Karin Boye

L’arbre foudroyé

« Vivre, c’est rompre et briser pour que quelque chose puisse croître ».

Comme la finlandaise Edith Södergran, la suédoise Karin Boye, plus de soixante-dix ans après sa mort, apparaît de nos jours comme la poétesse moderne la plus importante des littératures scandinaves.

Déchirée jusqu’au suicide, oscillant sans cesse entre une ferveur païenne et un mysticisme chrétien, elle deviendra le champ de ruines du combat perdu d’avance du théâtre tragique de ses écartèlements. Bisexuelle, elle finira par défendre fièrement son homosexualité dans une Suède pudibonde et castratrice.
Femme courageuse, femme fortement impliquée dans les idées de gauche et la littérature radicale de son époque, elle est devenue l’incarnation de cette dualité atroce entre le rêve et la réalité.

Passionnée par la psychanalyse et les débats d’idée, elle était à elle toute seule une sorte d‘avant-garde du monde à venir.
Sa poésie frappe par sa sorte de candeur de petite fille et son effroi du néant. Terrassée par sa recherche de la perfection du monde, et du secret des arbres, Karin Boye va s’interroger sur le sens de la vie, et si la vie vaut la peine d’être vécue.
Entre douleurs et imperfections, elle chemine dans le drame de la douleur de l’imperfection.

« Affligée par la pureté » elle ne supporte pas le mal et le non-accomplissement de la beauté et de la bonté.
Par des mots simples, parfois naïfs, elle tente par ses nombreux poèmes d’amour de recoudre les liens brisés du monde.
Son désir de justice, d’aspirations élevées, d’illuminations mystiques, a conduit Karin Boye à une quête passionnée de clarté, de dépassement.
Elle voulait simplement, par des mots simples, rendre tangible l’intangible des choses :

« Je veux pouvoir peindre une cuillère en bois de telle manière que les gens est la révélation d’une idée de Dieu».

La musique discrète de ses mots, parfois amers, souvent cristallins, ne peut masquer son angoisse et sa personnalité éclatée.
Elle portait en elle la détresse de la terre, la violence sans issue de ses amours. Elle se battait contre l’énigme des choses, les secrètes promesses non tenues du monde.

Elle cheminait arbre parmi les arbres, tendue vers l’haleine des crépuscules, l’inaccompli du monde et de son être.
Amie des temps anciens, de la chaleur des corps de femmes, des mondes lointains.

Aujourd’hui elle est l’un des poètes suédois les plus lus et admirés, souvent nommée le Walt Whitman suédois. Ceci peut rendre compte de sa relation à la nature, mais nullement de son inquiétude profonde et du pouvoir amoureux de ses poèmes, de sa musicalité issue de l’osmose entre les images et les sons de la langue suédoise.

«Brise tes amarres, rompt tes liens, va vers l’aube du nouveau.
L’infini est notre grande aventure
. » (L’entreprise).
Cet infini tant désiré s’est refermé sur elle, car il ne protégeait en rien de la désillusion et de la mort.

« Sur cent voies séparées j’ai cheminé et trébuché. Voici qu’elles convergent.

C’est en marche vers toi que j’ai vécu

Un ange sombre, écorché vif, avec des flammes bleues

«Moi-même un néant, moi-même perdue dans la tempête, je serai lancée morte ou vive vers l’avant, vers mon destin tout pesant d’avenir.» (La nuit de Walpurgis).

Karin Boye était tout entière en tensions, en antagonisme entre sa vision tragique de la vie et de l’attente de la mort, et d’un autre côté dans une croyance éperdue dans l’amour et la confiance en l’autre, en l’humanité.
Aussi quand les amours se désagrégèrent, que la méfiance triompha, et surtout que sa foi dans les évolutions et le monde moderne se fut effondrée devant la concrétisation effroyable de ses prophéties, elle s’effondra aussi et se retira de la vie.

Sa vie aura été mélange d’émerveillement de petite fille devant la peau des arbres, la peau des femmes, et accablement profond devant la profonde imperfection du monde. Cette mystique en recherche de pureté absolue se sera brisée sur les rochers du quotidien et des marécages de la lâcheté humaine.
Elle portait en elle un immense vide, un besoin d’amour insondable, un mal existentiel incommensurable.

