Laurent Terzieff

Le crucifié des hautes paroles

Laurent Terzieff a une très haute idée du pouvoir vibrant des mots, aussi chacun d’eux transmis par lui, ne s’élève que lesté du poids du mond e.

« On n’éclaire pas sans brûl er » disait Nicolas de Staël, et Laurent, immense charbon noir, aura tant et tant brûlé pour nous faire lumière et nous apporter le feu volé aux dieux et surtout à la nuit.

Émacié comme un christ flamand, avec son sourire fait des ronces des douleurs du monde, il semble toujours faire sacrifice de lui-même pour que les hautes paroles des poètes ne restent pas cachées dans leurs hautes solitude s.

« Se mettre à l’écoute du monde, pour en être la caisse de résonan ce ». telle aura été sa trajectoire aveuglante, calciné lui-même, il dépose avec son sourire déchiré son amoureuse sagesse.

Derrière les carreaux, le vent fait danser des ombres lentes.

Les visages n’osent plus apparaître, ils sont sans doute éteints depuis si longtemps, Laurent leur redonne vie à ces enfants de Malte Laurids Brigge de Rilke, à ceux des demeures enfouies sous les orties et les violettes de Milosz, à ceux des forêts froides de Bertold Brecht.

Homme des heures grav es « il prend le devant de tout adieu, comme s’il se trouvait derrière lui » (Rilke).

Le grand témoin des biefs de la douleur

Laurent Terzieff est le grand témoin des biefs de la douleur d’être au monde, de ses joies aussi, quand simplement la pluie des mots nous rafraîchit.

« Le monde triste et beau qui ressuscite souda in »

Le cinéma aura bâti une image de lui loin de sa réalité intérieure.

Pour elle il aura accepté des rôles alimentaires, mais l’imposture par le mensonge du cinéma des traits figés du romantique tricheur, il l’aura laissée dans les ornières des apparences.

Claudel, Schisgal, Albee, Saunders, Mrozek, Milosz, Rilke, Pirandello, Harwood, et tant d’autres sont revenus parmi nous grâce à lui.

Mais le plus beau don sera et restera celui de la poésie réincarnée, et il joue seul, maintenant que la douce et lumineuse Pascale de Boysson s’est absentée en 2002, un florilège de poèmes. Réconfort, dernier passage, la poésie aura peut-être volé sa mort, mais elle aura sauvé sa vie sa vie.

Sauvage et timide, il refuse d’être traqué par le futile et l’inutile, ne répond jamais au téléphone, mais parfois le soir, sa voix de velours sombre vous appelle, et la conversation en suspens depuis si longtemps reprend..

Cette image de Laurent qui après avoir célébré notre vénération commune Milosz, les 11 et 12 juin 1992 à la Salle Nougaro en nous donnant son spectacle comme une offrande, se réfugiait en pleurs dans ma voiture, voulant échapper au public voyeur et envahissant, quémandant une image comme un veau d’or, alors que la parole avait été donnée..

Homme de la conscience du temps

Cœur battant de rossignol, il semble qu’il est besoin de remparts de douces habitudes pour se protéger. Il lui est nécessaire d’avoir des clairières de temps, d’espace, pour ne pas se sentir traqué.

Les mots mis en scène, et Laurent tout à fait comme dans une autre vie s’avance dans une trappe de lumière

Les mots mis en scène pour dire le tragique de la vie et la maladie de l’enfa nce.

" Je ne vois pas de poète qui ait porté aussi loin le besoin fou d’amour, la souffrance, la barbarie, l’injustice, mais en même temps l’éblouissement devant la beauté de la vie. En premier lieu, je voudrais parler de la conscience du temps chez Milosz, le temps comme de l’éternité v olée ».

Ces paroles de Terzieff sur Milosz sont presque autobiographiques.

Cette extraordinaire identification à un poète par un acteur est sans exemple, Milosz est Terzieff autant que l’inve rse.

