Jules Laforgue

Le grand lunaire

Parfois la géographie fait des pieds de nez à l’histoire. Ainsi Jules Laforgue ((1860-1887) et Isidore Ducasse (Lautréamont) son contemporain (1846-1870), sont tous deux natifs de Montevideo (Uruguay) et tous deux attachés à la ville de Tarbes. Mais là où les chants de Maldoror sont invectives envers l’humanité, les Complaintes de Jules Laforgue regardent ironiques et détachées dans la déréliction d’une âme. Et elles portent aussi loin que les malédictions de Lautréamont.

Laforgue aujourd’hui ? Drôle d’idée de vouloir écrire quelques complaintes supplémentaires sur l’homme des complaintes. La pire des choses qui soit pourtant arrivée à Jules Laforgue est d’avoir été embaumé sous les études universitaires, alors qu’il est lui l’homme de l’ironie sans espoir et sans souci d’éternité.

Je croupis dans les Usines du négatif.

Il est si proche, si contemporain que sa lecture reste une liqueur forte et nécessaire, encore et encore. Jules Laforgue est un grand poète du XIXe siècle, mais il est resté actuel, étrangement profondément actuel. Son désespoir s’enroule encore sur nous.

Mon cœur est gonflé d’amour, d’éternelle douleur. Il m’étouffe, ma poitrine s’ouvre, mon cœur bout, énorme et rouge. Il monte dans l’azur solennel du Couchant, il monte et grandit en s’éloignant, et les Mondes viennent graviter au tour, et le consoler par des chants infinis !

« Que la vie est quotidienne ! » se lamentait cet éternel mélancolique mort à vingt-sept ans et qui aura passé son temps à se railler et à dérailler. Il aura fait s’entrechoquer son sentimentalisme à sa féroce dérision :

Dans quel but venons-nous sur ce vieux monde, et d’où ?

Sommes-nous seuls ? Pourquoi le Mal ? pourquoi la Terre ?

Pourquoi l’éternité stupide ? Pourquoi tout ?

La hantise de l’automne et de ses deuils de feuilles mortes, de ces « couchants mortels d’automne » le poursuivait. Il craignait cette saison de bruine, il s’y voyait mourir. Il est mort pourtant en Août. Ces petites misères d’octobre, les sanglots des feuilles, le crucifient. Seule la tombée de la neige semble compagne pure pour sa lente agonie. Il est de ces feux mourants qui consument. Il porte sur lui le poids du néant.

Et il semble que la jeunesse de la poésie soit morte avec ce personnage noir et flamboyant. Halluciné souvent. Timide pathologique toujours.

Je t’expire mes cœurs bien barbouillés de cendres ; Vent esquinté de toux des paysages tendres !

Le promeneur solitaire des décadences

Il est le promeneur solitaire des décadences et des si longues après-midi des dimanches aux relents odieux. On sait tous par cœur sa description des dimanches :

Le ciel pleut sans but, sans que rien l’émeuve,

Il pleut, il pleut, bergère ! sur le fleuve...

Blasé des infinis et surtout de l’horrible finitude des jours, il oppose son désespoir railleur à l’univers qui se moque. Sa poésie semble une malédiction de l’existence, elle témoigne de toutes les gares des trains ratés, de la vie qui est passée sans nous. L’infini est perché sur de tristes réverbères et ricane de son idéal. « Je suis un réverbère qui s’ennuie », déclare cet étrange bonhomme dont la thématique est si proche de Beckett et de Kafka. Il semble écrire « Oh les beaux jours » chaque jour et faire affleurer le fantastique du quotidien à chaque pas.

En tout cas d’une modernité confondante, quand on songe à ce qui s’écrivait autour de lui dans les longs entrelacs de la décadence poétique du symbolisme et autres. Plus proche de Rimbaud que de Tristan Corbière, son contemporain et proche au travers de son unique livre, « Les Amours jaunes », aussi inconnu que lui en son temps. Corbière qui écrivait ceci :

Je voudrais être un point épousseté des masses,

Un point mort balayé dans la nuit des espaces ;

...Et je ne le suis point !

Je voudrais être alors chien de fille publique

Lécher un peu d’amour qui ne soit pas payé ;

Ou déesse à tous crins sur la côte d’Afrique,

Ou fou, mais réussi ; fou, mais pas à moitié.