Pourtant sa courte vie ne fut point malheureuse, simplement inaccomplie pour cet être fragile et en quête perpétuelle, et soulevée par tant de pulsions élémentaires et anciennes. Boye ne pouvait s’accomplir que dans les vieux, les très vieux mythes nordiques, ou le modernisme préfigurant la révolution espérée et bienfaisante.
Karin Maria Boye est née à Göteborg le 26 octobre 1900, mais elle a grandi à Stockholm, où sa famille a déménagé en 1909, suite aux problèmes de santé du père. Boye a été élevée dans des conditions aisées, son père Fritz est un ingénieur civil, qui occupait un poste de direction dans une compagnie d’assurance. Elle était de souche paysanne par son grand-père maternel et elle était aussi d’ascendance allemande, son grand-père maternel Carl Joachim Eduard Boye, était le consul de Prusse dans la ville.
Sa mère était militante en politique et en droit des femmes.
Dès l’âge de 10 ans Karin dessine et écrit des poèmes et en 1918 elle fait un hommage à ce grand-père qui la relie aux forces de la terre en écrivant un livre illustré de poèmes, de nouvelles et de dessins.
Elle se passionne pour les débats culturels et les combats d’idée, se rebellant contre la politique culturelle conservatrice et affirmant son engagement de gauche. D’abord tentée par le bouddhisme, elle revient à sa foi chrétienne.
Mais l’année 1921 restera comme l’année de crise. En février 1921, découverte de ses crises mystiques et de son homosexualité.

Elle découvre sa sexualité qu’elle assume difficilement dans une société considérant l’homosexualité comme un péché.
« Je ne sais pas si je suis chrétienne, mais je sais que j’appartiens à Dieu» (1920).Elle se passionne pour les personnages mythologiques de Lilith, Lucifer..., pour l’épopée finlandaise du Kalevala, et la poésie de l’Edda.
Tout cela irrigue son recueil de poèmes « Nuages » en 1922. Et en 1924« Territoires cachés ».
Après avoir obtenu un premier diplôme de l’université en 1921, Boye a étudié l’histoire à l’Université d’Uppsala et à l’Université de Stockholm où elle étudie l’histoire, entre 1921 et 1926, et reçoit son diplôme de fin d’études en 1928. En 1927 paraît son recueil de poèmes « Les foyers ».
Pendant son séjour à Uppsala, elle a rejoint l’organisation socialiste Clarté, fondée en France par le romancier Henri Barbusse, et a écrit pour son magazine de 1928 à 1930. En 1927, son père, Fritz Boye, décède d’un cancer. Immédiatement après ses études à Uppsala en 1928, Karin Boye déménage à Stockholm, où elle commence une psychanalyse avec Alfhild Tamm.
En 1929, Boye est professeur à Motala. Elle se marie en 1929, par convenance, avec son ami du magazine Clarté, Leif Björk, dans une sorte d’union protégeant sa véritable sexualité. Ils se sépareront en 1932 et divorceront en 1934. Elle se consacre aussi à la prose en 1930 et écrira 5 romans et nouvelles.
En 1931, avec ses amis Erik Mesterton et Josef Riwkin, elle fonde la revue de poésie Spektrum, présentant T. S. Eliot, dont elle deviendra une traductrice remarquable, et les surréalistes aux lecteurs suédois. Elle quittera cette revue en 1933.

Elle a brisé le mariage du poète Gunnar Ekelöf, dont la femme Gunner Bergström a quitté son mari pour elle et va vivre avec Karin à Stockholm. Puis Karin va séjourner en Allemagne de 1932 à 1933, étudiant à Berlin la psychanalyse, et suivant plusieurs analyses ce qui va influencer son œuvre. À Berlin elle se lie amoureusement avec Margot Hänel de douze ans plus jeune qu’elle.
Elle retourne en Suède en 1934 et habite Stockholm et demande à Margot Hänel de vivre avec elle. Mais ce « mariage » va se briser suite aux maladies de Margot et à sa jalousie maladive. Mais elles ne peuvent se séparer. Karin prenait Margot pour cet enfant qu’elle aurait tant voulu.
Malgré ses multiples dépressions elle enseigne, de 1936 à 1938, à Viggbyholm. Elle sera très appréciée par ses élèves qui adoraient ses conférences.
En 1939 elle visite la Grèce, mais ne trouve pas d’apaisement. La montée des menaces se traduira dans son roman Kallocaïn.

La dernière année de sa vie sera écartelée entre plongées intérieures, désespoirs, profond amour non partagé pour sa vieille amie Anita Nathorst. La visite du Danemark occupé par les nazis l’afflige.
Elle se suicide à Alingsås le 24 avril 1941. Elle quitte sa maison le 23 avril 1941, avec dans son sac à dos une forte dose de somnifères qu’elle absorbera au milieu de sa chère nature. Un fermier trouvera son corps recroquevillé contre un rocher sur une colline permettant de voir tout le village d’Alingsås, une dernière fois.
Sa compagne depuis sept ans, Margot Hänel, juive berlinoise réfugiée en Suède, se suicidera au gaz, trente-huit jours plus tard, à l’âge de vingt-neuf ans. Anita Nathorst mourra d’un cancer en août.

