte de pensée magique dans ses mots. Quand il invoque l’oiseau, il est oiseau, quand il parle au fleuve, celui-ci lui répond. Il est rêves passant sur les plaines quand le vent se rappelle à lui.
Profondément homme de l’Est, il vit du souffle des forêts, du feu et de la neige emmêlés.
À ce stade de la fusion avec la nature, les mots n’ont plus cours, seule reste cette élégiaque tristesse qu’il porte à jamais en lui, et cette douleur de savoir qu’une goutte d’humanité, de tendresse l’aurait sauvé :

Les mots ne valent plus rien,
mais un effleurement, des salutations,
éclair sous l’obscure paupière
et dans la poitrine cette douleur :
bien plus forte que les étreintes
. (Est, Dans les buissons du vent)

Mais la tristesse étant inhabitable passent alors dans ses mots des éclats de tendresse fugitive :
Sur ta tempe
je veux vivre ce peu de temps,
sans mémoire, sans bruit
laissant errer
mon sang au travers de ton cœur
. (Le temps sarmate).

Lui le taciturne, complice du vol des oiseaux, avance sans parler au milieu de la création, brûlant, cherchant un peu d’eau dans les mots.
Lui mort si jeune se sera demandé quel était son véritable nom ici-bas, et pour combien de temps il errerait à la lisière des humains et des forêts. Ses mots sont comme du sang qui murmure.
Il est le poète des réminiscences, et viennent et reviennent ses amis proches: les bouleaux, les forêts, les plaines, le fleuve, les pierres, la lune, la neige, le vent et surtout la nuit,
Dans ses poèmes il rend aussi hommage aux écrivains en qui il se reconnaît : Villon, Joseph Conrad, Dylan Thomas, Else Lasker-Schüler, Gertrud Kolmar, Hölderlin, Brentano, Mickiewicz, Klopstock surtout.
Sa poésie est de forme classique, nulle révolution de langage, des mots souvent elliptiques qui se cognent les uns contre les autres, des images liées à la perte.

La langue de Bobrowski est simplement une langue essentielle. Une langue sauvage aussi, portée par une pensée sauvage
Car Bobrowski est aussi un poète de la perte, perte de sa patrie, perte de ses espérances, et il s’enveloppe dans une sphère de tristesse et de mélancolie. Mais nulle froideur, nulle désolation, ses mots sont translucides, mais abrupts, rugueux souvent.

La vie immédiate exige des mots immédiats.

Et l’intercession des choses. L’herbe et la pierre lui apprennent à parler, car il leur parle aussi.
Et il s’en échappe un feu, et vient la consolation de la neige.
Comme le disait Archie Shepp de Billie Holiday, « il a une voix qui pleure, mais on ne voit pas les larmes. »

Barque
porte-moi sur l’autre rive
Le ciel est blanc. Un arbre
de cris d’oiseaux
lève les yeux
. (Le temps du brochet).
Gil Pressnitzer

Site officiel

Site Johannes Bobrowski

Source :
Ce qui vit encore
, recueil de poèmes traduit de l’allemand et présenté par Ralph Dutli et Antoine Jaccottet, collection Orphée, éditions de la Différence, 1993.

Choix de textes

Le mont des Juifs

Voyage d’araignée,
blanc, la terre se répandait en poussière
de sable rougeâtre — forêt,
comme chevelure de tresses, cri d’animal,
lui heurtait la joue, herbe
piquait ses tempes.

Tard, lorsque le grand-duc, bruissement
de cent nuits, traversait
le sommeil des genêts,
il se levait dans le hallier frémissant
des grillons pour voir un
blême chemin de lune qui montait
dans l’entrelacs des racines.

Il regardait par-delà le marécage.
Abrupt, indistinct, un reflet de lumière
le frôlait de son vol, le temps de ce
battement de cœur une sauvage
empaumure émergea des ténèbres,
hérissée, tête larmoyante.

Pressé entre les mains
le temps, non nommé : les essaims
qui, jaunes, suivaient
Curragh, nuées grondantes
au-dessus du lac, les abeilles
suivaient le pieux père,
il remuait les rames, il disait :
Je serai un mort dans la verte vallée.

Terre d’ombres fleuves, traduit de l’allemand par Jean-Claude Schneider, Atelier La Feugraie, 2005.

Plaine

Lac.
Le lac.
Englouties
les rives. Sous le nuage
la grue. Blancs, luisent
les millénaires
des peuples de bergers. Avec le vent

je gravissais les pentes de la montagne.
C’est là que je vivrai. J’étais
un chasseur, mais l’herbe
m’a saisi.