Le désespoir de Corbière est fougueux mais reste enserré dans les formes anciennes. Laforgue est plus moderne dans son écriture allant jusqu’aux vers libres, et à la modernité des mots.

Cette précocité rimbaldienne de la poésie comme une fournaise ardente, ils sont si peu à l’avoir porté en eux. Laforgue me fait parfois penser à Milosz, avec son enfance errant dans les couloirs froids du souvenir.

Le temps assassin est là qui comme vautour lui mange le corps déjà cadavre. Laforgue est homme de la fuite, qu’il sait bien sûr totalement vaine:

Car la vie est partout la même. On ne sait rien !

Il est l’exilé sur terre. Le seul à savoir son deuil.

Ô convoi solennel des soleils magnifiques,

Nouez et dénouez vos vastes masses d’or,

Doucement, tristement, sur de graves musiques,

Menez le deuil très-lent de votre sœur qui dort.

Les temps sont révolus ! Morte à jamais, la Terre,

Après un dernier râle (où tremblait un sanglot !)

Dans le silence noir du calme sans écho,

Flotte ainsi qu’une épave énorme et solitaire... (Lento.)"

Il refuse absolument son monde contemporain. Ce monde d’hypocrisie avec ses apitoiements, ses fausses prières, et sa grande mascarade de mensonges. Il lui oppose son ennui aristocratique et pathétique, sa haine rageuse, son désespoir profond comme un trou noir.

Devant l’Éternité, tu n’es qu’une fusée

Qui passe.

Face aux foules qui s’engraissent sous le « Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci », Laforgue se hisse dans la pureté d’un sentiment profond et prégnant du tragique de la vie. Il veut l’infini et sait l’impossibilité de l’infini pourtant si près à ses portes, à ses fenêtres. Ce grand noctambule arpentant sans trêve les rues des villes aura forgé un lyrisme moderne entre les usines et les sanglots. Ce grand timide, savait rendre les sueurs des villes et de la nuit. Sa critique de la bourgeoisie par des traits d’observations fulgurants, des notations au scalpel. Lui le modeste et l’humble, sera féroce: « Seul le vice amène la misère Et qu’on est vertueux si l’on a bien dîné » fait - il dire à ses caricatures.

C’est le trottoir avec ses arbres rabougris.

Des mâles égrillards, des femelles enceintes,

Un orgue inconsolable ululant ses complaintes,

Les fiacres, les journaux, la réclame et les cris.

Incurable mélancolique il trouvait sa joie auprès des peintres (Memling, Rubens, Watteau,...), des écrivains (Heine surtout, Baudelaire, Leconte de Lisle, Verlaine, Schopenhauer..). Il vivait plus dans un musée idéal, une bibliothèque parfaite, des lieux de théâtre ou de musique que parmi ses contemporains. Sa compagne qui ronronnait contre lui était en fait sa tristesse inconsolable et presque organique. Il avançait dans la vie, caché sous bien des masques. Le plus important fut celui d’Hamlet qui lui permettait de célébrer la comédie du néant.

L’éternel sanglot du temps

Son intelligence suraiguë ne le protégeait pas de la pluie du destin. Il saignait de toutes parts par sa sensibilité exacerbée. En lui se déroulaient les combats permanents entre son ironie, ses pulsions métaphysiques et sa sensiblerie pathétique.

Et toi tu seras loin alors, terrestre îlot

Toujours roulant, toujours poussant ton vieux sanglot

Laforgue pourtant demande des comptes à ce temps, il veut lui faire rendre gorge de toutes ses heures d’ennui et de mensonge. Il sera l’écrivain qui rase le mur des mots, et qui cache dans les caniveaux des jours les complaintes des complaintes. Son humour est d’une lucidité cruelle, un crachat contre le monde. Son ennui perché lourdement sur ses épaules il se promenait dans les flaques de la vie, il reste fou d’éveil malgré la lourde traîne de ses poumons en feu.

Il mourut à Paris d’une phtisie galopante, à 27 ans le 20 Août 1887, qu’il avait pris pour un mauvais rhume. Ils n’étaient que neuf à suivre le corbillard.