« Vie ! ô amour sans visage !
Toute cette argile a été remuée, hersée, déchiquetée, jusqu’aux tissus où la douleur elle-même trouve un sommeil dans la plaie…

Cette citation du poème « La charrette », poème qui tient tant à cœur à Laurent, en dit suffisamment sur ce théâtre-miroir, lieu de fusion entre visible et invisible qui fut toute sa vie, elle en dit aussi beaucoup sur l’homme.

Homme à la solitude acceptée et bienvenue, homme libre et désenchanté, Terzieff est ce grand corps troué d’étoiles, posé parmi nous, au doux milieu de nous.

Il nous donne à manger dans sa main le pain noir, le lait et le miel sauvage de la poésie.

« Et c’est vous et c’est moi. Vous et moi de nouveau, m a vie ».

Post-scriptum:

Il faut hélas ajouter quelques lignes suite au brusque départ de Laurent.

Laurent s’est effacé sur la pointe des mots

De l’enfance ? que vos couleurs, vos voix et mon amour,
Que tout cela fut moins que l’éclair de la guêpe
Dans le vent, que le son de la larme tombée sur le cercueil,
Un pur mensonge, un battement de mon cœur entendu en rêve ?
(Milosz)
Invoquer l’enfance, perdue mais toujours présente à jamais comme initiales gravées sur l’écorce de la vie, en parlant de Laurent Terzieff, de son beau visage émacié, cela peut sembler paradoxal. Mais jamais je ne pourrai oublier ce sourire qui montait de lui comme une brume rêveuse, parfois triste. L’amour de Milosz et de Rilke nous avait rapprochés. Puis il y eut ses rencontres, ses longs silences et soudain yeux mi-clos les poèmes qui montaient de lui comme papillons de nuit. Il disait n’avoir jamais voulu grandir et aussi « je suis né par les livres ». Cette irruption de la poésie en lui dès 12 ans sera cette crue merveilleuse qui nous baigne encore.
Fragile, en équilibre précaire sur la dureté du monde, il était ce funambule amoureux des mots aimant et souffrant d’un même souffle quand il les dévidait fil à fil pour nous tenir serrés dans la couverture chaude de la fraternité. Tout en os, flottant sur notre monde, il semblait un chat noir et solitaire, craintif et audacieux, sachant depuis toujours les mystères et les irradiations des mots. Maigre, tendu entre angoisse et délivrance, voix douce et grave ou s’échappant dans le ciel, grande carcasse d’éternel enfant qui flotte sur la scène, il n’était pas un acteur, mais celui qui traçait des cercles magiques pour nous sauver du quotidien. Authentique et solidaire, fidèle et fait de cristaux qui songent, il semble seul, amoureux fou du théâtre et de ses compagnons de fortune et d’infortune, les poètes. Cette poésie qui était pour lui réconciliation avec nous et les choses, nous et le néant, voix seule feuilletant le vent et la pluie, les amours et les douleurs. Il était l’affinité élective de l’herbe des mots. Étrange oiseau des nuées, arbre sans âge aux racines telluriques, il était l’émanation de la présence d’autres mondes.

Il ne récitait pas de la poésie, il faisait entendre des battements de cœur, les larmes du vent, l’envol des feuilles dans toutes les allées du monde.
Et pourtant il ne voulait pas laisser de traces, se méfiant de la gloire et de la récupération. Mais le 25 avril 2010 lors des 24e cérémonies des Molières il avait été consacré par deux fois (« L’Habilleur », de Ronald Harwood et « Philoctète », de Jean-Pierre Siméon). Mais pour lui, l’incandescent calciné, l’assoiffé d’infini, seul l’absolu importait. Il semblait un moine-soldat des mots, un jardinier tendre de la rosée du monde. Sa parole devenait consolation et intimité du ciel, l’invisible devenait tangible, ses blessures nos guérisons.
« On est tout simplement ce que l’on fait. » disait-il. Il aura tant fait, car il possédait ce simple don : l’intuition poétique. Il avait fait sienne cette phrase de René Char: « Les poètes savent faire surgir les mots qui savent de nous ce que nous ignorons d’eux. ». Et il aura fait de ses récitals le lieu privilégié de rencontre entre le visible et l’invisible. Par ses florilèges des échos se forment au fond de nous, se nouent en nous.
«La poésie est une passerelle entre la solitude et chacun de nous.» Et ce qu’il nous donne à entendre il cite Adamov:
« Dans la prière l’homme cherche un autre, plus lui-même que lui, et pourtant inconnu». Ses spectacles souvent étaient des prières pour nous-mêmes.

