Joseph Roth
La fuite sans fin depuis nulle part
J’écris pour que le printemps revienne. (Joseph Roth, réponse à un enfant)
Une heure c’est un lacUne journée une merLa nuit une éternitéLe réveil l’horreur de l’enferLe lever un combat pour la clarté. (Joseph Roth).
L’ombre immense, démesurée et surévaluée, de Robert Musil dans son odyssée de L’Homme sans qualités a fait de celui-ci indûment le chroniqueur reconnu de la chute de l’empire austro-hongrois. Pourtant il en est un autre bien plus profond, bien meilleur écrivain, Joseph Roth, qui sans utiliser l’ironie de médecin légiste de celui de la grande Cacanie, est dans ses deux chefs-d’œuvre, La marche de Radetzky et la Crypte des Capucins allé bien plus profond dans la vision de cet obscurcissement de ce monde dansant sur « une apocalypse joyeuse ». L’histoire de la famille des Von Trotta est celle de tout un pan d’un monde qui s’effondre et les qualités d’écrivain de Joseph Roth sont magistrales et toujours modernes alors que Musil avec son souci clinique du beau langage lisse semble appartenir au passé.
Sur les flonflons détournés de la Radetzky-Marsch opus 228 de Johann Strauss, c’est un requiem émouvant qui est érigé, requiem à l’Autriche, et plus encore à toute l’Europe Centrale. Car cet empire qui meurt est pour lui « et avec lui notre terre natale, notre jeunesse et notre monde ».
Il avait d’abord évoqué un microcosme du monde pour embrasser le monde tout entier.
Mais qui donc était Joseph Roth ?
Joseph Roth, comme la plupart de ses personnages, semblait jouer à la marelle avec son destin qui errait sans but et parfois sans lui, et il ne semblait pouvoir vivre que dans l’exil :
« Il n’avait pas de profession, pas d’amour, pas d’envie, pas d’espoir, pas d’ambition et même pas d’égoïsme. Il n’y avait personne d’aussi superflu au monde. » (La fuite sans fin).
Et son exil s’est dissous à 45 ans, à Paris, dans l’alcoolisme et la misère.
Errance géographique de la Galicie, puis Vienne, Berlin enfin à Paris, errance intérieure devant l’écroulement de tout un monde occidental et particulièrement de la société autrichienne hantée par sa splendeur passée avec la figure obsédante et absente à la fois de François-Joseph II de Habsbourg, dont les yeux bleus dévisageaient le peuple entier avec lassitude et indifférence.
Marginal au monde, marginal dans sa vie d’homme, Joseph Roth est un écrivain autrichien de l’envergure de Stefan Zweig, son grand ami, et plus fascinant que le trop parfait Robert Musil.
Lui était un exclu désespéré du monde, un exilé dont on sait d’où comme le disait Magris.
Son seul besoin d’exister fut son combat contre tout régime totalitaire.
En plus de ses talents d’écrivain, très attaché à la langue allemande classique, il joignait celui de l’art du reportage. Ce qui le rend à la fois étrange et unique dans la littérature.
Lui personne déplacé dans son propre destin, vivant dans le no man’s land de l’histoire et des humains, marqué à jamais par le mythe habsbourgeois qu’il aura vu s’effondrer quand il n’avait que 24 ans au lendemain de la Première Guerre mondiale, il était en fait plutôt homme errant que juif errant. Il aura vécu dans ces heures incertaines qui verront l’annihilation d’une civilisation et le génocide du peuple juif, et sa déchirante lucidité l’aura amené au plus près de l’indicible :
Il est temps de partir. Ils vont brûler nos livres et c’est nous qu’ils brûleront à travers eux. Nous devons partir pour que seuls des livres soient livrés aux flammes.( Roth, lettre)
Lui, il était ce personnage qu’invoque Claudio Magris, qui écrivain immense de Trieste aura eu l’approche la plus empathique de Josef Roth et dont le livre Loin d’où est la plus belle approche de cet auteur viennois. Rattaché aux juifs d’Europe Centrale qui refusent leur assimilation sans pouvoir pour autant conserver leur propre intégrité individuelle et vivent donc dans une sorte de territoire de fantômes.
Joseph Roth avait sa patrie dans ses douleurs.