Il était donc né à Montevideo le 16 Août 1860, où sa famille avait émigré, comme beaucoup de famille de la région. Il fut élevé en France, chez des cousins à Tarbes. Il perdit sa mère à l’âge de 17 ans, puis son père, et se retrouva soutien d’une fratrie de 11 enfants. Il connaîtra une période de vie très modeste dans sa famille, devenue difficile avec les soucis permanents d’argent. Il sera fasciné par la peinture et les beaux-arts, et il voulait vers sa vingtième année devenir un historien d’art et un poète philosophe. Il passait des heures et des heures à lire dans le jardin du Luxembourg. À la mort de son père, il quitte sa famille et veut devenir critique d’art. Par hasard il devient lecteur de l’Impératrice Augusta (1881). Il occupa pendant cinq ans cet emploi à Berlin. Ce seront vraiment ses années de formation, et la découverte de Schopenhauer. Il rencontre aussi le coup de foudre avec une jeune anglaise, Miss Leah Lee. Elle sera sa femme et mourra presque immédiatement après lui. Ses propos misogynes n’en seront pas modifiés pour autant

Puis-je me plaindre de n’être pas heureux

Quand il est des femmes à jamais laides.

La vie à Paris commencée dès 1886 sera brève.

Laforgue est totalement à part, aussi bien prosateur que poète. Son œuvre est mince et tient dans trois livres à peine, elle a fait un trou immense aux flancs du monde. Poète de la fin du jour, de la fin de la vie, Laforgue est le grand lunaire des lettres françaises.

Ci-gît n’importe qui comme disait ce clown méchant taraudé d’angoisse métaphysique.

C’était un songe, oh ! oui, tu n’as jamais été !

Tout est seul ! nul témoin ! rien ne voit, rien ne pense.

Il n’y a que le noir, le temps et le silence...

Dors, tu viens de rêver, dors pour l’éternité. (Marche funèbre pour la mort de la terre)

Jules Laforgue, mon ami des soirées de vent froid et de lucidité coupante, je sais où te trouver quand les choses débordent en nous. Tu es caché sous une feuille morte !

Mais où sont les Lunes d’antan ?

Et que Dieu n’est-il à refaire ?

Gil Pressnitzer

Choix de textes

C’est l’automne, l’automne, on est seul près du feu.

Adieu soleil puissant, feuilles vertes, ciel bleu !

L’averse bat la vitre et le vent s’époumone

À gémir longuement sa chanson monotone,

Ô toilettes d’avril, bonheur de vivre, adieu.

On est seul près du feu, on écoute la pluie,

Et parfois l’on va voir écartant le rideau

Si le ciel est encor badigeonné de suie,

Si la rue est toujours pleine de flaques d’eau

Et l’on revient s’asseoir, on s’ennuie, on s’ennuie.

Ô désespoir du vent dans le grand bois jauni

Roulant par tourbillons des feuilles mortes sales,

Et des lettres d’amour et des débris de nid,

Emporte les beaux jours dans tes longues rafales,

C’est l’hiver à jamais, tout est fini, fini.

Oh le soleil est mort, et tout nous abandonne

Les étoiles ont fui, l’on ne les verra plus,

Tout est fini, fini, vent de tristesse entonne

Le convoi du grand deuil les temps sont révolus.

La Terre va mourir dans l’automne.

Dimanches

Le ciel pleut sans but, sans que rien l’émeuve,

Il pleut, il pleut, bergère ! sur le fleuve...

Le fleuve a son repos dominical ;

Pas un chaland, en amont, en aval.

Les Vêpres carillonnent sur la ville,

Les berges sont désertes, sans idylles.

Passe un pensionnat (ô pauvres chairs !)

Plusieurs ont déjà leurs manchons d’hiver.

Une qui n’a ni manchon, ni fourrures

Fait, tout en gris, une pauvre figure.

Et la voilà qui s’échappe des rangs,

Et court ! ô mon Dieu, qu’est-ce qu’il lui prend ?

Et elle va se jeter dans le fleuve.

Pas un batelier, pas un chien Terr’ Neuve.

Le crépuscule vient ; le petit port

Allume ses feux. (Ah ! connu, l’ décor !).

La pluie continue à mouiller le fleuve,

Le ciel pleut sans but, sans que rien l’émeuve.

L’hiver qui vient

Blocus sentimental ! Messageries du Levant !..