Toi, mon désespoir et ma force,tu as pris toute la vie que j’avaismais parce que tu as tout exigé,tu m’as rendu au centuple. (À toi, dédié à Margot, traduction Caroline Chevallier)

Entre désespoir et exaltation

Je crois que la mort est comme toi,
haute, pâle et droite comme toi,
des tempes formées dans la même voussure,
avec des yeux de mer, des yeux de lointain comme toi
et les mêmes lèvres serrées à en souffrir.

Karin Boye porte en elle les dédicaces des mondes anciens, des plaines désertes, des loups enlacés aux forêts, des êtres sacrés que l’on a voulu oublier. Elle célèbre « le pain dur et grossier » dans une langue claire, précise, habitée d’hiver menaçant, de terreur tapie et recluse.

Les temps très anciens se marient en elle aux baptêmes chrétiens. Des vieux temples cohabitent avec les églises, ses amours avec les mythes.
Et passent les cortèges des choses encore à nommer et à naître.
Elle savait les mots perdus, les incantations, mais son angoisse existentielle nouait sa gorge et ses pouvoirs de paroles.
Dans l’étreinte des autres, elle attendait que l’on lui tende la main.

« Et moi je suis si vide et que cela brûle et fait mal...
Toi, toi mon ami !
Ne remarques-tu pas, où ne veux –tu pas remarquer
cette chose arrachée à ses tremblantes racines ?
N’as-tu rien à faire de ma pauvre âme ?..
.(Dédicace).

Karin Boye est cette pauvre âme entre désespoir et exaltation, tremblante, toujours tremblante, hantée par le néant, jusqu’à son suicide.
Et son besoin de consolation était impossible à rassasier.
Son âme de pierre trop lourde à porter.
Cette osmose avec le tellurique, Karin Boye la retrouvait dans l’amour, et dans l’effleurement des mains de la mort.
Et pourtant un souffle d’espérance passe souvent dans ses poèmes, ses chants d’amour, et ses mots dissolvent parfois les chagrins, mais la lumière est alors trop lourde.

Garde le silence. Aie confiance.
Car notre être est création.
Car nous sommes en liaison profonde
avec ce qui veut exister.
Ton grand désespoir
n’est pas angoisse vide,
il a un accent d’angoisse
dans les gouffres vers où il tend.
L’obscurité aveugle est martyrisée
par des rêves secrets
que nul ne voit, et tout de même
ils sont proches en tout.
Ils ne se peuvent dire.
Ils ne se peuvent penser.
Il faut d’abord les animer
en être et en forme.

Les remèdes contre ses nuits fauves, la nature ne les avait pas encore inventés.
Et son être affolé comme un papillon de nuit, n’a pas trouvé son but.
Elle va rester lumière et ténèbre ensemble, qui seules pouvaient la contenir toute entière.
Elle a aimé, de tous ses battements d’ailes.

« Il n’est pas de monde où vivre où tu n’habites pas. »(Ta voix).
« En allant vers toi j’ai vécu. » (Tu es la résurrection).
«...Que sais-je de ta peau et de tes membres.
Je suis seulement bouleversée qu’ils soient tiens,
en sorte que je n’aurai ni sommeil ni repos
tant qu’ils ne seront pas miens
. (Comment puis-je dire)
Et celles qu’elle aura aimées ne voudront pas lui survivre.

Son roman prophétique Kallocaïn, écrit en 1940, va bien plus loin que Georges Orwell dans sa description d’un monde totalitaire en marche qu’elle discerne dans l’Allemagne nazie et l’URSS de Staline. Ce sérum de vérité révèle les pensées secrètes de ceux auxquels on l’administre. Aussi les ennemis de l’État peuvent dorénavant être condamnés à mort pour leurs seules pensées. Cette contre-utopie, roman dystopique, d’un meilleur des mondes terrifiant, est pour elle le réel qui cogne et qui fait mal. Mais aussi une apologie du féminisme contre la dictature des hommes, donc projection de ses combats personnels.