Il n’était pas le prophète silencieux qui assiste à la mise en place de la déshumanisation d’une civilisation sans rien dire ni écrire, mais un « saint hurleur » qui avec sa lucidité absolue, son ironie féroce nous aura alertés en vain devant la marche à l’abîme se passant sous nos yeux.
Il fut l’incarnation « du malaise de l’homme moderne emporté par les fureurs de l’Histoire, toujours engagé dans une fuite sans fin, à travers un monde qui n’a plus ni centre ni sens. »
Joseph Roth analyse, avec son acuité unique en son temps, la montée de l’antisémitisme et du nazisme. Mais il dénonce aussi violemment les dérives du communisme soviétique. Il s’interroge également sur la tyrannie exercée sur l’individu par un monde occidental avide, basé sur le seul progrès technique aveugle, l’argent, la réussite à tout prix et le profit frénétique.
Joseph Roth fut un homme moderne, la véritable conscience de son temps, un Cassandre juif, qui aura fait honneur à la mission de l’écrivain et du journaliste, et qui désespéré se perdra dans l’alcool et l’exil.
Il aura été emporté par les fureurs de l’Histoire, pris dans une fuite sans fin, à travers un monde qui n’a plus ni centre ni sens.
Quel monde que celui où les imaginations les plus hardies de Balzac pâlissent, où les plus grandioses inventions de Shakespeare s’affadissent et où l’on se sent forcé de reconnaître que cette décennie, avec ce qu’elle contient d’intense perversité infernale, aurait de quoi déshonorer des siècles... (Une heure avant la fin du monde)
Un exil permanent dans sa propre vie
Je suis juif d’Europe orientale, et notre patrie se trouve partout où sont enterrés nos morts. (Hôtel Savoy)
La vie de Joseph Roth est un roman, fait d’errances,de mensonges aussi, car Roth était hâbleur, mythomane, et s’inventait bien des récits imaginaires où il était valeureux officier catholique autrichien ou tant d’autres choses encore.
Il s’exilait déjà intérieurement avant d’aborder le grand exil.
« Surtout chantre de l’exil absolu pour qui l’exil réel à Paris ou la fuite dans l’alcool ne furent jamais que l’ultime métaphore d’une vie et d’une œuvre qui furent toujours « loin, mais loin d’où ? » (Claudio Magris).
Moses Joseph Roth est né le 2 septembre 1894 dans une famille juive à Brody en Galicie, une province reculée de l’Empire austro-hongrois, située dans l’actuelle Ukraine.
La Galicie est retirée loin du monde. Mais elle a une joie qui lui est particulière, des chants bien particuliers, des êtres bien particuliers et un éclat bien particulier : le triste éclat de ceux qui ont subi l’outrage. (Roth)
Il était le fils de commerçants aisés, sa mère Maria Grübel, appartient à une famille de négociants juifs. Nachum Roth, son père, est issu d’une lignée de juifs hassidiques, et il travaille comme représentant pour une firme de céréales hambourgeoise.
Dans cette Galicie si bien décrite par Isaac Bashevis Singer se mélangeaient chez ses habitants juifs le hassidisme mystique et le rationalisme et la tentation des Lumières.
Dans les lycées impériaux et royaux on enseignait l’humanisme allemand à des populations polonaise, allemande, juive, ukrainienne, pour les assimiler et détruire leur identité. Cet univers de partout et de nulle part à la fois va le marquer à tout jamais.
Mais ce qui va façonner son rapport à la vie est le destin tragique de son père. Son père devient fou peu avant la naissance de Joseph, il doit être interné. Et sa famille cachera ce déshonneur, et Joseph aura donc un père absent qu’il ne rencontrera jamais et qu’il mythifiera en se déclarant fils naturel de pères illustres. Son vrai père meurt en 1910.
Comme beaucoup de juifs « éclairés » il refuse de vivre au milieu de langues qu’il juge inférieures, après avoir été élevé à la fois dans le yiddish qu’il ne pratique pas, mais surtout la langue allemande qui le fascine.