Apprends-moi à parler, herbe,
à être mort et écouter,
longuement, apprends-moi à parler, pierre.
Eau, apprends-moi à durer,
et toi, vent, ne t’enquiers pas de moi.
Pays d’ombre les fleuves, Traduction Ralph Dutli et Antoine Jaccottet

Invocation

Viina, toi
le chêne -
toi mon bouleau
Novgorod-
jadis dans les forêts volait
le cri de mes printemps, de mes jours
le pas résonnait au-dessus du fleuve.

Ah, c’est le clair
éclat, l’astre de l’été
prodigué, près du feu
le conteur s’est accroupi,
ceux qui l’écoutaient
à longueur de nuits, tes jeunes gens,
sont partis.

Seul il chantera:
Sur la steppe
filent les loups, le chasseur
a trouvé une pierre jaune,
elle flamboyait au clair de lune. -

Un air sacré nage,
poisson,
par les vallons anciens, par les vallons boisés,
la parole des pères retentit encore:
Souhaite bienvenue aux étrangers.
Toi-même tu seras l’étranger. Bientôt.
Traduction Ralph Dutli et Antoine Jaccottet

Le puits lituanien

Mes chemins de sable, le ciel
sur les buissons de saule.
Perche du puits, soulève-toi.
Abreuve-moi de terre.

Vaste comme les heures, alouette, ton chant,
plus haut que l’autour.
Quand le semeur t’entend,
le moissonneur t’a oubliée.

Voyez, dans le champ renversé
les chars viennent, le cri du vent.
Jeune fille du puits, penche-toi dans la lumière.
Chante à t’en blêmir la bouche.

Traduction Ralph Dutli et Antoine Jaccotte

Routes d’oiseaux

I
Dans la pluie je dormais
dans les roseaux de la pluie je me réveillais.
Avant que tout se feuille, je vois la lune proche,
j’entends le cri des migrations d’oiseaux,
l’émouveur d’air, le cri
blanc qui met l’air en pièces.

Vite et vif
comme les loups prennent le vent,
sœur, écoute ! Wäinämöinen
chante à travers le vent,
jette l’aile de neige
sur ton épaule, nous dérivons
sur les pennes dans le vent du chant —

II
mais sous de vastes
ciels, seuls, routes
délaissées des légions
à plumes, qui s’en allaient —
dormant sur les vents
elles passaient, un soleil
neuf incendiait, la flamme
a jailli, elles ont brûlé
dans l’arbre de cendres.

C’est là-bas que se sont envolés
aussi nos chants.
Sœur, tes mains
blêmissent, tu continues dans mon obscurité
à dormir — quand aurai-je
à chanter la peur des oiseaux ?
(Pays d’ombre les fleuves ; traduit de l’allemand par Jean-Claude Schneider)

Enfance

C’est là
que j’ai aimé le loriot-
les sons des cloches, là-bas
montaient, s’évanouissaient
au travers de la conque des feuilles,

Quand nous étions accroupis à la lisière de la forêt,
enfilant des baies rouges sur un brin d’herbe ;
là s’éloignait avec sa voiturette
le juif grisonnant.
Au midi alors dans les ombres sombres
d’aulnes, les bêtes se tenaient,
fouettant avec leurs queues courroucées
les mouches au loin d’elles.

Alors tombaient les flots larges
de l’ondée du ciel tout ouvert ;
après toute cette ténèbre
les gouttes embaumaient,
comme la terre.

Ou bien les gars arrivaient
avec leurs chevaux
jusqu’à la berge du fleuve,
avec leur dos d’un brun éclatant
ils galopaient en riant
vers les profondeurs.

Derrière la clôture
s’assombrissait le nuage teinté d’abeilles
Plus tard, au travers des épines du lac de roseaux
le hochet d’argent amenait
la peur.
Cela disparaissait, une haie,
ténèbres fenêtre et porte.
Alors le vieux chantait dans sa
chambre parfumée. La lampe
bourdonnait. Les hommes entraient
ils ont appelé les chiens
par-dessus l’épaule.