Oh, tombée de la pluie ! Oh ! tombée de la nuit,

Oh ! le vent !..

La Toussaint, la Noël et la Nouvelle Année,

Oh, dans les bruines, toutes mes cheminées !...

D’usines....

On ne peut plus s’asseoir, tous les bancs sont mouillés ;

Crois-moi, c’est bien fini jusqu’à l’année prochaine,

Tant les bancs sont mouillés, tant les bois sont rouillés,

Et tant les cors ont fait ton ton, ont fait ton taine !...

Ah, nuées accourues des côtes de la Manche,

Vous nous avez gâté notre dernier dimanche.

Il bruine ;

Dans la forêt mouillée, les toiles d’araignées

Ploient sous les gouttes d’eau, et c’est leur ruine.

Soleils plénipotentiaires des travaux en blonds Pactoles

Des spectacles agricoles,

Où êtes-vous ensevelis ?

Ce soir un soleil fichu gît au haut du coteau

Gît sur le flanc, dans les genêts, sur son manteau,

Un soleil blanc comme un crachat d’estaminet

Sur une litière de jaunes genêts

De jaunes genêts d’automne.

Et les cors lui sonnent !

Qu’il revienne....

Qu’il revienne à lui !

Taïaut ! Taïaut ! et hallali !

Ô triste antienne, as-tu fini !..

Et font les fous !...

Et il gît là, comme une glande arrachée dans un cou,

Et il frissonne, sans personne !..

Allons, allons, et hallali !

C’est l’Hiver bien connu qui s’amène ;

Oh ! les tournants des grandes routes,

Et sans petit Chaperon Rouge qui chemine !..
Oh ! leurs ornières des chars de l’autre mois,

Montant en don quichottesques rails

Vers les patrouilles des nuées en déroute

Que le vent malmène vers les transatlantiques bercails !..

Accélérons, accélérons, c’est la saison bien connue, cette fois.

Et le vent, cette nuit, il en a fait de belles !

Ô dégâts, ô nids, ô modestes jardinets !

Mon cœur et mon sommeil : ô échos des cognées !...

Tous ces rameaux avaient encor leurs feuilles vertes,

Les sous-bois ne sont plus qu’un fumier de feuilles mortes ;

Feuilles, folioles, qu’un bon vent vous emporte

Vers les étangs par ribambelles,

Ou pour le feu du garde-chasse,

Ou les sommiers des ambulances

Pour les soldats loin de la France.

C’est la saison, c’est la saison, la rouille envahit les masses,

La rouille ronge en leurs spleens kilométriques

Les fils télégraphiques des grandes routes où nul ne passe.

Les cors, les cors, les cors - mélancoliques !..

Mélancoliques !...

S’en vont, changeant de ton,

Changeant de ton et de musique,

Ton ton, ton taine, ton ton !..

Les cors, les cors, les cors !..

S’en sont allés au vent du Nord.

Je ne puis quitter ce ton : que d’échos !..

C’est la saison, c’est la saison, adieu vendanges !..

Voici venir les pluies d’une patience d’ange,

Adieu vendanges, et adieu tous les paniers,

Tous les paniers Watteau des bourrées sous les marronniers,

C’est la toux dans les dortoirs du lycée qui rentre,

C’est la tisane sans le foyer,

La phtisie pulmonaire attristant le quartier,

Et toute la misère des grands centres.

Mais, lainages, caoutchoucs, pharmacie, rêve,

Rideaux écartés du haut des balcons des grèves

Devant l’océan de toitures des faubourgs,

Lampes, estampes, thé, petits-fours,

Serez-vous pas mes seules amours !...

(Oh ! et puis, est-ce que tu connais, outre les pianos,

Le sobre et vespéral mystère hebdomadaire

Des statistiques sanitaires
Dans les journaux ?)

Non, non ! C’est la saison et la planète falote !

Que l’autan, que l’autan

Effiloche les savates que le Temps se tricote !

C’est la saison, oh déchirements ! c’est la saison !

Tous les ans tous les ans,

J’essaierai en chœur d’en donner la note.

Le vent d’automne

Qui pleure dans la nuit ? C’est l’âpre vent d’automne,

Sous les toits dans Paris, en infects galetas

Où des agonisants que ne veille personne

Se retournant sans fin leurs vieux matelas

Écoutent dans la nuit pleurer le vent d’automne.