« Joseph Roth était un personnage énigmatique dans sa vie plus que dans son travail. Bien que juif, il parlait rarement de sa judaïté. Tourmenté par la pauvreté, il admirait l’aristocratie. Bien que très doué, sa reconnaissance vraiment méritée ne vint à lui qu’à titre posthume. » (Elie Wiesel sur Joseph Roth, dans une critique de Radetzky Marsh, New York Times, 3 novembre 1974) Après des études brillantes au Kronprinz-Rudolf-Gymnasium à Brody, puis en 1913 des études de philologie à Lemberg, il s’inscrit la même année à l’université de Vienne pour des études de littérature allemande qu’il interrompt en 1916 pour partir sur le front comme correspondant de guerre. Pendant la guerre, Roth publie de très nombreux articles et poèmes dans des revues praguoises ou viennoises.
Il est follement amoureux de « sa ville » Vienne :
« Mais Vienne est ma ville. D’ici, je t’offre une couronne, un manteau de pourpre et un sceptre. La couronne d’or de l’imagination, le manteau de pourpre de la solitude et le sceptre de l’ironie.» ( Roth).
La Première Guerre mondiale met à bas en 1918, le monde de la monarchie austro-hongroise qui rendra cet homme, à tout jamais irrémédiablement nostalgique de ce supposé âge d’or, tout au long de sa vie.
À Vienne, il travaille pour le prestigieux quotidien Neuer Tag où il tient aussi bien des chroniques de la vie quotidienne que de la vie littéraire.
En 1920 il déménage pour Berlin où il continue son activité de journaliste, tout en observant la montée vers l’obscur de l’Allemagne.
En 1922, sa mère meurt d’un cancer. La même année Roth épouse à Vienne Friederike Reichler.
En 1923, il retourne dans sa chère ville de Vienne et travaille comme correspondant pour le Berliner Börsenkurier et le Prager Tagblatt. Il va publier ses premiers romans La Toile d’araignée en 1923. L’année suivante suivent les parutions de Hôtel Savoy et La Rébellion. Il devient célèbre.
En 1925 il est nommé correspondant étranger de la Frankfurter Zeitung pour laquelle il séjourne en France, qu’il admire, en Pologne, en Allemagne, en Italie, en Tchécoslovaquie, et en 1926 l’Union soviétique. Ce sera son « Voyage en URSS » et comme Gide il rompt brutalement avec le communisme, et même la gauche, pour devenir monarchiste.
Il se lie d’amitié avec Karl Kraus, mais aussi Hofmannsthal, Schnitzler ou Werfel, et surtout Stefan Zweig qui sera son ami inséparable à partir de 1928.
Toujours démuni et pauvre il sera sans cesse secouru matériellement et intellectuellement par celui-ci qui fait tout pour le faire connaître et reconnaître principalement en France.
Il écrit beaucoup, dont La Fuite sans fin et d’innombrables essais et articles. Sa femme schizophrène doit être internée. Roth mène alors une vie nomade, en séjournant dans les hôtels.
Il se lie avec Andrea Manga Bell, fille d’une Allemande et d’un pianiste noir cubain.
En 1930 la parution de Hiob (Le Poids de la grâce), puis en 1932 de Radetzkymarsch (La Marche de Radetzky), son chef-d’œuvre qui décrit avec empathie le déclin d’une famille de militaires et de fonctionnaires durant les dernières années de la dynastie des Habsbourg, lui assurent une renommée immense.
Le 30 janvier 1933, jour de la prise de pouvoir de Hitler au poste de chancelier du Reich, Roth s’exile à Paris, et ses livres sont brûlés. Son exil parisien durera de 1933 à 1939.
« La montée inexorable du nazisme, la folie et l’internement de sa femme Friedl, ont pour lui des conséquences dramatiques : ébranlement moral, sentiment de culpabilité, difficultés matérielles, alcoolisme qui s’apparente de plus en plus à un lent suicide ».
Tous ses livres sont interdits de diffusion et de parution en Allemagne.
Malade, sans droits d’auteur, il n’arrive plus à honorer les rares commandes des éditeurs. Il ne subsiste que grâce à Stefan Zweig et Landauer, et quelques autres amis. Ses voyages ne l’apaisent pas, tant la peste brune qui grandit l’accable.
En dépit de ses problèmes de santé mentale et physique, qui sont noyés dans l’alcool, il tente de sauver des juifs le plus possible.
Il rompt en 1936 avec sa maîtresse Andrea Manga Bell, comme avec d’autres rencontres, du fait de sa jalousie démentielle, et il sombre dans l’alcoolisme.
Son dernier séjour à Vienne en 1938 le fait assister à l’annexion, le 12 mars, de l’Autriche par l’Allemagne. Un monde est bien mort.