Lui « le rouge-gorge au cœur gelé » avons-nous suffisamment su lui ouvrir notre fenêtre ? Il veillait sur le secret de nos ombres, sur la douce lumière de la beauté. Il était ici parmi nous et déjà ailleurs, sorte de merveilleux fantôme solitaire, conscience lucide et pure des mots et de leur vérité intérieure. Sa présence magnétique, sa voix étrange comme cascade de pays enfui, rendait toute poésie évidente et familière. Heine, Hölderlin, Goethe, Desnos, Aragon, Neruda, Brecht, Rilke et Milosz encore et toujours, ceux qui ne les ont point un soir entendu s’envoler au ciel étoilé porté par ce chaman ayant fait maison entre le visible et l’invisible, ne sauront plus jamais ce qu’étaient les berceuses d’infini simplement dites par un voyant. Il savait faire vivre cette illusion qu’est le théâtre.
« Et je serai sauvé par là. Mon métier est une métaphore, le reflet de la vie des hommes. Je suis existentialiste, c’est-à-dire que j’existe par ce que fais. Et moi je fais du théâtre donc je suis par le théâtre. C’est un concept. »( Entretien Première).

Faiseur de signes, souffleur de grand vent pur, Laurent Terzieff était l’haleine des mots. Il nous paraissait immortel, planté à la verticale de nos cœurs. Il était notre frère silencieux qui seul avait su saisir le cri des oiseaux et des mots humains. Il était le chant de la mer sur scène, qui montait du plus profond de nos origines, de nous-mêmes. Rilke aurait dit de lui que de tous ses yeux il voyait l’Ouvert.
Aucune poussière n’effacera cela, et le son de la mort ne fera pas taire ce chant qui reste beau, qui monte plus haut que l’obscurité de nos nuits.
Il avait ses rituels, sa peur du dérangement et restait aux aguets de la lumière pour une seule mission « poésie sa vie entière ». Mort à l’hôpital de la Salpêtrière de «simple» pneumonie contractée face à la froidure et à l’humidité du monde, le soir du vendredi 2 juillet 2010. Surpris par la mort, il repose depuis dans l’ailleurs. Il reste au milieu des chambres secrètes, les chambres d’amis, que nous lui avions toujours préparées, comme pour un ami d’enfance qui pourrait toujours revenir.

Sa joie je m’en souviens encore, quand un jour dans sa ville natale, Toulouse (où il était né le 27 juin 1935), nous lui avions tressé avec l’ami Gérard Caussé un bouquet de fleurs des champs de musique (Arvo Pärt, Benjamin Britten…) autour de ses florilèges. Cette joie lui donnait une sorte d’auréole ce soir-là. Lui qui pouvait être rauque et caustique, avait des émerveillements d’enfant, et dans son refuge silencieux de Bourg Saint Bernard près de Toulouse, l’ombre de son père sculpteur l’apaisait.

Le dernier soir est donc advenu pour Laurent Terzieff et les jours vont devenir très vieux sans lui. Il faudra passer cette nuit à lire Milosz, et les élégies de Rilke (la huitième qu’il aimait tant), pour lui, pour que sa voix roule encore sur nous, que le vide se retire. Son visage sourira peut-être et puis « un temps pauvre et long » va advenir sans lui. Et parfois un arc-en-ciel se lèvera, en se souvenant de sa voix, de sa ferveur, de son bonheur à donner à entendre ses frères de sang, ses amis poètes. Et nous, nous nous souviendrons de lui comme il aurait voulu que l’on s’en souvienne, lui le poème après la mort :

Dans le grand tout les comptes sont fermés.
Ainsi qui tombe ne diminue pas le chiffre sacré…
Nous profondeurs, et ciel nous sommes
 ! (Rilke)

Gil Pressnitzer