Nuit, longtemps ramifiée en silence -
Temps, fuyant, amer
ainsi devenu de vers en vers :
enfance -
C’est là
que j’ai aimé le loriot-
Traduction personnelle

Chansons lituaniennes

La nuit, yeux de bête, un buisson
je suis, un arbre le jour,
une eau dans les ombres du midi,
sous le soleil de l’herbe.
Ou bien autour du soir
une église sur la montagne, ou l’aimée
entre et sort, un prêtre tout de blanc vêtu,
et chante des mélodies.
À travers le monde
je l’aime, un rayon de lune
je dois être autour de la porte,
dans l’obscurité des sapins tout autour de la maison.
Un jour je m’envolerai
avec les dictons des oiseaux des feuillages
dans les années tardives,
quand leur cœur, un grêlon, blanchit
Le temps sarmate, Traduction personnelle

Chanson lettonne

Mon père le faucon.
Grand-père du loup.
Et l’ancêtre du poisson rapace dans la mer.
Moi, imberbe, un fou,
chancelant le long des clôtures,
avec des mains noires
étouffant un agneau qu’on mène à la lumière matinale.
Moi, celui

qui a frappé les animaux
à la place du blanc
Seigneur, je vais suivre le chemin détrempé
jusqu’au train qui hoquette,

par les femmes tsiganes
Je vais aller voir. Puis
sur la rive baltique, je suis parvenu au Uexküll, le Seigneur.

Il marche sous la lune.

l’obscurité lui parle.

Le temps sarmate, Traduction personnelle

La patrie du peintre Chagall

Encore autour des maisons
le parfum asséché des forêts,
myrtilles et mousse de la terre.
Et le nuage devenu soir,
s’affalant autour de Vitebsk,
teinté de sa propre obscurité. En lui
un rire dégarni, quand l’ancêtre
guette sur le toit
vers le jour des noces.

Et nous pendions dans les rêves,
mais ce qui pouvait être sûr s’est enfui
autour des astres des patries de nos pères,
barbu, comme les anges, et la bouche tremblante,
avec ailes des champs de blé :

Proximité du futur, de ce son brûlant des cors,
quand tout s’assombrit, la ville
nage à travers les nuages,
rouge.

Le temps sarmate, Traduction personnelle

Esther

Ceci est
mon peuple.
Qui s’est éparpillé
au milieu des peuples
et se tient à la porte.

Sur les pierres
le visage sauvage
se dresse, les pays
il les abandonne au repos, l’or
part en flammes
au-dessus de sa tête, il m’écoute :

Si je meurs, alors je meurs, j’ai eu si peur,
ta splendeur pleine d’éclairs pourchasse le ciel,
le sang bondissant
des trompettes
élève ma maison.
Indice du temps, Traduction personnelle

Jugement

Bajla au poumon jaune
enfuie à Varsovie
d’un transport du ghetto,
la fille
est allée à travers les forêts,
en armes, la partisane
fut prise
à Brest-Litovsk,
elle portait une veste militaire (polonaise),
a été interrogée par des officiers allemands, il y a
une photo, les officiers sont
des jeunes gens en uniforme impeccable,
avec des faces sans défauts,
leur attitude
est impeccable.

Traduction personnelle

Sur le commerçant juif A.S.

Je suis de Rasainen.
C’est là que la deuxième nuit de la forêt
passe, quand on vient du fleuve,
où les bois s’ouvrent
et que des prairies vous force
le sable jaunâtre.
Là-bas les nuits sont claires.
Nos femmes éteignent les feux
de bonne heure. Nous respirons
longuement, profondément avec la brise
obscure et vagabonde.

nous avons tout, tout le temps des
mains de nos pères.
Leur souci nous tient éveillés.
Leur peur dominée
brille dans les rameaux de nos paroles.
Grelottants, nous nous déversons
dans leurs tombes. Les nuages
se posent longtemps dessus, fumée.

Toujours vient quelqu’un de là,
ne regarde pas en arrière, aucun signe
ne le suit. Mais il garde encore par-dessus la mer
les lois des aïeux aux montants des portes.
Du lointain le chemin de bouleau réveille en lui
le malheur des cordes qui résonnent.
Traduction personnelle

Une fois nous aurons

une fois nous aurons
les deux mains pleines de lumière –
les strophes de la nuit, les eaux agitées
à nouveau atteignent la rive, sommeil des bêtes dans les roseaux
rugueux, aveugles, après l’étreinte – alors
nous sortons debout contre la pente,
contre le ciel blanc,
qui vient froid au-dessus de la montagne,
l’éclat de la cascade,
et se fige, glace,
comme tombée des étoiles.

Sur ta tempe
je veux vivre ce peu de temps,
sans mémoire, sans bruit
laissant errer
mon sang au travers de ton cœur.
Le temps sarmate, Traduction personnelle

Sureaux en fleur

Il vient
Babel, Isaac.
Il dit : durant le pogrom,
quand j’étais encore un enfant,
on a arraché la tête
à mon pigeon.

Maisons dans la rue en bois,
avec des clôtures, et par-dessus des sureaux.
à blanc est récuré le seuil,
jusqu’au bas du petit escalier—
Jadis, tu sais,
la trace de sang.