Épuisé, il publie quand même la suite essentielle à son roman La Marche de Radetzky, qui s’appelle La Crypte des capucins, caveau des empereurs d‘Autriche, en 1938
En 1939 il écrit dans les revues monarchistes, se rapproche du catholicisme et ne survit que par ses amis passant ses journées au café Tournon, près de son hôtel Foyot, hagard, déjà ailleurs, ne vivant que dans l’utopie, refusant la réalité qu’il fuit.
« Il fut l’un des buveurs les plus prodigieux de son temps», a déclaré Hermann Kesten de son ami Joseph Roth.
Le 24 mai, apprenant le suicide de son ami Ernst Toller, Roth s’effondre. Il est transporté à l’hôpital Necker, il meurt trois jours plus tard, le 27. Il est enterré au cimetière de Thiais. Sa tombe se trouve dans la section catholique du cimetière.
L’année suivante, le 15 juillet 1940 son épouse sera euthanasiée par les nazis.
« Mon passeport ne prouve pas que je suis moi. Il prouve que je suis un sujet quelconque. Que je suis un citoyen. Par une inscription portée sur mon passeport, l’État auquel j’appartiens demande à toutes les autorités de me laisser passer sans encombre. À la frontière, les fonctionnaires font l’inverse de ce qu’on leur demande. Je doute de la sincérité de mon État. Toute requête est une perfidie. Ils sont de connivence, les uns et les autres : l’État et ses exécutants aux frontières. Ils veulent m’anéantir ».
La double perte
«On dirait même que Dieu en personne ne veut plus porter la responsabilité du monde. (Marche de Radetzky).
« Il est plus facile de mourir pour les masses que vivre avec elles.»
Claudio Magris montre comment l’œuvre de Roth prend sa source dans la douleur d’une double perte : celle de l’Empire, celle du shehtl natal. Voyant se déchirer sous ses yeux cette symbiose judéo-allemande dont il était issu, il en sera désespéré.
Certes le monde des Juifs d’Europe Centrale aura été une source d’inspiration essentielle pour Roth tout en occupant des rôles parfois secondaires sauf dans ses livres Job, Tarabas. Mais le monde moderne est aussi présent avec la crainte de son capitalisme triomphant et sa marchandisation, de ses pertes de valeur, une société dépourvue du sens du sacré, emplie de solitude, poussant à la dépersonnalisation.
Il va se poser les questions fondamentales de son époque, la guerre, la révolution, la réalité, le sort des juifs...
Et puis il faut signaler les constants rapports père-fils qui passent dans ses romans, et qui ramènent à sa douleur de quasi bâtard, avec un père à jamais absent.
Il faut se souvenir qu’il était journaliste avant d’être écrivain. Aussi son style incisif, documentaire va s’inspirer d’un courant prôné par le mouvement de la Neue Sachlichkeit (Nouvelle Objectivité), dont les principes refusent le romantisme et même le lyrisme pour,comme un ancêtre du Nouveau Roman français, rendre compte du monde par sa description objective. Ses romans comme l’Hôtel Savoy (1924), La Révolte (1924), La fuite sans fin (1927), en portent les démonstrations.
Le talent, le génie ne le dispensent en aucun cas du devoir manifeste de combattre le réel. (Roth 1934)
Mais il saura s’en éloigner, et refuser les faits bruts, quand il aura à témoigner pour une sorte de requiem pour la monarchie des Habsbourg, et du monde civilisé. Là l’objectivité n’avait plus sa place et l’empathie naturelle de Joseph Roth envers ses personnages peut se donner libre cours, tout en collant au réalisme. Pour cela il ne révolutionne pas la langue allemande, il s’y inscrit classiquement avec toutes les conventions afférentes, et il est plus proche de Henrich Heine que de ses contemporains. Il refuse tout « folklore yiddish » dans sa langue.