Des mots de Karin Boye sont éclos des arbres d’angoisse, et cet abîme en elle sera l’accomplissement de son œuvre, de sa vie.
Ses paroles sont des élans de générosité, d’accablement aussi. Elle nous parle avec des mots élémentaires, des images très simples, presque naturelles. Et son écriture est rapide, concise, impérative. Elle est pressée, emportée par ses passions ou ses visions.
Elle semblait chercher un impossible accord avec la nature, une osmose avec les arbres et les légendes les plus reculées.
Aussi elle passe brusquement de l’intime, de la confession, à l’épopée Son magnifique poème Dédicace en est l’archétype.

Si parfois une certaine naïveté peut dérouter, sa poésie dépasse sa propre fragilité pour atteindre à des formules incantatoires, une sorte de chaman de tous nos troubles.

Elle se pose et pose les questions fondamentales sur notre passage terrestre.

Et sa voix demeure dans le soleil et dans les forêts, dans la pluie et dans la chaleur de son bruissement.
« Je suis une pierre morte. Oubliez-moi, vivez pour vous» nous ordonnait-elle.
Mais vivre c’est ne point l’oublier. Karin Boye est devenue arbre en nous.

N’aie pas peur, sois tranquille
en cette nuit de la moisson
où les voix disent :
« ta limite est fixée
.

Toi aussi tu t’apaiseras
parmi les fidèles veillant.
Toi aussi tu t’enracineras
deviendras arbre, et mûriras. » (Des jeunes volontés...)

Gil Pressnitzer

Sources : Pour l’amour de l’arbre, par Régis Boyer, Orphée La différence, 1991
Un site dédié à Karin Boye :Karin Boye

Choix de textes

Les anges sombres…
Les anges sombres avec des flammes bleues
comme des fleurs de feu dans leurs cheveux noirs
connaissent la réponse à d’étranges questions blasphématoires –
et peut-être savent-ils où va la passerelle
des gouffres de la nuit à la lumière du jour –
et peut-être savent-ils tout havre d’unité –
et peut-être y a-t-il dans la maison du père
une claire demeure qui porte leur nom.
(Pour l’amour de l’arbre, traduit du suédois par Régis Boyer)

Calme du soir

Sens comme est proche la Réalité.
Elle respire tout près d’ici
dans les soirs sans vent.
Elle se montre peut-être quand nul ne le croit.

Le soleil glisse sur les herbes et les roches.
Dans son jeu silencieux
se cache l’esprit de vie.
Jamais il ne fut si proche que ce soir.
J’ai rencontré un étranger qui se taisait
Si j’avais tendu la main
j’eusse effleuré son âme
quand nos pas timides se sont croisés.

(Pour l’amour de l’arbre, traduit du suédois par Régis Boyer)

Les pierres

Dieu nous avait donné de lourdes âmes de pierre.Puis nous fûmes sur le rivage de la mer,où les rayons bondissaient, où l’écume dansait,

où les mouettes voguaient dans la lumière.

Alors nous lançâmes les pierres pour jouer à mourir.Il
faut faire quelque chose des pierres.

Elles rasèrent la surface, elles ricochèrent en arcs,elles
glissèrent sur les abîmes comme des vents !

Et notre sommeil est heureux : l’effleurent des ailes,des hirondelles en chasse au-dessus des eaux.

(Pour l’amour de l’arbre, traduit du suédois par Régis Boyer)

Comment la confiance peut-elle vivre ?
Autour de nous tout s’effondre
et s’effondrera plus encore
jusqu’à ce qu’il ne reste pas pierre
pour soutenir notre pied.
Comment peux-tu croire encore,
toi qui n’as pas d’objet de foi ?
Comment la confiance peut-elle vivre
ainsi, sans aucune racine ?
Est-elle elle-même racine ?
Est-elle elle-même la graine
et l’arbre du monde lui-même croît-il
d’elle ?
En ce cas notre destin réside
chez les cœurs taciturnes.
Pour l’amour de leur silence
le jour peut poindre de nouveau.
Pour l’amour de leur plénitude
le chaos peut fleurir
de la puissance des merveilles – qui se taisent
mais veulent être crues.
Tout peut être brisé.
Il guérira de nouveau
tant que reste vivant
notre germe le plus intime.
Venez, tout ce qui croît intégralement
dans une transparente évidence,
à nous, nous qui comptons
et sommes sur nos gardes,
apprenez-nous que ce jour
où nous cesserons de compter
sera l’accomplissement de notre vie
et notre puissance d’avenir !

(Pour l’amour de l’arbre, traduit du suédois par Régis Boyer)

L’arbre

Quand ma porte est fermée, que ma lampe est éteinteet que je reste enveloppée dans l’haleine du crépuscule,je sens bouger tout autour de moides branches, les branches d’un arbre.