Vous les gens, vos dires : oubliés -
il vient des jeunes hommes,
leurs rires comme buissons de sureaux.
Vous les gens, le sureau il pourrait
mourir
de votre mémoire trouée.

Pays d’ombre les fleuves, Traduction personnelle

Pour le hassid Barkan

Quand nous chantions, tu es venu,
offrant le salut, tu regardais les hirondelles.

Nous écoutions dans l’ombre du midi,
les vieux,
leurs soupirs et aussi leurs malédictions.

Au-dessus la montagne
tu es venu. Ainsi venaient toujours
vos hommes, cernés de leurs noms
comme de leurs barbes de fer, mais la boucle légère
et gais les pieds, dans la danse, depuis le buisson ardent,
depuis un fleuve
(dans les saules pendaient les harpes).

Ne pars pas. Le temps
viendra, d’aimer tes sentiers,
de devenir l’obscur des forêts et des fleuves
de semer avec des larmes,
de moissonner avec joie.

Pays d’ombre les fleuves, Traduction personnelle

Kaunas 1941

Ville,
au-dessus du fleuve une branche,
couleur cuivre, comme construction fixe.
De la profondeur de la rive
on appelle. La fille aux hanches malades
vint jadis avant le temps crépusculaire,
son manteau du rouge le plus sombre
Et je connais les marches,
la pente, cette maison. Il n’y a pas de
feu. Sous le toit habite la juive
habite le juif réduit au silence,
murmurant, une eau blanche
le visage de la fille. À la porte
les tueurs font grand bruit. Doucement
nous allons, dans l’odeur de pourriture, la trace des loups.
Dans la soirée, nous rêvâmes dehors
d’une vallée pierreuse. Le faucon planait
sur la vaste coupole.
nous vîmes la ville, enchevêtrements de maisons
jusqu’au fleuve.

Vas-tu aller sur la colline ?
Les trains gris
- Parfois, les garçons et les vieillards -
meurent là-bas. Ils vont
sur le coteau, au-devant des loups en chasse furieuse.
Je ne te vois plus
Frère? Sur le mur sanglant
nous avons été abattus jusqu’au sommeil. Aussi, nous sommes
allés plus loin, pour que tout soit aveugle.
Dehors dans la forêt de chêne
avec le regard bohémien des villages, jusqu’à la crête
de la neige d’été.
Au profond des buissons de la pluie

J’arriverai sur les rives empierrées,
aux aguets dans la brume des plaines. Il y avait des hirondelles
remontant le fleuve et la nuit
verte, le ramier cria:
Mon obscurité est déjà venue.

Traduction personnelle

Feuillet de mémoire

Années,
toiles d’araignée,
les grosses araignées, années -
ils sont partis les Tziganes
avec chevaux sur chemin de glaise. Le vieux tzigane
vint avec son fouet, les femmes
se tenaient à la porte cochère, bavardant,
et dans leurs bras repliés
la main pleine de bonheur.
Plus tard ils ne sont plus venus.
Alors vinrent les étrangleurs aux yeux de plomb.
Un jour, la vieille
en haut du toit
a demandé après les disparus.

Entends la pluie se déverser
sur le coteau, ils marchent, et nul ne les voit,
sur le vieux chemin de glaise,
enveloppés dans la poussière de l’eau,
avec les couronnes de l’étranger
sur leur chevelure noire,
légères.
Pays d’ombre les fleuves, Traduction personnelle

Récit

Clair sable,traces,
vert, sous la forêt volante ténèbres,
très haut le poisson d’acier
voyage entre les arbres,
au-dessus des cimes, je
pose seulement un pas,
et puis un autre pas.

Kitège, la ville,
a des tours,
et une rue,
c’est là que je me tiens.

Sans regard je t’aperçois,
je vais vers toi
inaudible,
je te parle
sans voix.

Pays d’ombre les fleuves, Traduction personnelle (note : Kitège, ville rendue invisible, pour se protéger des Tartares)

Chanson de la nuit

Oiseau, viens,
vert oiseau,
du profond de la constellation viens,
sous mon toit de feuilles, oiseau,
nous parlerons ensemble.

Des rivages des fleuves respirants,
la terre noire
dans le domaine des forêts,
le domaine des dieux,

Là où se commence l’homme,
au-dessus de lui il voit la lumière,
dans d’autres yeux il la trouve :
ainsi il apprend à chanter.

Oiseau,
vert oiseau,
sous le toit de feuilles,
parlons de tout cela.