Mais son style est inimitable. Lui qui « avait uniquement des racines dans l’air », a inventé des personnages aux antipodes des héros traditionnels à la mode alors en 1930, comme ceux volontaires de Thomas Mann. Les siens sont blafards, ballottés par le destin, apathiques souvent, simples témoins et non-acteurs, car ils sont écrasés par l’effondrement de toutes les valeurs, de toutes leurs certitudes. Il avait aimé cet « âge d’or » et traînait une culpabilité de ne pas avoir pu empêcher sa disparition :
Une volonté cruelle de l’Histoire a réduit en morceaux ma vieille patrie, la Monarchie austro-hongroise. Je l’ai aimée, cette patrie, qui me permettait d’être en même temps un patriote et un citoyen du monde, un Autrichien et un Allemand parmi tous les peuples autrichiens. J’ai aimé les vertus et les avantages de cette patrie, et j’aime encore aujourd’hui, alors qu’elle est défunte et perdue, ses erreurs et ses faiblesses. Elle en avait beaucoup. Elle les a expiées par sa mort. Elle est passée presque directement de la représentation d’opérette au théâtre épouvantable de la guerre mondiale.(Roth, 1932).
Pour faire revivre ce temps et faire comprendre sa chute, il invente un sens de la narration romanesque.
« L’essentiel d’un roman, ce n’est ni le contenu anecdotique, ni le contenu sentimental, c’est le rythme. Toujours je suis hanté par un thème musical. […] Ce qui s’impose d’abord à moi, c’est un cadre, sans plan ni détails. Je suis hanté par un lieu, par une atmosphère. J’écris avec soin. Je fais quatre manuscrits, je rature beaucoup. […]Je n’ai rien inventé, rien fabriqué. Plus rien n’a besoin d’être imaginé. Il s’agit de dire ce que l’on voitderrière des frontières »
Son écriture romanesque est portée par une éthique exigeante, un devoir d’alerte et de prise de conscience, sans jamais trahir la vérité, du moins sa vérité intérieure :
La littérature c’est la sincérité même, la seule expression vraie de la vie. Quelle est sa mission ? Il n’est de mission que divine. Je n’ai foi en aucune mission humaine. […]
Cet exclu désespéré, cet exilé volontaire, pouvait sembler être l’archétype du juif errant, il était en fait celui du prophète errant pressentant les ruines de l’Europe, dont la seule patrie était la littérature et la langue allemande. Sa nostalgie profonde, sa Sehnsucht, était ce qui lui faisait imaginer une patrie qui contiendrait comme le dit Magris « aussi bien tout l’empire austro-hongrois que son shtelt, Dieu et l’empereur, son existence historique et religieuse ».
Son mal d’être fut de ne jamais avoir pu ressusciter cette utopie de joindre le microcosme de son enfance et le cosmos de l’empire. Ni la fiction, ni les rabbins magiques ne l’auront sauvé du réel infernal. Mais ce grand écrivain a su faire passer le souffle de l’histoire sur la vie quotidienne, sur la souffrance.
Son univers cosmopolite avait sombré, assassiné par la haine meurtrière de la patrie de Goethe et de Schiller, et avec lui toute son espérance est morte. Et ses yeux tristes continuent à nous regarder, vides semble-t-il, mais lui est empli du cri d’une attente passionnée.
« Les pays étrangers ne s’épanouissent que derrière des frontières » Joseph Roth aura sauté toutes les frontières, mais les pays demeurent étrangers.
Gil Pressnitzer
Sources : Claudio Magris Loin d’où ? (Lontano da dove, traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Seuil)
Biographie Editions Sillage.
Choix de textes
« L’Empereur était le plus vieil empereur de la terre. Tout autour de lui, la mort décrivait des cercles, sans cesse, et fauchait, sans cesse... » (La marche de Radetzky)
«... Trois jours plus tard, on mettait dans sa tombe le corps de M. von Trotta. Le maire de la ville de W* prononça un discours. Et comme tous les discours de ce temps, le sien aussi commença par la guerre. Puis le maire dit encore que le préfet avait donné à l’Empereur son fils unique et qu’il avait continué malgré tout à vivre et à servir. Cependant, la pluie arrivait, infatigable, sur les têtes nues des personnes rassemblées autour de la fosse. Un frémissement, un bruissement s’échappaient des buissons, des couronnes et des fleurs mouillées. Dans la tenue de médecin-chef de la territoriale, qui lui était inhabituelle, le Docteur Skowronnek essayait de garder la position martiale du garde-à-vous bien que, en sa qualité de civil, il ne la tint aucunement pour l’expression d’une piété exemplaire. "La mort n’est pas un médecin d’état-major, après tout !" se disait le docteur. Puis il fut l’un des premiers à s’approcher de la fosse. (...)