Dans ma chambre que nul autre n’habite,
l’arbre étend une ombre douce comme un voile.Il vit silencieux, il croît sans doute,il devient ce que veut un inconnu.

Une puissance spirituelle, une puissance secrète
a mis sa volonté dans les racines cachées de cet arbre.Parfois, j’ai peur, je demande anxieusement :

Sommes-nous si sûrement amis ?

Mais il vit calmement, il pousse tranquille,
ne sais vers où il tend, vers où il veut aller.Il est doux et magique d’habiter si prèsde quelqu’un que l’on ne connaît pas...

(Pour l’amour de l’arbre, traduit du suédois par Régis Boyer)

Il pousse un arbre sous la terre ;
un mirage me poursuit,
un chant de vivant cristal, d’argent incandescent.
Comme les ténèbres devant la lumière,
toute pesanteur doit s’évanouir
pour peu qu’une goutte de ce chant tombe de son feuillage.

Une angoisse me poursuit.
Elle sourd de la terre.
C’est là que vit un arbre dans l’effroi des sédiments pesants.
Ô vent ! Lumière du soleil !

Connais son effroi :
promesse du parfum des miracles en paradis.
Où passez-vous, pieds qui foulez
si doucement ou durement,
l’écorce terrestre pour lui faire rendre gorge ?

Pour l’amour de l’arbre, ayez pitié !
Pour l’amour de l’arbre, je vous appelle de tous les horizons !
Ou devons-nous attendre un dieu – et lequel ?

(traduction Émile Baudet)

La chute de l’étoile du matin

"Tombe", dit le Seigneur,"tombe,
étoile obstinée!
Je te laisse volontiers les ténèbres.
Tu es ce que j’ai de plus cher au monde."

"Tombe", dit le Seigneur, "tombe,
ardente flamme bleue!
Brille dans le tourment des profondeurs,
et bâtis une ville de cristal noir!"

"Tombe", dit le Seigneur, "tombe!
Toi qui veux goûter à tout le mal,
reviendras-tu bientôt?
Tu es ce que j’ai de plus proche au monde".

(Traduit en français par Caroline Chevallier )

Dédicace 14

Je voudrais rester là, dans la rue froide
pour voir deux fenêtres allumées sur une façade.
Celle qui demeure ici m’est très chère.
Mon cœur est malade, lorsque c’est éclairé.

Marcher jusqu’au coin, revenir lentement,
pour te voir apparaître, qui sait.
Te savoir si proche... Pourquoi resté-je ici?
Mon cœur est malade, lorsque c’est éclairé.

(Traduit en français par Caroline Chevallier )

La consolation des étoiles

J’ai demandé cette nuit à une étoile
- lumière lointaine dans l’espace inhabité - :
“Pour qui brilles-tu, étoile inconnue?
Tu es si claire et belle.”

Son regard d’étoile,
a fait taire ma plainte:
“Je brille pour une nuit éternelle.
Je brille pour un espace sans vie.

Ma lumière est une fleur qui se fane
à l’automne tardif de l’univers.
Cette lumière est toute ma consolation.
Cette lumière suffit à ma consolation.”

(Traduit en français par Caroline Chevallier )

Dédicace 5

...Je crois que la mort est comme toi,
haute et blême et droite comme toi,
les tempes coulées dans l’arc du même moule,
aux yeux de mer, aux yeux lointains comme toi
avec les mêmes lèvres crispées de douleurs.

Tu es la mort, je suis à toi,
je suis ta main, ton esprit.
Tu as endormi en moi toutes les forces de vie,
ensommeillée dans une douloureuse torpeur,
ce qui aurait pu à peine juste essayer son aile en rêve et en action.

Mais je t’aime, ô ma mort,
toi, ma mort amère et si longue,
dans ta main refermée ma vie s’étiole.
Toi, ma mort douce, douce -
Je bénis chaque instant de ton tourment.

(Dédicace, extrait partie 5, traduction personnelle)

En mouvement

Le jour de l’abondance, jamais n’est le plus grand.
Le meilleur jour est un jour de grande soif.

Oui, il y a un sens à notre voyage -
Mais c’est le chemin qui est digne de notre moment.

La seule chose à viser est un repos des nuits durant,
Où allumé est le feu et le pain est rompu en toute hâte.

Dans les endroits où vous allez dormir mais une seule fois,
Votre sommeil est sûr, votre rêve est plein de chants.