Dans les buissons du vent, traduction personnelle

Est

Tous mes rêves
s’en vont au travers des plaines, tracent
vers des forêts non foulées
contre le vide du vent, des fleuves froids et solitaires,
d’où retentissent des appels au loin
de bateliers barbus –

Là-bas sont tous les chants infinis,
en la moindre chose
se tient un danger, multiple, -
dont on ne peut se défendre avec tel ou tel nom : paysage,
marais, un ravin ; comme une fatalité les abat, et demeure, inévitable, -
là-bas autour des collines basses
s’en vont les sentiers.

Les mots ne valent plus rien,
mais un effleurement, des salutations,
éclair sous l’obscure paupière
et dans la poitrine cette douleur :
bien plus forte que les étreintes.

Des commerçants s’en viennent de fort loin ; Ceux qui vivent
parmi nous sont des étrangers.
Chancelants ils vont, questionnant,
le long des rues sans but, s’accrochant toujours
aux bacs et aux ponts,
comme si là pouvait se trouver une certitude –

Mais nous nous connaissons facilement.
Nos paroles montent toutes
des mêmes profondeurs,
et éternellement dans l’attente
habite en nous notre cœur.

Dans les buissons du vent, traduction personnelle

Parole L’arbre
Plus grand que la nuit
avec l’haleine des lacs de la vallée
avec le chuchotement par-dessus
le calme

Les pierres
sous le pied
les veines luisantes
longtemps dans la poussière
pour toujours

Parole
traquée
avec la bouche fatiguée
par le chemin sans fin
jusqu’à la maison du voisin

Indice du temps, Traduction personnelle Avec ta propre voix

Avec ta propre voix
jusque dans la nuit
parle le buisson de saules, lumières
volent tout autour de lui.
Haute, une fleur d’eau
s’en va au travers des ténèbres.
Avec ses bêtes le fleuve
respire.
Dans les joncs
je porte ma maison tressée.
L’escargot
inaudible
passe sur mon toit.
Dessiné
dans la surface de mes mains
je trouve ton visage.

Indice du temps, Traduction personnelle

Musique au village

Par le dernier bateau je vais partir
pas de chapeau sur les cheveux
dans quatre planches de chêne blanc
avec la main pleine d’une poignée de riz
mes amis tournent autour
l’un fait résonner la trompette
l’un fait résonner le trombone
le bateau ne m’alourdira pas
écoute les autres parler fort
ceux-là sont construits sur du sable

le corbeau appelle depuis l’arbre-fontaine
sans branche : malheur
depuis l’écorce nue :
prends-lui son offrande
prends-lui sa branche endiamantée
pourtant la trompette résonne
pourtant le trombone résonne
nul ne m’a saisi
tous disent : issu du temps
il va et il n’est pas loin
Alors je le sais et je pars
pas de chapeau sur les cheveux
éclat de lune sur sourcil et barbe
décrépit fasciné par ma fin
écoute donc encore une fois tout en l’air
car la trompette résonne
car le trombone résonne
et de loin le corbeau appelle
Je suis là où je suis : dans le sable
avec le diamant dans la main.

Traduction personnelle

Bibliographie partielle

En français

Signes du temps, poèmes, trad. Jean-Claude Schneider, Atelier la Feugraie, Paris, 1992
Ce qui vit encore, choix de poèmes, trad. Ralph Dutli et Antoine Jaccottet, Orphée La différence, 1993
Dans les halliers du vent, trad. Jean-Claude Schneider, Atelier la Feugraie, 2000
Terre d’ombres fleuves, traduit par Jean-Claude Schneider, Atelier La Feugraie, 2005
Terre d’ombres fleuves, Atelier la Feugraie, 2005
Temps sarmate, trad. Jean-Claude Schneider, Atelier la Feugraie, 2005

Le Moulin à Lévine, roman, trad. Luc de Goustines, Le Seuil, Paris, 1966
Les pianos de Lituanie, trad. Laurent Casagnau, édit. Maren Sell, 1990
Noir et peu de lumière, proses, trad. Véronique Donnât, Ludd, Paris, 1991
Bohlendorff et quelques autres, récits, trad. Jean-Claude Schneider, La Dogana, Genève, 1993

En allemand

Sarmatische Zeit, 1961
Schattenland Ströme, 1962
Levins Mühle, 1964
Bohlendorff und andere, Erzahlungen, 1965
Mausefest und andere Erzählungen, 1965
Wetterzeichen, 1966
Litauische Claviere, 1966
Der Mahner : Erzählungen und andere Prosa aus dem Nachlaß, 1967/1968
Im Windgesträuch, Eberhard Haufe, 1970
Drei Erzahlungen, 1970
Gedichte 1952-1965, 1974
Die Erzahlungen, 1979
Œuvres complètes, Eberhard Haufe, 3 volumes, 1987