Comme il quittait le cimetière, le maire l’invita à partager sa voiture. Le docteur y monta.
- "J’aurais bien dit encore," déclara le maire, "que Monsieur von Trotta ne pouvait pas survivre à l’Empereur. Ne croyez-vous pas, docteur ?
- Je ne sais pas," répondit Skowronnek. "Je crois qu’ils ne pouvaient, ni l’un, ni l’autre, survivre à l’Autriche."... (La Marche de Radetzky)« Pendant ces matinées d’été, il ne tombait pas une goutte de pluie, et souvent, elles annonçaient un dimanche. Schönbrunn! Un porche s’ouvrait et voilà qu’apparaissait l’Empereur, vieux et voûté, déjà ému de bon matin par la fidélité que lui témoignaient ses sujets.
Le bruit régulier des sabots était couvert par les clameurs de la foule; une lourde journée d’été commençait ». (La Marche de Radetzky)
« Maintenant, la mort fulgurait à ses yeux comme un éclair noir, frappait son inoffensif plaisir, réduisait sa jeunesse en cendres et le précipitait au bord des profondeurs mystérieuses qui séparent les vivants des morts. Une vie pleine d’affliction s’ouvrait à lui. Il se prépara à la supporter, résolu et blême, comme il convient à un homme. » (La Marche de Radetzky)« Il était préférable de mourir pour l’Empereur au son d’une musique militaire, le plus simple était de le faire au son de la marche de Radetzky. Les balles rapides sifflaient en cadence aux oreilles du jeune Trotta ». (La marche de Radetzky).
« Et avant même que nous écrivions un mot, il a changé de sens. Les termes que nous connaissons ne correspondent plus aux choses.
Depuis que j’ai séjourné dans des pays ennemis, je ne me sens plus étranger nulle part. Plus jamais je ne pars "à l’étranger", tout au plus vers des "horizons nouveaux". Et je suis incapable d’en faire "un reportage". Je ne peux que raconter ce que j’ai ressenti et comment je l’ai vécu ». « Maintenant, les alouettes tirent-lirent en fendant le ciel, la pluie a cessé, le vent a dispersé les nuages. Lorsqu’on n’a pas connu la guerre, on peut croire que la paix règne ici. Mais du sang rouge coule dans les veines des arbres encore vivants. Le printemps sent la poudre et le plomb. Les hirondelles sont des balles perdues. Le ciel est lourd. Ce qu’il porte, ce ne sont pas des nuages, mais le malheur. Les arbres gémissent comme des moribonds. Les branches claquent comme des culasses de fusils. Penché au-dessus du champ de bataille, tel un général penché sur une carte d’état-major, il y a Dieu. »(Roth, lettre)
« Au-dessus des verres où nous buvions ensemble, la mort croisait déjà ses mains décharnées. » (La crypte des capucins).
" Nous nous appelons Trotta. Notre race est originaire de Sipoije, en Slovénie. Je dis bien race, et non famille, car nous ne sommes pas une famille. Sipoije n’existe plus. Depuis longtemps. Actuellement, avec quelques localités des environs, il constitue une commune d’une certaine importance. Les hommes sont incapables de rester seuls. Ils se rassemblent en groupes dépourvus de sens. Et les villages sont incapables de rester seuls. Il en résulte donc des agglomérations dépourvues de sens. Les paysans se sentent poussés vers la ville, et les villages eux-mêmes aspirent à se transformer en villes. Voilà.
J’ai fait connaissance avec Sipoije dans mon enfance. Mon père m’y emmena une fois, un certain 17 août, la veille du jour où, jusque dans le hameau le plus petit de la monarchie, on célébrait l’anniversaire de l’empereur François-Joseph.
Dans l’Autriche actuelle et dans les anciens pays de la Couronne, il ne doit plus se trouver beaucoup de gens chez lesquels le nom de notre race éveille un souvenir quelconque. Mais ce nom était consigné dans les annales disparues de l’ex-armée austro-hongroise, et j’avoue que j’en suis fier, précisément pour la raison que ces annales ont disparu. Je ne suis pas fils des temps présents, il me paraît même difficile de ne pas me déclarer absolument leur ennemi Non que je ne les comprenne pas comme il m’arrive souvent de le prétendre, mais seulement en manière de pieuse échappatoire. C’est exclusivement pour ma commodité que je me refuse à me singulariser, à prendre une attitude de haine. Je me contente donc de dire que je ne les comprends pas de choses dont je devrais dire que je les trouve odieuses ou méprisables. J’ai l’oreille fine mais j’affecte d’être dur d’oreille. Je tiens pour plus noble de simuler une infirmité que d’être obligé d’avouer que j’ai perçu des bruits vulgaires.