Sonne, sonne pour eux, vent d’automne, ton glas !

Au plus chaud de mon lit, moi je me pelotonne

Et je ferme les yeux, je veux rêver, très-las,

Que je suis dans le ciel au haut d’une colonne

Tout seul, dans un déluge éternel de lilas.

Ah ! j’entendrai toujours pleurer ce vent d’automne.

Vierge qui doit m’aimer, dis, ne viendras-tu pas

M’endormir sur ton sein d’une chanson bouffonne

Pour m’emporter bien loin dans des pays, là-bas,

Où l’on n’entend jamais pleurer le vent d’automne !

Noël résigné

Noël ! Noël ! toujours, sur mes livres, je rêve.

Que de jours ont passé depuis l’autre Noël !

Comme toute douleur au cœur de l’homme est brève.

Non, je ne pleure plus, cloches, à votre appel.

Noël! triste Noël! En vain la bonne chère

S’étale sous le gaz! il pleut, le ciel est noir,

Et dans les flaques d’eau tremblent les réverbères

Que tourmente le vent, un vent de désespoir.

Dans la boue et la pluie on palpe des oranges,

Restaurants et cafés s’emplissent dans le bruit,

Qui songe à l’éternel, à l’histoire, à nos fanges ?

Chacun veut se gaver et rire cette nuit !

Manger, rire, chanter, - pourtant tout est mystère !

Dans quel but venons-nous sur ce vieux monde, et d’où ?

Sommes-nous seuls ? Pourquoi le Mal ? pourquoi la Terre ?

Pourquoi l’éternité stupide ? Pourquoi tout ?

Mais non ! mais non, qu’importe à la mêlée humaine ?

L’illusion nous tient ! - et nous mène à son port.

Et Paris qui mourra faisant trêve à sa peine

Vers les cieux éternels braille un Noël encor.

Les après-midi d’automne

Oh ! les après-midi solitaires d’automne !

II neige à tout jamais. On tousse. On n’a personne.

Un piano voisin joue un air monotone ;

Et, songeant au passé béni, triste, on tisonne.

Comme la vie est triste ! Et triste aussi mon sort.

Seul, sans amour, sans gloire ! et la peur de la mort !

Et la peur de la vie, aussi ! Suis-je assez fort ?

Je voudrais être enfant, avoir ma mère encor.

Oui, celle dont on est le pauvre aimé, l’idole,

Celle qui, toujours prête, ici-bas nous console !..

Maman ! Maman ! oh ! comme à présent, loin de tous,

Je mettrais follement mon front dans ses genoux,

Et je resterais là, sans dire une parole,

À pleurer jusqu’au soir, tant ce serait trop doux.

Ballade du jour des morts

La neige lente au ciel s’amasse,

Bises d’hiver, psalmodiez !

Le blême Octobre qui trépasse

Sonne le jour des oubliés !

Chacun, travailleurs, ouvriers,

Déshérités et légataires

- Sans consulter calendriers -

Songe aux pauvres morts solitaires.

Oh ! comme en leur suaire de glace

Ils doivent s’ennuyer, muets,

Écoutant dans le vent qui passe

La rumeur des vivants distraits !

Oui, quand les pieds sur les chenets

Nous devisons, par les nuits claires,

Qui, hors les grêles feux-follets,

Songe aux pauvres morts solitaires ?

Mais aujourd’hui l’oubli s’efface

Dans leurs funèbres jardinets.

De Saint-Ouen à Montparnasse,

Du Père-Lachaise aux Novets

La foule assiège les tramways,

Le gueux qui n’a que ses prières,

Le riche chargé de bouquets,

Songe aux pauvres morts solitaires.

Envoi

Peuple, qu’importe, et tu le sais,

Qu’il n’en reste plus que poussière ?

Tu les sens là, va, c’est assez,

Songe aux pauvres morts solitaires.

20 octobre 1880.

Avant-dernier mot

L’Espace ?

— Mon cœur

Y meurt

Sans traces.....

En vérité, du haut des terrasses,

Tout est bien sans cœur.

La Femme ?

— J’en sors,

La mort

Dans l’âme....

En vérité, mieux ensemble on pâme

Moins on est d’accord.