Passez, passez! Le nouveau jour vient à se lever.
Sans fin est notre merveilleuse aventure.
( Le foyer 1927)
(Traduction personnelle)

Oui bien sûr ça fait mal

Oui bien sûr que ça fait mal quand les bourgeons éclatent.
Sinon, pourquoi le printemps hésiterait?
Pourquoi tous nos désirs fervents seraient
emprisonnés dans la brume gelée et amère?
Le bourgeon était l’enveloppe de tout l’hiver.
Quelle est cette chose nouvelle, qui consomme et éclate?
Oui bien sûr que ça fait mal quand les bourgeons éclatent,
la douleur pour ce qui croît
et pour ce qui enveloppe.

Bien sûr, c’est difficile lorsque tombent les gouttes.
Tremblantes de peur elles pendent lourdement,
accrochées à la branche, elles glissent et gonflent -
La pesanteur les tire vers le bas, comment elles se cramponnent.
Difficile d’être incertain, apeuré et divisé,
difficile de sentir les profondeurs qui vous attirent et vous appellent,
encore assis là et juste tremblant -
dur de vouloir rester
et de vouloir tomber.

Puis, à ce point de l’agonie et quand tout est au-delà de toute aide,
les bourgeons de l’arbre éclatent comme en jubilation,
puis, quand la peur n’existe plus,
les gouttes de la branche tombent dans un miroitement,
oubliant qu’ils avaient si peur de la nouveauté,
oubliant qu’ils avaient si peur du voyage -
sentant pour une seconde leur plus grande sécurité,
reposant dans la confiance

qui crée le monde.

(traduction personnelle)

Prière du soir Nul temps n’est comme celui-ci,
finitude de la soirée, heure silencieuse.
Aucune douleur ne nous consume plus,
aucune voix ne déferle plus en foule.
Ensuite, prenez maintenant entre vos mains
ce jour qui est passé, comme un coupon.
Car je sais: vous retournerez en bien
ce que j’ai tenu ou cassé.
Méchamment je pense, j’agis méchamment,
mais toutes les choses vous les guérirez et nettoierez.
Mes jours, alors vous les transformez
De gravier en pierres précieuses.
Vous devez vous élever, vous devez tout porter,
Je ne peux qu’abandonner toutes choses derrière.
Prends-moi, conduis-moi, sois tout près de moi!
Montre-moi ce que me destines!
(Traduction personnelle)

Éternité Une longue éternité
fut alors notre été.
Nous voyagions au loin dans les jours ensoleillés
qui n’avaient pas de fin.
Nous coulions dans le vert parfumé
profondeurs sans plancher
et n’avions pas peur
de l’heure de la tombée du jour.
Où donc est allée notre éternité?
Comment avons-nous oublié
son saint secret?
Notre jour est devenu trop court.
Dans les conflits que nous formons,
dans un spasme nous rimons
une œuvre qui sera éternelle -
et son essence est le temps.
Mais des gouttes encore intemporelles
tombent dans nos bras
à un moment où nous sommes absents
des buts et des noms,
quand le soleil se tait
par-dessus des pailles, là, solitaires,
et tous nos combats nous semblent
comme un jeu et un prêt.
Alors nous avons le sentiment que la condition
que nous avons une fois reçue:
brûler dans l’instant
le legs de la vie,
et oublier le temps
qui dure et perdure,
pour une deuxième création,
qu’aucune jauge ne peut approcher jamais.
(Traduction personnelle)

Nulle part Je suis malade de poison. Je suis malade d’une soif
pour laquelle la nature n’a pas créé de boisson.
De tous champs bondissent ruisseaux et sources.
Je me penche vers le bas et bois aux veines de la terre
son sacrement.
Et débordent les cieux avec des rivières saintes.
Je m’étire et je sens mes lèvres humides
d’extases blanches.
Mais nulle part, nulle part...
Je suis malade de poison. Je suis malade d’une soif
pour laquelle la nature n’a pas créé de boisson.
(Traduction personnelle)
La Nuit de Walpurgis

Enfin, je me tiens près de la montagne des destins.
Tout autour, comme des nuages d’orage
foule informe d’êtres, de créatures du crépuscule,
ailes noires,
phosphore aux yeux.
Dois-je rester? Dois-je m’en aller? La route s’allonge sombre.
Si je reste ici paisiblement au pied de la montagne,
alors personne ne pourra me toucher.
Calmement je peux voir leur combat comme un jeu de la brume dans l’air,
moi simplement un œil perdu.
Mais si je pars, si je pars, je ne saurai rien de plus.
Pour celui qui prend ces mesures
la vie devient légende.

moi-même le feu
Je vais monter sur les anneaux des serpents de feu.
moi-même vent
Je volerai sur les ailes des dragons du vent.
Moi-même un néant,
moi-même perdue dans la tempête,
je serai lancée morte ou vive vers l’avant,
vers mon destin alourdi d’avenir.