Le frère de mon grand-père était ce petit lieutenant d’infanterie qui, à la bataille de Solférino, sauva la vie de l’empereur François-Joseph. Il fut anobli. Dans l’armée ainsi que dans les livres de lecture de la double monarchie, on l’appela longtemps le « héros de Solférino », et cela jusqu’au jour où, conformément à son propre désir, l’ombre de l’oubli descendit sur lui. Il démissionna. Il repose au cimetière de Hietzing. Sur sa tombe on voit gravée cette épitaphe simple et digne:
Ci-gît le héros de Solférino." (La crypte des capucins, traduction de Blanche Gidon)
« La poussière des années passées sur les routes macule leurs bottes, leurs visages. Ils ont connu des pays étrangers et des vies étrangères et, tout comme moi, ils ont vécu plusieurs vies. Ils sont des vagabonds. Peut-être ne veulent-ils pas rentrer chez eux. Ils se laissent porter vers l’ouest par le flot comme les poissons à certaines saisons. Lorsque l’on voit tant de visages, on n’en reconnaît plus aucun ». (Hôtel Savoy).« Je n’avais pas de père - j’entends par là que je n’ai jamais connu le mien - mais Zipper, lui, en avait un. Cela conférait à mon ami un prestige particulier - un peu comme s’il avait eu un perroquet ou un saint-bernard. » (Zipper et son père)
« Un cheval a de nouveau été assez peu raisonnable pour s’effondrer sur le pavé cahoteux d’une rue étroite. Il resta gisant là, haletant et le souffle court. Sa peau était trempée de sueur et sa crinière formait de petites touffes comme des brosses humides. [...] Les yeux du peuple, d’un amalgame de curiosité et de chômage, de faim et d’envie. Ces yeux avaient une lueur mauvaise : pour lui, c’est terminé. Pourquoi ne sommes-nous pas des chevaux? Quand le cheval eut enfin rendu le dernier soupir, la foule se dispersa, triste, indiciblement triste. Non à cause de la mort de l’animal, mais à cause de sa propre survie. » (Symptômes viennois)
Bibliographie partielle
Job: Roman d’un homme simple (1930), Seuil, 2012
La Marche de Radetzky ( 1932), Points, 2008
La Crypte des Capucins (1938), Points 2010
La rébellion (1924), Points 2006
Une heure avant la fin du monde, Liana Levi 2009
La fuite sans fin (1927), L’Imaginaire Gallimard 1985
La toile d’araignée (1923), L’Imaginaire Gallimard 2004
Tarabas : Un hôte sur cette terre (1934), Points 2009
La légende du saint buveur (1939), Seuil 1986
Conte de la 1002e nuit, L’Imaginaire Gallimard 2003
Zipper et son père, (1928), Seuil 2004
Notre assassin (1936), Folies d’encre 2008
Juifs en errance : Suivi de l’Antéchrist, essais (1927), Seuil 2009
Cabinet des figures de cire précédé d’Images viennoises : Esquisses et portraits, Seuil 2009
Croquis de voyage, Récits choisis, préfacés et traduits de l’allemand par Jean Ruffet. Paris, Le Seuil, 1994
Le roman des Cent-Jours (1935), Seuil 2004
Hôtel Savoy (1924), L’Imaginaire Gallimard 1987
Leviathan, Le Buste de l’Empereur (1940), Sillage 2011
Le Poids de la grâce, Biblio Romans 2003
La légende du saint buveur, Seuil 1986
Le Prophète muet (1929), Gallimard 1972
Le marchand de corail, Seuil 1998
L’Histoire d’un amour- (Berlin, 1925);
Le Miroir aveugle - (Berlin, 1925) ;
Gauche et droite - Rechts und links (Berlin, 1929) ;
L’Antéchrist ( Amsterdam, 1934) ;;
Les Fausses Mesures- (Amsterdam, 1937)
La Légende du saint buveur, (Amsterdam, 1939)