Le Rêve ?

— C’est bon

Quand on

L’achève....

En vérité, la Vie est bien brève,

Le Rêve bien long.

Que faire

Alors

Du corps

Qu’on gère ?

En vérité, ô mes ans, que faire

De ce riche corps ?

Ceci,

Cela,

Par-ci

Par-là....

En vérité, en vérité, voilà,

Et pour le reste, que Tout m’ait en sa merci.

La cigarette

Oui, ce monde est bien plat ; quant à l’autre, sornettes.

Moi, je vais résigné, sans espoir, à mon sort,

Et pour tuer le temps, en attendant la mort,

Je fume au nez des dieux de fines cigarettes.

Allez, vivants, luttez, pauvres futurs squelettes.

Moi, le méandre bleu qui vers le ciel se tord

Me plonge en une extase infinie et m’endort

Comme aux parfums mourants de mille cassolettes.

Et j’entre au paradis, fleuri de rêves clairs

Ou l’on voit se mêler en valses fantastiques

Des éléphants en rut à des chœurs de moustiques.

Et puis, quand je m’éveille en songeant à mes vers,

Je contemple, le cœur plein d’une douce joie,

Mon cher pouce rôti comme une cuisse d’oie.

Marche funèbre pour la mort de la terre ( extraits)

(Billet de faire-part.)

Ô convoi solennel des soleils magnifiques,

Nouez et dénouez vos vastes masses d’or,

Doucement, tristement, sur de graves musiques,

Menez le deuil très-lent de votre sœur qui dort.

Les temps sont révolus ! Morte à jamais, la Terre,

Après un dernier râle (où tremblait un sanglot !)

Dans le silence noir du calme sans écho,

Flotte ainsi qu’une épave énorme et solitaire.

Quel rêve ! est-ce donc vrai ? par la nuit emporté,

Tu n’es plus qu’un cercueil, bloc inerte et tragique

Rappelle-toi pourtant ! Oh ! l’épopée unique !...

Non, dors, c’est bien fini, dors pour l’éternité.

Ô convoi solennel des soleils magnifiques,

Nouez et dénouez vos vastes masses d’or,

Doucement, tristement, sur de graves musiques,

Menez le deuil très-lent de votre sœur qui dort.

Dors pour l’éternité, c’est fini, tu peux croire

Que ce drame inouï ne fut qu’un cauchemar,

Tu n’es plus qu’un tombeau qui promène, au hasard

Une cendre sans nom dans le noir sans mémoire.

C’était un songe, oh ! oui, tu n’as jamais été !

Tout est seul ! nul témoin ! rien ne voit, rien ne pense.

Il n’y a que le noir, le temps et le silence...

Dors, tu viens de rêver, dors pour l’éternité.

Ô convoi solennel des soleils magnifiques,

Nouez et dénouez vos vastes masses d’or,

Doucement, tristement, sur de graves musiques,

Menez le deuil très-lent de votre sœur qui dort.

Veillée d’hiver

Tout dort. Je ne dors pas, moi, le cœur de la Terre.

Pour regarder au ciel, j’écarte mon rideau,

La lune est rouge ainsi qu’un grand coquelicot,

Au loin les toits sont blancs comme aux plis d’un suaire.

La lune est rouge ainsi qu’un grand coquelicot...

Je songe aux gueux vêtus d’un habit très-sommaire

Et qui, sous ces toits blancs que recouvre un suaire

N’ont pas ainsi que nous bon feu tiède et lit chaud.

Ô pauvres gueux vêtus d’un habit très-sommaire,

Qui n’avez nulle part bon feu tiède et lit chaud,

Ne criez pas vers Dieu votre éternel sanglot,

Nous sommes sur un bloc qui roule, solitaire.

Ravalez comme moi votre éternel sanglot...

Ah ! le mien est plus grand ; pourtant j’ai dû le taire ;

La terre vole aux cieux comme un bloc solitaire...

— À quoi Dieu rêve-t-il, en ce moment, là-haut ?

Bibliographie

Œuvres complètes chez l’Age d’homme en trois tomes

Les Complaintes. Premiers Poèmes, Poésie/Gallimard

L’Imitation de Notre-Dame la Lune. Des Fleurs de bonne volonté, Poésie/Gallimard