(Traduction personnelle)
Cette heure

Pas de ciel de nuit d’été sans un souffle
N’atteint si profondément l’éternité,
pas de lac, quand les brumes s’illuminent,
ne reflète l’immobilité comme
cette heure -

lorsque les limites de la solitude sont effacées
et que les yeux deviennent transparents
et que les voix deviennent aussi simples que les vents
et il n’y a plus rien à cacher.

Comment puis-je maintenant avoir peur?
Je ne te perdrai jamais.

(Traduction personnelle)
Le violoncelle profond de la nuit

Le violoncelle profond de la nuit
lance violemment sa sombre joie à travers les étendues.
Les images voilées des choses dissolvent leur forme
dans des flots de lumière cosmique.
S’enfle, longtemps rougeoyant,
se lave vague après vague à travers la nuit bleue éternité.
Vous! Vous! Vous!
Matière en apesanteur transfigurée, rythme fleurissant de l’écume,
s’élançant au plus haut, vertigineux rêve de rêves,
blancheur aveuglante!
Je suis une mouette, et en repos, les ailes déployées
Je bois la bénédiction du sel marin
loin à l’est de tout ce que je sais,
loin à l’ouest de tout ce que nous voulons tous,
et brosse contre le cœur du monde -
blancheur aveuglante!

(Traduction personnelle)

Un silence s’est étendu

Un silence s’est étendu , doux comme forêts ensoleillées d’hiver. Comment ma volonté grandirait plus sûre et mon être plus obéissant? Je portais dans ma main un bol gravé de verre sonnant.

Puis, mon pied est devenu si prudent et ne trébuchera plus.
Puis, ma main est devenue si attentive et ne tremblera plus.
Puis, j’ai été prise par les flots et emportée par la force de la fragilité des
choses.

(Traduction personnelle)

Tu es la graine

Tu es la graine et je suis ton sol.
Tu reposes en moi et tu grandis.
Tu es l’enfant tant espéré
Je suis ta mère maintenant.
Terre, donnez votre chaleur!
Sang, donnez votre sève!
Une puissance inconnue a besoin aujourd’hui
de toute la vie que j’ai eue.

Le flux de chaleur est devenu vague
ne connaît pas de barrage sur la terre,
il veut créer toujours plus largement,
rompt en avant son chemin.

C’est pourquoi ça fait mal aux vifs
maintenant à l’intérieur de moi:
quelque chose grandit et me brise -
Mon amour, c’est vous!

(Traduction personnelle)

Si je pouvais te suivre

Si je pouvais te suivre au plus loin,
au-delà de tout ce que tu sais,

Au-delà de la solitude-monde
aller vers des régions les plus éloignées,
Là où la Voie Lactée roule
une brillante écume morte
et où dans l’espace vertigineux
tu cherches une maison.

Je sais: c’est impossible.

Mais quand de ton baptême
des tremblements aveugles se lèveront de toi,
tout au long de l’espace
je vais entendre tes cris,
être pour toi nouvelle chaleur,
être une nouvelle étreinte,
être près de toi dans un monde différent
parmi des choses aux noms à naître.

(Traduction personnelle)

De nombreuses voix parlent

De nombreuses voix parlent
La vôtre est comme de l’eau.
La vôtre est comme la pluie,
quand elle tombe dans la nuit.
Murmure profond,
se noyant provisoirement,
lente, hésitante,
douloureusement vivante.
Ondulante comme des flaques
derrière tous les sons,
ruisselant et s’écoulant
contre ma peau,
m’enveloppant doucement,
s’enfermant en moi,
m’emplissant les oreilles
avec des chuchotements de souvenirs.
Je veux m’asseoir tranquillement
là où je ne vous dérangerais pas.
Je veux vivre et travailler
là où je peux vous entendre.
De nombreuses voix parlent.
Grâce à elles toutes
Je n’ai entendu que la vôtre
comme une nuit de chute de pluie.

(traduction personnelle)

Ma peau est pleine de papillons

Ma peau est pleine de papillons, de battements d’ailes -
ils voltigent à travers les prairies et profitent de leur miel
et retournent en voltigeant et meurent dans de tristes petits spasmes,
et pas un grain de pollen n’est perturbé par les pieds légers.
Pour eux, le soleil existe, le chaud, l’incommensurable, plus vieux que les âges...

Mais sous la peau et le sang et à l’intérieur de la moelle
lourdement, lourdement emprisonnés se meuvent des aigles de mer
aux larges ailes, qui jamais ne lâchent leur proie.
Comment sera votre tumulte dans la tempête printanière de la mer?
Comment sera votre cri, quand le soleil recuit les yeux jaunes?
Fermée est la grotte! Fermée est la grotte!
Et entre les griffes se tordent blancs comme choux de cave
les nerfs de mon être profond.

(Traduction personnelle)

Adieu

J’aurais tant voulu te réveiller à une nudité comme un soir nu au début du printemps,
lorsque les étoiles débordent
et que la terre brûle sous la fonte des neiges,
J’aurais tant voulu te voir une seule fois
sombrer dans les ténèbres du chaos créatif,
J’aurais tant voulu avoir vu tes yeux comme béants espaces,
prêts à être rempli,
J’aurais tant voulu avoir vu tes mains comme des fleurs dépliées,
vides, neuves, en attente.

Tu vas, et rien de cela je ne t’ai donné.
Je n’ai jamais atteint l’endroit où se trouve ton être nu.
Tu vas, et rien de moi tu ne prends avec toi -
me laissant à la défaite.

Un autre adieu, je me souviens:
nous avons été jetés hors du creuset, comme un être unique,
et quand nous nous sommes quittés, nous ne savions plus
qui étais-je et qui tu étais...

Mais toi - tu as quitté ma main comme un bol en verre,
aussi terminée qu’une chose morte et aussi changeante,
car, sans aucun souvenir autre que les empreintes de doigts légers
qui sont emportées lavées par l’eau.

J’aurais tant voulu te réveiller dans une absence de forme comme une
informe flamme vacillante
qui trouve enfin sa forme de vie, la sienne...
Défaite, oh, défaite!

(Traduction personnelle)

Tu es ma plus pure consolation,
tu es ma plus ferme protection,
tu es ce que j’ai de meilleur,
parce que rien ne blesse autant que toi.

Non, rien ne blesse autant que toi.
Tu m’endoloris comme la glace et le feu,
tu coupes mon âme comme l’acier –
tu es ce que j’ai de meilleur.

(traducteur inconnu)

Dans l’obscurité

Dans l’obscurité je me tiens et j’écoute
comment les horloges retentissent dehors
avec des battements longs, lourds, réguliers,
comme la respiration profonde de l’obscurité.

Elles assourdissent tout et endorment tout
et défont les formes embrumées des choses
avec des battements longs, lourds, réguliers,
dont la pensée jamais ne se détache.

Je suis parmi eux et je ne suis à peine
et seulement je sais - seulement me rappelle
le battement de cœur de l’ombre ancienne,
n’attendant aucun lendemain.

Ne craignant aucun lendemain.

(traducteur inconnu)

À la beauté

Quand tombent nos dieux
et que nous restons seuls au milieu des décombres
sans plus d’attache sous nos pieds
que la sphère dans l’espace –
alors un instant tu te laisses entrevoir, auguste Beauté.
Alors, alors seulement.
Implacable comme le feu, tu consoles:
“Tout peut s’écrouler – je suis immortelle.”
Ô demeure, demeure, Beauté sacrée,
et sauve mon âme
du mensonge d’un infini chagrin.

(traducteur inconnu)

La Kallocaïne (extraits)
« S’il faut me présenter, peut-être dois-je mettre en lumière ma conception de l’existence. Peu de choses en disent plus long sur un être humain que l’image qu’il se fait de la vie, selon qu’elle est pour lui une route, un champ de bataille, un arbre en pleine croissance ou une mer agitée. Quant à moi, je l’ai considérée avec les yeux d’un bon élève, comme un escalier où l’on monte de palier en palier le plus vite possible, sans prendre le temps de respirer, parce qu’on sent des concurrents sur ses talons. »

Bibliographie partielle

En français

Edith Södergran / Karin Boye – Deux voix, traduites par Elena Balzamo et Caroline Chevallier, éditions Caractères 2011
Pour l’amour de l’arbre, par Régis Boyer, Orphée La différence, 1991
La Kallocaïne, éditions Ombres 1988

En suédois

Poèmes
Moln (Nuages), 1922.
Gömda land (Terre cachée), 1924.
Härdana (Les foyers), 1927.
För trädets skull (Pour l’amour de l’arbre), 1935.
De sju dödssynderna och andra efterlämnade dikter (Les sept péchés capitaux et autres poèmes posthumes), 1941.

Nouvelles et romans

Astarte, 1931.

Merit vaknar (Sillage du mérite), 1933.

Kris (Crise), 1934.

För lite (Pour certains), 1936.

Kallocain, 1940.